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Les civilisés/III

La bibliothèque libre.
Librairie Paul Ollendorff (p. 15-20).
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III

Au cercle, le dîner finissait.

Leur table avait été dressée au bout de la véranda, entre deux colonnes, et l’on avait relevé les stores, pour que l’haleine de la nuit pût entrer. Sous les corolles électriques, un joli luxe de cristallerie faisait arc-en-ciel, et il y avait un chemin d’orchidées et d’hibiscus. Les pankas remuaient de l’air au-dessus des convives ; il faisait presque frais, et quoique l’on vit, par les portes ouvertes, la salle à manger pleine de gens qui faisaient du bruit, on avait, sur ce coin de terrasse, une impression charmante de demi-solitude et de quasi-recueillement.

Le dîner finissait. Les boys annamites, aux gestes feutrés, apportaient dans des corbeilles de rotin les fruits asiatiques que l’Europe ne sait pas : les bananes mouchetées comme des panthères, les mangues rousses comme des Vénitiennes, les letchis en argent diaphane, les mangoustans en neige miellée et les kakis couleur de sang, dont le nom fait rire les Japonaises.

Ils avaient dîné presque silencieux ; aucun des trois n’était bavard. Mais, maintenant, le vin commençait à délier leurs langues, et Fierce contait son voyage. Ses compagnons l’écoutaient et le regardaient, avec la curiosité qu’on a pour les gens qui arrivent de loin et qui ont fait une longue absence.

Il parlait à phrases courtes et s’interrompait souvent pour songer. La songerie semblait son passe-temps ordinaire. Il était fort jeune, — vingt-cinq ou vingt-six ans, — mais il paraissait plus grave et plus amer que beaucoup de vieux. Il avait pourtant de très beaux yeux noirs, des traits passablement réguliers et de grands cheveux fins, le teint mat, les dents belles, la taille haute et bien prise, les mains longues, le front bombé, les attaches minces, tout ce qu’il faut pour qu’un homme n’ait point de haine pour la vie. Il en avait cependant. C’était un compagnon singulier, plein de contradictions ; — on le voyait dans le même instant sérieux, futile, railleur, maussade, opiniâtre, triste, indolent, volontaire et versatile, — sincère, toutefois, dans chacune des paroles de sa bouche et n’ayant jamais daigné mentir. Ses deux amis lui pardonnaient son humeur bariolée, plus souvent noire que grise, parce que, en dépit de ses écarts, Fierce était une tête convenablement équilibrée. La raison vivait à l’aise dans sa cervelle nette et balayée des poussières ataviques ; les préjugés et les conventions n’y dressaient pas de murailles, et la logique la plus féroce y trouvait toujours une route hospitalière, implacablement prolongée jusqu’à l’infini.

— « Voilà, concluait-il, comment nous avons, une fois de plus, échangé l’hiver de là-bas pour l’été d’ici. Trente degrés centigrades de différence. Je sais des femmes qui mourront de cette aventure.

— Quelles femmes ? fit Mévil.

— Celles, amoureuses et délaissées, qui pleurent là-bas nos caresses enfuies. — Triste.

— Tu avais une mousmé à Nagasaki ?

— J’avais toutes les mousmés du Marouyama. Le Marouyama, je le dis en cas que l’un de vous l’ignore, est le Yoshivara de Nagasaki. C’est un quartier correct et décent, comme sont toutes les choses japonaises, où beaucoup de petites filles gentiment attifées sourient aux passants derrière des grilles de bambous. On peut regarder et toucher : la vue n’en coûte rien, et le toucher peu de chose. L’ensemble est économique, rafraîchissant et presque agréable.

— Le Japon n’a guère changé.

— Si, beaucoup, dit Fierce. Les mœurs, les habits, la nature même, se sont conformés aux modes occidentales. Mais la race n’a guère subi de croisements, et la cervelle japonaise est restée intacte. Le mécanisme cérébral y fonctionne toujours de même, et les nouvelles idées qu’il engendre conservent la forme des idées de jadis. — Les Japonais ont constaté que leur prostitution ne ressemblait pas à la prostitution européenne ; mais ils n’ont pas pu l’y faire ressembler, parce que leurs femmes conservent, et conserveront longtemps le type de pudeur propre à leur race, et se refusent logiquement à cacher derrière des volets clos ce qui leur a paru toujours licite et honorable. Elles sont dans le vrai, d’ailleurs.

— Certes, acquiesça Torral.

— J’avais donc ordonné, — sans enthousiasme, certes ! — ma vie selon les ressources du pays, mais quand même, lorsqu’il a fallu s’en aller, tout d’un coup, brutalement, — comme nous partons toujours, — cela m’a contrarié et presque attristé.

— Trop nerveux, dit Mévil.

— Trop jeune, dit Torral.

— Oui, consentit Fierce. C’est une maladie que j’ai. Je n’aime pas les départs ; ce sont de petits arrachements qui égratignent un coin d’épiderme. — Bah ! nous voici à Saïgon, vivons à Saïgon.

— Pas de Yoshivara ici, dit Mévil. Il te faut une maîtresse, c’est la seule distraction acceptable pour les heures de sieste. Si tu avais le temps, le monde t’offrirait un choix suffisant ; mais pour un touriste comme toi, qui ne fait qu’entrer et sortir, le monde est un lupanar trop encombré, où l’on risque d’attendre et de ne pas trouver selon ses goûts. — Restent les professionnelles. Les blanches sont hors de prix et hors d’âge aussi. Je ne te les conseille pas. Nous avons par contre un lot gentil d’Annamites, de métisses, de Japonaises et même de Chinoises ; — tout cela jeune et frais, sinon joli.

— Je prendrai une Annamite, dit Fierce. J’ai constaté qu’il ne faut pas abuser des produits d’exportation. — Je prendrai une Annamite, ou plusieurs — D’ailleurs, nous recauserons de cela, et je vous demanderai votre avis à tous deux.

— Pas le mien, dit Torral. La question femme sort de ma compétence…

— Allons donc ! Tu n’habites plus là-bas, dans ce quartier sympathique, rue…… ?

— Rue Némésis. Je n’ai pas peur de prononcer le nom, même dans le lieu chic où nous sommes. Rue Némésis, qui jadis s’appela rue du Numéro Trente, ce qui était un symbole. — Oui, et cependant, j’ai renoncé à Satan ! la grâce m’a touché ! »

Fierce, étonné, le regarda. Mévil rit doucement, les yeux sournois, comme il riait avec les femmes, en leur contant des indécences. Torral, clairement, expliqua :

— « J’ai retranché le coefficient amour de mon équation, parce qu’il dénature à chaque instant l’harmonie du calcul ; les termes qu’il multiplie s’en trouvent démesurément augmentés et toute la vie déformée. D’autre part, quelle difficulté, même pour l’homme le plus civilisé du monde, que de retrancher l’amour et de conserver la femelle ! Le plus simple est de supprimer l’une avec l’autre. C’est ce que j’ai fait.

— Tu prends des drogues ?

— Non, je n’endigue pas, je dérive.

— Le dérivatif ?

— Cher monsieur, dit Mévil d’une voix très douce, il est grossier d’exiger des points quand les i ne sont pas ambigus. Vous n’ignorez certainement pas que nous sommes à Sodome. »

Fierce, sans sourciller, choisit un cigare, l’alluma, et fit monter sa fumée en spirale très indifférente. Le vice répugnant de Saïgon ne l’indignait pas.

— « C’est un moyen, dit-il. Mais je ne saurais pas manger de ce pain-là à tous mes repas. Comme extra, par hasard, oui…

— On s’en nourrit communément ici.

— Pas moi, murmura Mévil. J’ai essayé ; la théorie mathématique de Torral est exacte : les femmes encombrent la vie, — encombrent ma vie ; mais je ne peux pas… je ne peux pas me passer des femmes… »

Torral se leva de table.

— « Tous deux, dit-il, vous n’êtes pas encore parvenus au point le plus haut de la courbe. Vous êtes civilisés, mais pas assez ; moins que moi. Bah ! c’est déjà beau d’être les gens que vous êtes. »

Ils sortirent.