Aller au contenu

Les diamants de Kruger/4

La bibliothèque libre.

IV

DE L’UTILITÉ D’UN VERRE D’EAU DANS UNE TEMPÊTE


Il pouvait être midi lorsque les deux amis s’étaient donné rendez-vous. En attendant l’heure de la fuite, P’tit-homme se promenait les mains dans les poches, le nez au vent, sans s’occuper des quolibets et des rires provoqués par ses vieux souliers, son pantalon trop court, ses jambes cambrées et son mufle développé comme à plaisir au dépens du reste du visage. Quand il était serré de trop près ou lorsque, à son humble avis, une réponse de sa part était nécessaire pour l’honneur de la race, il donnait une rude poussée ou un bon coup de poing dans les flancs de l’imprudent qui l’avait attaqué.

Malgré ses cinquante ans, le soldat Labbé, depuis l’époque éloignée déjà où il faisait le cabotage dans le fleuve et le golfe jusqu’à sa dernière rencontre avec le » docteur », avait conservé le surnom de P’tit-homme. Une fois sa majorité atteinte et après avoir fait un voyage an long cours — c’est lui qui l’affirmait —, il avait abandonné le dur métier de marin pour une occupation plus tranquille et, avec des économies péniblement amassées, il avait acheté un coin de terre au bord de l’eau, à Sainte-Luce. L’été il cultivait quelques légumes, mais la majeure partie de son temps était employée à aller cueillir des bluets dans les concessions situées en arrière de sa paroisse. Grâce à cette industrie, qui ne demande pas de capital, il vivait tant bien que mal avec sa vieille mère. À l’époque où il avait adopté ce genre de vie plutôt contemplative, le plat de fer-blanc n’avait pas encore remplacé tout à fait la belle terrine jaune et rouge, et le lecteur comprendra que ce qui aurait dû être un terrible « Tonnerre de Brest » n’était, dans la bouche de l’ancien matelot, qu’une pacifique « Terrinée de bluets ». Avec son juron et son insouciance, P’tit-homme se tirait d’affaire.

Quant à Pierre Dolbret, il faisait de sérieuses réflexions sur la position un peu ridicule où le hasard l’avait mis. En effet il se trouvait maintenant lié au soldat Labbé ; il allait tenter une quasi désertion en compagnie de cet homme à qui, dix ans plus tôt, il n’aurait jamais songé à attacher son sort. Puis, si l’entreprise réussissait, il lui faudrait retourner à Québec, expliquer sa disparition, s’excuser, tâcher de se faire pardonner. Tout cela serait dur, et, par moments, il se demandait s’il ne devait pas s’engager et aller en Afrique. Du reste, n’entraînait-il pas Labbé dans une aventure dont les suites pouvaient être fatales ? Un scrupule le prit et il offrit au matelot de changer leurs plans. Mais P’tit-homme, dont le cœur était en fête à l’idée de revoir la « bonne femme, » comme il l’appelait, persista et menaça de s’en aller tout seul si le « docteur » n’avait pas le courage de le suivre. Il n’en fallait pas plus pour ancrer Dolbret dans sa détermination ; jamais il n’aurait voulu paraître manquer de courage, surtout devant cet homme pour qui il avait toujours été un être supérieur. La fuite fut donc ruminée toute l’après-midi et tout fut prévu. Comme rien n’était encore bien organisé à bord, on ne les dérangea pas et ils purent causer à leur aise. Le vent était toujours à l’est, tout allait bien. Vers cinq heures, P’tit-homme vint, tout effaré, trouver Dolbret et lui dit :

— Il y a une autre chaloupe dans celle que nous avons visitée, nous ne pourrons jamais mettre les deux à l’eau.

— J’y vais, répondit Dolbret.

Un instant après il revint, tout souriant, dire à Labbé :

— Tu as raison, et je suis bien content que ce soit plutôt comme cela qu’autrement. Nous n’aurions jamais pu mettre la grosse chaloupe à l’eau, tandis que la petite sera facile à descendre ; il n’y a rien qui la retienne à l’autre, nous n’aurons qu’à la laisser glisser,

— Mais il faudra une amarre.

— Il y en a une, je l’ai attachée à la petite chaloupe.

— Vous êtes un bon homme, vous ; terrinée de bluets, ça commence à faire. J’ai pris un couteau à ressort qui traînait dans une cabine, ça pourra nous servir. Ce n’est pas voler ; en voyage comme ça, on fait ce qu’on peut. Vous qui savez la théologie, qu’en pensez-vous ?

— Sois tranquille, et, au souper, tâche de prendre du pain, que tu cacheras dans tes poches ; nous serons sur l’eau peut-être quelques heures de plus que nous ne le pensons.

Le temps se couvrait un peu et le navire ralentissait sa marche, à cause d’une brume, très légère cependant, qui embrouillait l’atmosphère. Le soleil descendait ; il semblait porté tout doucement dans l’abîme par un être mystérieux dont ses rayons multicolores illuminaient la face. Le spectacle était merveilleux : c’était comme la marque immortelle de Celui qui a fait l’immensité des océans. Dolbret oubliait ses malheurs pour se plonger dans cette poésie, trop grande pour les yeux, mais jamais trop grande pour l’âme dont les aspirations sont infinies ; il oubliait même le danger pour contempler la féerie que le grand architecte faisait au sein des flots avec un peu de sa lumière.

Mais l’heure avançait et depuis longtemps l’ombre avait envahi toutes choses, que Dolbret était encore accoudé, songeur, aux plats-bords. En se cachant dans la chaloupe, les deux conspirateurs réussirent à passer inaperçus, à l’heure du couvre-feu. Tout dormait, à peine entendait-on quelques mots prononcés de temps en temps par des officiers pour qui la consigne n’était pas si rigoureuse que pour les simples soldats. Il faisait nuit noire maintenant, la brume se faisait plus épaisse, la vitesse du navire diminuait toujours.

Dolbret entendit le bruit d’une respiration à côté de soi : il tressaillit. Un mot de Labbé le rassura :

— C’est moi, docteur.

— Bon : je crois que c’est le temps. Tout le monde est-il couché ?

— Je crois que oui. J’ai jeté un coup d’œil dans la buvette, il n’y reste plus qu’un officier qui boit son dernier coup.

— Bien, nous n’attendrons pas qu’il le finisse.

— Du reste, je crois que s’il le finit, il sera bien en peine de courir après nous ; il m’a l’air d’en avoir plein le collet.

— Tant mieux.

— Terrinée ! par exemple, il n’y a pas mal de brume, on pourrait la couper avec un couteau.

— Tu as le tien, ton couteau à ressort ?

— Tiens, vous êtes de bonne humeur, vous ; ça commence à faire. Mais ne trouvez-vous pas qu’on dirait que le bateau va s’arrêter.

En effet, la brume enveloppait le steamer d’un nuage épais et la sirène lançait, à intervalles réguliers, sa lamentation triste. Dolbret et son compagnon grimpèrent dans la chaloupe. Ainsi que l’avait dit le premier, il y avait une chaloupe plus petite dans la chaloupe de sauvetage, et qui se trouvait complètement libre. Elle contenait deux rames, une petite voile et un gouvernail ; à l’avant était fixé une longue amarre d’un pouce de diamètre.

— Es-tu prêt, fit Dolbret ?

— Oui, je vais jeter la chaloupe à la mer.

— Mais non, attends ; je vais d’abord attacher l’autre extrémité de la corde au hauban.

En un instant la manœuvre fut exécutée et ils prirent tous deux l’embarcation pour la couler à la mer. À ce moment, ils hésitèrent un peu ; Dolbret se retourna pour constater si personne n’était à portée de les voir. Il faillit tomber à la renverse : à dix pieds de lui, l’homme de quart se promenait et regardait fixement dans sa direction ; il semblait tendre l’oreille. Dolbret toucha le bras de son compagnon pour lui faire comprendre qu’il fallait rester coi. P’tit-homme retînt son haleine et ils restèrent quelques secondes immobiles, courbés dans la chaloupe. Bientôt cependant, Dolbret fut maître de lui-même. En réfléchissant, il s’aperçut vite que s’il voyait l’homme de quart, c’est parce que celui-ci était en plein dans la lumière des fanaux réglementaires, tandis que lui ne pouvait être vu, tant la brume enveloppait le bateau. En un mot, grâce à cette bienheureuse brume, l’homme de quart, malgré la défiance que certains bruits pouvaient avoir fait naître dans son esprit, se trouvait totalement paralysé ; on aurait dit que Dolbret lui bouchait les yeux au moyen d’une lanterne sourde.

— Il ne nous voit pas, dit Dolbret à voix basse, allons vite et sans hésiter. Voici ce qu’il faut faire ; mets l’embarcation à l’eau et descends-y pendant que je la retiendrai, puis moi je me laisserai aller le long de l’amarre, que nous couperons ensuite…

— Avec mon couteau à ressort.

— Oui, c’est ça.

L’instant d’après la chaloupe était à l’eau. L’homme de quart reconnut sans doute le bruit qu’elle fit en touchant les flancs du steamer, car il s’arrêta net ; puis Dolbret entendit le grincement d’un levier, des cloches sonnèrent, se répondirent, et les machines furent arrêtées.

Mais P’tit-homme était déjà dans l’embarcation qui se balançait le long du paquebot. D’un bond Dolbret se suspendit à l’amarre et sauta dans la chaloupe ; elle faillit chavirer.

— Coupe ! dit-il.

— Ça y est, Terrin…

Un sifflement de balle arrêta cette terrinée dans la gorge de l’ancien matelot.

— Hein ! fit Dolbret, si j’étais resté là une seconde de plus, tu partais tout seul. Ramons maintenant.

— Non, dit P’tit-homme, laissons le bateau s’en aller, le bruit des rames pourrait les guider.

— Tu as raison, faisons les morts.

En ce moment le remous de l’hélice les prenait et les faisait tournoyer rudement. Mais ils étaient bons navigateurs tous les deux ; chacun à leur bout, ils se tenaient immobiles et solides afin de déplacer le moins possible le centre de gravité par des mouvements mal calculés. Ils relevèrent la tête et virent, à une cinquantaine de brasses, le bateau, masse sombre tachetée de quelques feux blafards, s’en allant dans la nuit. Trois ou quatre coups de feu avaient succédé au premier, puis le silence s’était fait de nouveau. Évidemment, on s’était dit, à bord : « Voilà des déserteurs que leur escapade ne paiera pas, laissons-les s’en aller au diable plutôt que d’arrêter le bateau. » D’ailleurs la marche avait déjà subi des retards et on ne se souciait sans doute pas d’en causer de nouveaux. Les fugitifs virent qu’on ne s’occupait plus d’eux, ils respirèrent. Dolbret se leva debout et, d’un ton emphatique : « Brume bénie, je te ferai un poème quand… quand… la saison des bluets sera revenue… »

— Moi aussi, dit P’tit-homme. Hourra ! Hourra !

— Maintenant, fit-il, essayons de monter cette voile. Elle n’est pas grande, mais c’est mieux que rien. Il fait une jolie brise de nord-est, nous allons prendre de belles bordées.

Bientôt la chaloupe fila autant que le lui permettait sa faible voilure, on se mit en frais d’inspecter son contenu plus en détail. Tout à coup Dolbret tressauta et dit d’une voix tremblante :

— Malédiction ! ils reviennent sur nous. Regarde, vois-tu les lumières ?

P’tit-homme se leva de toute sa hauteur — ce qui n’était pas bien haut, surtout en plein océan — et lança à tue-tête :

— Aie ! là, vous autres, venez donc par ici qu’on vous parle.

— Tu es fou ! fit Dolbret.

— C’est vous, docteur ; pardon, je ne veux pas dire que vous n’avez pas votre génie, mais je crois que vous vous trompez.

— Je vois les lumières, elles s’avancent sur nous.

— C’est vrai ce que vous dites là ; c’est une goélette…

— Une goélette ?

— Mais oui, une goélette. Vous voyez bien que ses lumières sont bien plus basses que celles du steamer.

— C’est pourtant vrai. Dis-donc, si nous lui faisions des signaux ; elle s’en va dans notre direction, ça ferait rudement notre affaire.

— C’est une idée.

Ils se levèrent tous deux et se mirent à agiter, Dolbret son mouchoir, P’tit-homme son veston. Mais la goélette ne les vit pas, elle continua sa route à toutes voiles. Du reste, au bout de deux minutes, nos deux hommes étaient épuisés et les lumières blanche et verte de la goélette avaient disparu dans la brume.

L’excitation nerveuse née de l’action, l’espèce de fièvre produite par l’attente, le prélude, le nœud et le dénouement d’un fait dont on est le héros, tout cela grise, met sur les yeux un voile qui cache les obstacles, les mauvais côtés, les incidents minimes, les détails apparemment sans conséquence. Et du reste, à un moment donné, un de ces moments où notre vie sort de son orbe ordinaire, tous les trésors d’enthousiasme accumulés en nous par la nature ou encore par les lectures, les rêves de jeunesse, l’éducation, l’imagination, explosent et nous aveuglent. Ce n’est qu’une fois l’orage passé qu’on se rend compte et que, souvent, l’on regrette. Il n’y avait pas assez longtemps que Dolbret avait résolu de prendre la vie gaîment pour que cette réaction n’eût pas lieu dans son esprit. Mais il fit un effort et, plaisantant, il dit à P’tit-homme :

— Ma foi, P’tit-homme, c’est la première fois que je m’aperçois que tu es bossu.

— Moi, c’est la première fois que j’en entends parler ; où prenez-vous ça, docteur ?

— Dans ton dos, naturellement.

— C’est pourtant vrai, fit l’autre, en se tâtant le dos. Que voulez-vous que j’y fasse ? On ne sait pas ce qui peut arriver ; peut-être serez-vous bien content d’être avec un bossu, ça porte chance. En tous cas, je n’aurais pas fait un bon soldat, j’ai aussi bien fait de ne pas rester à bord.

— Sais-tu, interrompit Dolbret, que je commence à avoir l’estomac creux, toi ?

— Oh ! pas le moins du monde, j’en ai vu bien d’autres, quand je naviguais sur la rivière Plate (La Plata).

— Tout de même, est-ce que tu n’as pas pris du pain, comme je te l’avais demandé ?

Sans répondre, Labbé ôta son veston, puis s’approchant de Dolbret, à reculons, il lui dit :

— Prenez ma bosse.

Pour ne pas gêner ses mouvements, P’tit-homme, avant de partir, avait passé une ficelle par le milieu d’un gros morceau de pain, se l’était attachée au cou et avait remis son veston par-dessus. Dolbret rit de bon cœur et mangea encore de meilleur appétit. Pourtant le pain n’était pas fameux et il était bien sec.

— Sais-tu, mon homme, que c’est amusant une aventure comme celle-là ; c’est dommage que ça ne dure pas plus longtemps. Dire que nous serons à Sainte-Luce demain matin et qu’il faudra reprendre le train-train bête de la vie

— Hum ! ce n’est peut-être pas aussi fini que vous le pensez.

— Tu crois ?

— La brume est moins épaisse que tantôt.

— Eh ! bien, c’est tant mieux, nous l’avons eue juste assez pour faire notre affaire.

— Oui, c’est bien beau tout ça, mais aussi la brume s’en va parce que le vent la chasse, et le vent qui la chasse, ce n’est pas le vent de nord-est.

— Et alors ?

— Alors, si ce n’est pas le vent de nord-est, c’est le vent de nord.

— Tant mieux, nous aurons vent d’arrière.

— Non, tant pis, répondit P’tit-homme, tout sérieux.

— Tu radotes.

— Non, je ne radote pas. Je dis que c’est tant pis, si nous avons du vent de nord. Il y a un grain par là ; voyez-vous comme ça tourne ?

— Oui, mais ce ne sera rien.

— Peut-être. Dans tous les cas, moi, j’amène la voile et je prends les rames pour tenir la chaloupe.

Dolbret, connaissant la vieille expérience de P’tit-homme, n’insista pas. Du reste, il commençait à avoir des craintes, lui aussi. La manœuvre fut donc exécutée. Il n’était que temps ; à peine la petite voile venait-elle de tomber d’un seul coup, qu’une vague emporta la chaloupe à vingt brasses de là. Dolbret et son compagnon disparurent complètement dans l’onde noire et, un instant, chacun se demanda, de son côté, ce qu’était devenu l’autre.

— Tu connais ton affaire, mon P’tit-homme, je crois que ça se gâte.

Labbé ne disait pas un mot. Il avait lâché sa rame et se tenait immobile à l’avant, les pieds arc-boutés au fond de la chaloupe. Le vent venait de sauter au nord, d’un seul coup ; il avait ressauté presque immédiatement après à l’ouest puis était revenu au nord ; tout cela s’était fait dans l’espace de quelques secondes, et dans cet intervalle, l’embarcation avait failli chavirer deux ou trois fois. Maintenant elle s’emplissait d’eau. Dolbret se mit à la vider à l’aide de son chapeau ; mais la tâche était rude et l’instrument qu’il avait à sa disposition n’y suffisait pas. Il ne perdit pas cependant son sang-froid.

— P’tit-homme, je crains que nous n’allions nous briser sur les rochers.

— Pas de danger pour ça, monsieur le docteur, nous sommes partis six heures trop tard.

— En effet, nous étions probablement loin de Rimouski, et le vent tourne à l’ouest maintenant. Si nous nous couchions de tout notre long au fond, peut-être cela empêcherait-il l’eau d’emplir la chaloupe.

Sans dire un mot, P’tit-homme suivit le conseil ; au même moment l’embarcation chavira complètement. Heureusement, Dolbret ne s’était pas encore couché et avait conservé la liberté de ses mouvements. Il réussit à remettre la chaloupe à flot, et, empoignant P’tit-homme par le gilet, il le souleva d’une seule main.

— Merci, docteur, fit P’tit-homme en renvoyant l’eau par la bouche et les narines.

La situation devenait embarrassante. Dolbret, voyant les yeux désespérés du matelot, sentit son cœur se gonfler. Il regretta de l’avoir entraîné dans cette aventure. Lui-même sentait ses forces diminuer et avait peine à tenir la barre. Quant à Labbé, il avait repris une rame et la maintenait ferme et solide à l’unique tolet que la mer n’eût pas arraché. Un coup enleva le gouvernail ; Dolbret faillit suivre la barre emportée par la vague. Ce fut une bataille terrible, mais aux chances évidemment inégales, entre l’élément invincible et les deux hommes. Malgré son courage et sa détermination, Pierre Dolbret commença d’avoir peur. Maintenant, de crainte de voir l’embarcation s’engloutir, ils avaient dû en sortir et s’y cramponner, chacun à son bout.

Pierre avait une soif qui le consumait depuis une demi-heure. Maintes fois, depuis le commencement de cette demi-heure, il avait eu envie de dire à Labbé : J’ai soif ! Car l’homme redevient un enfant devant ces manifestations de force, et, dans le délire de la terreur ou la détresse, il éprouve le besoin de se rattacher à quelqu’un, de chercher protection, il a peur de rester seul. Cependant Dolbret, qui avait fait toutes ces réflexions avant d’entreprendre son évasion, tenait bon. Même il eut le courage de blaguer ; il demanda à P’tit-homme :

— Dis-donc, Labbé, une tempête dans un verre d’eau, as-tu déjà vu ça, toi ?

P’tit-homme, dont la littérature était plus que rudimentaire, le crut fou, mais voyant que, malgré sa fatigue, Dolbret avait encore le regard clair et intelligent, il se fâcha :

— Terrinée de bluets ! vous autres les messieurs, vous avez toujours des bêtises à dire quand ce n’est pas le temps. Tournez donc la chaloupe, plutôt, la gueule en haut.

Un coup de mer aida Dolbret à accomplir l’ordre de Labbé et ils se trouvèrent, comme par miracle, tous les deux d’aplomb sur leur banc. Dolbret reprit :

— J’aimerais bien mieux un verre d’eau dans une…

Il n’eut pas le temps de finir, sa tête se pencha et il tomba au fond de la chaloupe, vaincu par la fatigue. L’ouragan faisait rage et le froid devenait intense. Ce fut avec peine que Labbé put relever son ami, qui ne reprenait pas connaissance. Le pauvre garçon était autant brisé par la fatigue morale que par la fatigue du corps. Labbé prit le bout de l’amarre qui était resté à l’avant, il l’attacha à une ceinture de cuir qu’il portait toujours, puis il entoura, avec l’autre bout, le corps de son ami. Ce geste, nul ne pouvait le voir, mais il était grand. Ne voulait-il pas dire : « Quoiqu’il arrive, nous mourons ensemble, ou nous nous sauverons ensemble ; ce qui me reste de force, je l’emploierai pour les deux et non pas pour moi tout seul. » Le pauvre garçon essaya de ranimer Pierre, mais sans succès. Alors il mordit une bouchée de pain et il sonda l’horizon du regard ; mais il ne vit rien, si ce n’est la vague écumante et le ciel plein de trahisons.