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Les civilisés/XIII

La bibliothèque libre.
Librairie Paul Ollendorff (p. 144-148).
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XIII

Rue Catinat, à l’heure de l’Inspection, Torral rencontra Mévil à pied, les bras ballants. Il s’étonna, ironique.

— « Où est ta voiture ? que fiches-tu ici, quand toutes les femmes font l’allée des poteaux ?

— Je ne sais pas. »

Mévil semblait las et terne. Torral lui prit le bras.

— « Et Fierce, que devient-il ? Huit jours que je ne l’ai pas vu. La dernière fois, c’était ici, un soir ; il courait comme un poulain ; je l’invite pour la nuit, il me crie qu’il ne peut pas, qu’il est éreinté, et repart à toutes jambes. Depuis, disparu.

— Je l’ai aperçu hier, de loin, dans le landau des Malais.

— Il donne là-dedans ! »

Torral s’était arrêté de surprise.

— « Oui. On parle souvent de lui dans cette maison, dans d’autres.

— Je le croyais moins bête. »

Ils marchèrent côte à côte.

— « Malais, raconta Torral, est en train de gagner une somme énorme dans l’affaire du riz. L’impôt lui a été affermé pour quatre millions seulement, parce que le gouverneur n’osait pas lever cet impôt-là lui-même. Malais ose : il a enrôlé deux mille sacripants armés de Winchesters ; et l’impôt donnera huit millions ; — mais nous aurons une révolte. »

Mévil fit un geste indifférent.

« Gênant, une révolte, insista Torral. On peut nous mobiliser. »

Il était officier de réserve, et désigné, le cas échéant, pour commander une batterie du cap Saint-Jacques.

Mévil n’écoutait pas et marchait les yeux à terre.

« Qu’as-tu ? » fit tout à coup l’ingénieur.

Le médecin, lentement, haussa les épaules :

— « Des ennuis… »

Il parlait à regret.

… « Des ennuis. J’ai envie d’une femme, — qui ne veut pas. J’ai envie de deux femmes…

— Quelles ?

— Malais, — Abel.

— La mère Abel ?

— Non. Marthe.

— Cette petite ? Tu la trouvais maigre.

— Oui. Mais quand je la regarde, j’ai des vertiges. Tu te souviens, un soir, au théâtre ? J’ai failli m’évanouir. Elle m’éblouit comme une lampe électrique. J’ai fouillé mes bouquins, je n’ai pas trouvé de maladie analogue. Je ne sais pas me soigner… »

Il s’arrêta un instant.

— « Je l’épouserai, acheva-t-il.

— Tu es fou, dit Torral.

— Peut-être bien. »

Torral réfléchit.

— « Deux femmes qui ne veulent pas ! C’est beaucoup pour Saïgon. Tu as tout essayé ?

— Je n’ai rien essayé : je me cogne à un mur. Marthe me fait peur et me paralyse. L’autre a peur de moi et me ferme sa porte.

— Elle t’aime, alors.

— Ça m’avance bien ! »

Ils allumèrent des cigarettes. Mévil laissa la sienne s’éteindre.

— « Il y a d’autres femmes, conseilla l’ingénieur. Ici ou là, le spasme est pareil. »

Mévil hocha la tête,

— « Je ne peux pas. Parbleu oui, il y a des femmes ; — plus que je n’en veux ; — plus que je n’en puis prendre. — Tiens, en ce moment, on m’attend à Cholon, et si je suis à pied, c’est que je ne veux pas de cocher pour aller à ce rendez-vous, qui est une aventure discrète : une jeune fille…

— Ça m’est égal. Eh bien ?

— Eh bien, ce n’est pas celle-ci que je veux, ni les autres.

— Prends garde, dit Torral. Si tu en es là, c’est dangereux. »

Ils avaient marché jusqu’à la cathédrale. Ils s’arrêtèrent devant la porte.

— « Te souviens-tu, dit Torral, du chat qu’un soir j’ai jeté contre cette pierraille ? C’était le jour de l’arrivée de Fierce ; — imbécile de Fierce ! — nous étions ivres, et nous cherchions le quartier Boresse, quartier bien famé. Il y a de la philosophie dans cette histoire, — et de la médecine ; la médecine qui convient à ton cas. De l’alcool et du coït : tes vertiges passeront.

— Non, dit le médecin. J’en ai fait l’expérience : Quand l’envie d’une femme me tenaille, rien ne m’en distrait. J’ai trop obéi à ces envies-là ; j’en suis l’esclave ; cette fois encore, il faut que j’obéisse, ou… »

Ils étaient sur la chaussée sablée de rouge. Une victoria passa très près d’eux, ses roues crissant. Mévil resta surplace ; l’essieu frôla sa jambe.

— « Fais attention ! » avait crié l’ingénieur en sautant en arrière.

Mévil le regarda d’un air surpris, puis fit un geste insouciant.

— « Il n’y a pas de danger, » murmura-t-il.

Ils redescendirent la rue.

— « Voilà, résuma le médecin.

— Il n’y a rien de perdu, dit Torral. La Malais t’aime probablement ; fais-lui la cour. Utilise Fierce, l’imbécile ! puisqu’il va chez elle. Rencontre-la, n’importe où, guette-la, traque-la ; chasse à l’affût ! Et quant à l’autre, — que diable ! tu ne l’aimes pas : des éblouissements, ce n’est pas du rut.

— Si je ne couche pas avec Marthe Abel, affirma Mévil, têtu, ces éblouissements-là ne finiront pas, et j’en crèverai.

— Tout finit, dit Torral. À ce soir, au cercle. »

Il s’éloigna, puis revint.

— « Par exemple, prends garde aux voitures. Tu as des tangences fâcheuses aux trajectoires des roues. C’est plus grave qu’un éblouissement rentré. »