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Les diamants de Kruger/8

La bibliothèque libre.
Mercier & Cie (p. 97-115).

VIII

CAS DE CONSCIENCE


P’tit-homme était très fier de son succès. Sans le savoir, probablement, il avait mis en pratique quelque grand principe développé de façon magnifique par des Machiavels très roués dans des traités très longs et très compliqués. Il ne se possédait plus de joie et avait hâte au dîner pour aller porter à Pierre le fruit de sa journée. N’avait-il pas découvert la vraie identité, ou à peu près, du Dean et de ses compagnons et, surtout, n’avait-il pas prouvé qu’il avait eu raison de soupçonner ces gens-là de courir après quelque grosse fortune ?

De son côté, Dolbret avait suivi le conseil de son ami d’enfance et fait transporter ses effets dans la cabine de Stenson. Cette opération n’avait pas été longue, Pierre n’ayant pas une garde-robe bien encombrante. Mais il en prenait son parti et c’est de la meilleure humeur du monde qu’il avait dit à son ami :

— Une partie de ma garde-robe est toute rendue dans votre cabine, c’est toujours cela de moins à faire.

— Oui, vous l’avez fait envoyer ?

— Il y a longtemps.

— Je ne comprends pas bien.

— Je dis que ma garde-robe est toute rendue chez vous parce que ma garde-robe, c’est la vôtre, attendu que la mienne, qui n’était pas bien considérable lorsque j’ai pris passage à bord du « City of Lisbon », ne s’est pas augmentée depuis, si ce n’est de ce que vous m’avez donné.

Stenson, qui était un peu sombre depuis quelques jours, retrouva son sourire :

— Oui, oui, mon cher docteur, vous avez raison, votre garde-robe est toute rendue, et je vous prie de vous en servir sans scrupule, elle est double et même triple.

Pierre était très touché de cette bonté ; il se demandait parfois pour quelles raisons cet homme qu’il ne connaissait pas, il y a trois semaines, lui témoignait tant d’attentions. Peut-être, se disait-il intérieurement, y a-t-il, au fond des cœurs, des trésors de bonté qu’on ne connaîtra jamais, ou plutôt que certaines personnes ne connaîtront jamais.

Au dîner, lorsque José apporta le menu, il tremblait ; son trouble était si visible que Dolbret lui conseilla de ne pas parler tout de suite, d’attendre d’avoir repris son sang-froid. L’évêque, à l’autre bout de la table, restait impassible et ne se retournait que pour répondre à sa voisine Berthe, mais le Dean et Ascot dévoraient des yeux Dolbret et ses compagnons. P’tit-homme put leur glisser ces simples mots, entre un potage et un rosbif :

— Lettre du docteur Aresberg ; quatorze millions, Kimberley, cachette ; la lettre dit où. Ils ont la lettre, tâchez de l’avoir.

— Avez-vous-entendu, Stenson, avez-vous entendu ?

— Oui, j’ai entendu et, précisément à cause de cela, je voudrais, avant que d’aller plus loin, vous dire un mot en particulier.

— Très bien, je suis à vous ; tantôt, dans notre cabine, nous serons à l’aise pour causer.

Le dîner fini, ils s’en allèrent ensemble.

— Parlez, mon cher ami, dit Dolbret.

— Non pas tout de suite, dans la cabine.

— C’est donc bien sérieux ce que vous avez à me dire ?

— Oui, très sérieux.

Ils s’assirent, Dolbret sur le divan, Stenson sur le lit, et allumèrent une cigarette. Stenson commença :

— Mon cher docteur, vous savez — en tous cas si vous ne le savez pas, je vous prie d’en être convaincu — quelle estime j’ai pour vous, même quelle amitié, je pourrais dire…

Dolbret lui pressa la main :

— Oui, je vous en remercie du fond du cœur.

— Si je me suis senti attiré vers vous, c’est que j’ai compris que vous étiez digne des égards d’un honnête homme. Je n’ai pas eu tort, car je sais que vous êtes un honnête homme ; mais vous êtes jeune, plus jeune que moi, de caractère, quoique nous soyons à peu près du même âge, et votre jeunesse vous empêche de réfléchir suffisamment à ce que vous faites…

— Aurais-je fait quelque chose pour vous offenser ? demanda Pierre, tout inquiet.

— Non, pas du tout, laissez-moi continuer, vous jugerez ensuite. Vous avez demandé qu’on vous change de cabine, afin d’être plus en état de surveiller les agissements du Dean et de ses compagnons. Je ne sais pas si ces hommes sont des aventuriers ou si ce sont d’honnêtes gens. À venir jusqu’ici je les ai considérés, d’après vous, comme des gens aux allures louches et suspectes dont il faut se défier. Grâce aux renseignements fournis par José, vous avez raison de croire qu’ils sont à la recherche d’une grande fortune et vous vous êtes mis dans la tête, je ne sais trop comment, que ces millions, s’il y en a, peuvent devenir votre propriété.

— Pardon, fit Dolbret.

— Je vous en prie, laissez-moi continuer. Malgré vous, dis-je, inconsciemment, vous vous êtes figuré que les millions du Dean pourraient tomber en votre possession et vous vous êtes mis en frais de pénétrer son secret. Maintenant, je vous le demande, docteur, est-ce votre droit ?

Dolbret n’avait jamais songé à cela ; il ne s’était jamais posé la question aussi nette, aussi limpide. Évidemment, Stenson avait raison ; avec sa clairvoyance d’homme habitué aux affaires, avant d’aller plus loin, dans ce quasi-roman, il s’était demandé : Où vais-je ? Et il posait la même question à Dolbret. Pierre voyait ses châteaux de cartes en ruines, une parole avait suffi pour amener cette catastrophe. Cependant il se ressaisit, car on n’abandonne pas facilement une chimère caressée depuis longtemps et embellie par toutes les puissances de l’imagination. Il se leva et, se plaçant devant Stenson, il lui dit tranquillement :

— Merci, monsieur Stenson. Puisque vous voulez tirer la question au net avant d’aller plus loin, laissez-moi vous donner quelques explications.

— Parlez, mon cher ami, parlez, je ne demande pas mieux que de vous donner raison.

— Je ne demande pas raison, je ne veux qu’expliquer ma conduite. D’abord, je serai juste, j’avouerai que je me suis laissé entraîner par le désir — un désir bien vague — d’arriver à la fortune, mais aussi, laissez-moi vous dire, puisque vous m’honorez de votre amitié, que ce qui me pousse surtout à essayer de découvrir ce qui se cache sous les apparences du Dean, c’est que j’ai été sa victime. C’est à cause de lui que j’ai été mis malgré mon consentement à bord d’un navire en destination d’Afrique ; c’est grâce à lui si aujourd’hui je vis de charité et si je m’en vais au hasard, peut-être mourir loin des miens, dans un pays que je ne connais pas. Maintenant, ce Dean est un filou, et j’en suis presque sûr, d’après la conversation que je l’ai entendu tenir avec Bilman. S’il est honteux de ma part de chercher à tirer vengeance de ces hommes, c’est presque mon devoir d’essayer de protéger la société contre eux. Monsieur Stenson, vous avez été bon pour moi et vous avez fait plus qu’on ne fait pour un étranger, mais je vous demande une chose.

— Laquelle ?

C’est de ne pas exiger que je renonce à découvrir l’identité de Polson.

— Mais pas du tout, pas du tout, je ne veux pas faire cela ; du reste je ne veux rien exiger de vous, vous êtes parfaitement libre, et je n’ai voulu que vous donner un conseil.

— Je vous remercie de votre confiance et je ne vous demande plus qu’une chose, c’est de me laisser démasquer ce faux prêtre. Une fois cela fait, je vous promets que je cesserai de m’occuper de sa personne.

— C’est bien, faites comme vous l’entendrez, je suis à votre disposition.

— Merci, je ne vous dérangerai pas. Tout ce que je vous demande, c’est de me laisser coucher dans le lit supérieur.

— Mais, mon cher, j’allais vous offrir l’autre, qui est bien meilleur.

— Vous êtes trop bon ; du reste, c’est l’autre dont j’ai besoin.

— Comme vous voudrez, vous avez le choix.

— Je choisis le lit d’en haut.

— Très bien. À tantôt. Ah ! attendez, j’ai autre chose à vous dire, c’est même très important.

— Je vous écoute.

— Vous pouvez être sans crainte, je ne vous parlerai pas du Dean.

— Je suis tout à vous, parlez.

— Je ne sais trop comment vous expliquer ce que j’ai à vous dire.

— Vous pouvez parler en toute sûreté avec moi.

— Bien, tout à l’heure vous disiez que vous vous en alliez dans un pays inconnu, sans savoir au juste ce que vous feriez, et vous sembliez avoir des inquiétudes au sujet de votre existence là-bas.

— Oui, en effet, vous devez le comprendre.

— Je le comprends, oui, je le comprends et je pensais : Si j’osais lui offrir mes services.

— Oh ! vous avez déjà fait trop pour moi, mon cher ami, je craindrais d’abuser.

— Il n’y a pas de danger que vous abusiez, car si je faisais quelque chose, je vous demanderais autre chose en retour…

— Croyez que je serais enchanté d’avoir l’occasion de vous prouver que je ressens ce que vous avez fait déjà pour moi.

— De cela, ne parlons pas. Voici de quoi il s’agit. La maison que je représente a une grande succursale, une agence à Durban, et je voulais vous proposer de travailler pour notre compte en cet endroit. Il se peut que vous fassiez fortune, car une fois entré en relation avec les hommes d’affaires, une fois que vous connaîtrez le pays, le commerce et les habitudes, vous ne mettrez pas de temps à saisir les occasions qui pourraient se présenter. Et les occasions sont nombreuses.

Dolbret accepta avec enthousiasme. On reparlerait de la question plus tard une fois arrivé à Durban : là, on réglerait les détails de l’engagement. La fortune commençait à lui sourire et il se félicitait d’avoir terminé si bien un entretien qui avait menacé d’être désagréable. Stenson l’avait laissé tout seul dans la cabine, libre de méditer à son aise sur le mystère qui enveloppait le Dean et compagnie. Étendu sur le divan, avec à la bouche, une cigarette dont la fumée montait au plafond en spirales bleues et grises, il flânait délicieusement. Il repassait dans sa mémoire les trois semaines agitées et pleines d’événements qui venaient de s’écouler. « En somme, se disait-il, il arrive à tout le monde de faire naufrage ; même le plus vulgaire mortel peut déserter, si cela lui plaît ; mais se sauver d’Afrique pour aller en Afrique, être mis à bord d’un transatlantique malgré soi par un racoleur, rencontrer ensuite ce même racoleur sous la défroque d’un missionnaire et découvrir, par la précieuse entremise de José Labbé, ancien navigateur au long cours et ex-marchand de bluets de Sainte-Luce, que ce même racoleur s’en va à la recherche d’un trésor de quinze millions, ça passe un peu les limites ordinaires. » Et il se mit à rire en songeant aux chercheurs de trésors de son pays et aux vieilles femmes qui croient encore à la poule noire, « Étonnant, pensait-il, que le Grand Albert ne parle pas du Dean ni du docteur Aresberg. » Et comme, lorsque l’on songe au pays, il faut, pour être classique, suivre mélancoliquement des yeux la fumée de sa cigarette, Dolbret s’aperçut que celle qu’il rejetait de ses poumons disparaissait dans la direction de la cabine voisine : les petits nuages se posaient un instant en l’air, puis se tordaient et s’en allaient s’engouffrer par-dessus la cloison qui séparait entre elles les cabines du Dean et de Stenson. En un instant Pierre grimpa sur le lit supérieur, celui qu’il avait choisi : un espace de quatre pouces au plus séparait le plafond de l’extrémité supérieure de la cloison et par conséquent permettait à l’air de circuler dans toute cette section du paquebot. Donc, à une hauteur de quatre pouces du plafond, les cabines n’étaient plus séparées les unes des autres. C’était le raisonnement que s’était fait Dolbret en voyant la fumée prendre la direction de la cabine voisine. On devait donc y voir en se collant les yeux près de la cloison et du plafond. Ce n’était pas chose facile, ainsi que le constata Pierre ; pour voir d’une façon satisfaisante, il aurait fallu être couché le dos au plafond ; c’était impossible.

Pourtant Dolbret voulait voir à tout prix, et l’occasion était trop bonne pour la manquer. À ce moment on frappa à sa porte. C’était José.

— Bonjour, docteur, maintenant que vous êtes en compagnie de monsieur Stenson, je puis venir vous parler plus facilement.

— Oui, à moins que tu ne parles comme tu as l’habitude de le faire, à tue-tête.

— Soyez sans inquiétude, docteur, depuis que je suis dans les secrets, je parle tout bas.

— Allons, tant mieux, c’est une amélioration qui en vaut la peine. Tu arrives à propos. D’abord, dis-moi bien clairement ce que t’a dit l’Italien.

— Monsieur Frascani ?

— C’est son nom ?

— Oui, Frascani, c’est son nom. Je vais essayer de vous raconter ça de mon mieux. Il ne faut pas que vous soyez particulier sur les noms, j’ai toujours eu de la peine à m’en souvenir.

— Essaie, toujours.

José relata le plus fidèlement possible sa conversation avec Frascani. L’incident du poignard amusa énormément Dolbret.

— Ma foi, dit-il, je n’aurais jamais cru ça de toi. Sais-tu que sa Majesté a fait une grande perte en ne te gardant pas dans les rangs.

À son tour il lui dit les paroles de Stenson. José était découragé : lui aussi, les millions l’avaient enthousiasmé, et tout allait si bien ! En finissant Pierre ajouta :

— Maintenant, mon cher José, monsieur Stenson m’offre de représenter sa maison à Durban ; si tu veux rester avec moi, je te prends à mon service.

— Je veux bien, ce sera toujours mieux que rien.

— Merci du compliment. Tout de même, tu sais, je n’abandonne pas mon idée de découvrir ce Dean.

— Ah ! j’en suis.

— Repassons.

— Oui, repassons.

— Le Dean a engagé Frascani pour une expédition ?

— Oui.

— Ils ont une lettre du docteur Aresberg adressée à un Portugais de Lourenço-Marquès.

— Oui, vous y êtes.

— C’est Ascot qui avait la lettre ?

— Oui, c’est ce que m’a dit monsieur Frascani.

— Bon, est-ce tout ?

— Oui. Non, attendez, monsieur Frascani veut être engagé dans notre expédition.

— Quelle expédition ?

— Je lui ai dit que s’il me disait tout, vous le prendriez avec vous pour l’expédition.

— Je ne comprends pas encore. De quelle expédition veux-tu parler ?

— Bien, voici. Il m’a dit que le Dean l’a engagé pour l’expédition qu’il va faire en Afrique et qu’il lui a promis une part dans les bénéfices Alors, moi, pour avoir son secret, je lui ai dit que vous aviez lu la lettre d’un bout à l’autre et que vous organisiez, vous aussi, une expédition. Là-dessus, il m’a dit : Nous arriverons avant vous autres. Je lui ai répondu que nous arriverions certainement avant eux, parce que, en débarquant à Durban, vous faisiez arrêter le Dean pour avoir essayé de vous empoisonner, il y a trois semaines. C’est alors qu’il m’a tout dit, à condition que vous le preniez dans votre expédition.

— Mon expédition ? et qui t’a jamais parlé de mon expédition ?

— Bien, je ne sais pas trop.

— Je crois que tu as rêvé, mon cher José, je ne t’ai jamais parlé de ces cinq sous-là. Dis à ton Italien que le diable l’emporte avec sa lettre et son secret, qu’il n’y a pas d’expédition et que s’il y en avait, nous ne le prendrions pas avec nous. Nous ne ferons pas société avec cette canaille racolée par le Dean et consorts.

— Mais, monsieur, je lui ai promis.

— Eh ! bien, tu ne tiendras pas ta promesse voilà tout.

— Je ne puis pas faire cela.

— Et pourquoi pas, avec ces gens-là ?

— Une promesse, c’est une promesse, quand même on a promis au diable, il faut tenir.

— Tu as peut-être raison. Dis-lui que nous le prendrons.

— Mais puisque vous n’en faites pas, d’expédition ?

— C’est justement pour cela que tu peux lui promettre sans crainte.

— Tiens, c’est pourtant vrai, vous êtes futé vous, le docteur. Bonsoir, je m’en vais lui donner votre réponse.

— Attends un peu, j’ai quelque chose à te demander.

— Encore ?

— Pas grand’chose, un avis.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu m’as déjà dit que tu étais léger comme une mouche, n’est-ce pas ?

— Oui, dans mon temps.

— Et maintenant ?

— Je ne suis pas mal souple pour mon âge.

— Encore comme une mouche ?

— Disons oui, puisque vous le voulez ; je suis comme une mouche.

— Très bien. Tu as déjà vu les mouches marcher ?

— Oui, et vous aussi, je suppose, pas besoin d’être docteur pour cela.

— Tu en as vu marcher, donc ?

— Mais oui, je viens de vous le dire.

— Alors, tu peux marcher comme une mouche ?

— Mais oui, et vous aussi ; en voilà des questions ?

— Eh ! bien, marche donc comme une mouche.

— Vous voulez rire de moi, dit José tout déconfit ; ce n’est pas beau de votre part. Moi, si j’eusse été instruit, je n’eusse pas gouaillé les ignorants.

— Pas le moins du monde, je ne ris pas. Tu crois que c’est bien facile de marcher comme une mouche ?

— Ah ! oui.

— Eh ! bien, tu n’es pas capable de le faire, José.

— Tenez, fit José, en faisant un pas.

— Tu ne me comprends pas bien, je veux dire marcher au plafond.

— Terrinée ! encore une bêtise, pardon, je voulais dire que… je veux dire que ce n’est pas facile. Si c’est comme cela que vous l’entendez, je ne suis pas souple comme une mouche.

— Pourtant, il faut absolument que tu marches au plafond.

— Écoutez, docteur, je ne veux pas vous insulter, mais je crois que…

— Dis, dis.

— Ça me coûte, comme de raison, on ne dit pas ces choses-là, comme ça, en pleine face.

— Tu veux dire que je suis fou ?

— Non, non, pas fou, mais il me semble que vous avez oublié de lire la lettre de recommandation du curé de chez nous.

— Ah ! oui, la fameuse lettre ; j’aurais dû la lire, il y a un mois. Sois sans crainte, mon cher José, je ne suis ni fou ni ivre. Si je veux te faire marcher comme une mouche au plafond, c’est que cela est nécessaire, et si tu ne peux pas le faire, il faut que tu m’aides à trouver quelque chose qui le remplace.

— Et pourquoi, sauf le respect que je vous dois ?

— Regarde bien au plafond, à la rencontre du plafond et de la cloison qui sépare cette cabine-ci de la cabine voisine, de la cabine de droite.

— Bon, i’y suis.

— Tu ne vois rien ?

— Non, je ne vois que la cloison et le plafond.

— Tu ne vois pas autre chose ?

— Non, ma parole.

— Si tu ne vois rien, tu es aveugle.

— Enfin, docteur, puisque je ne vois rien, dites-moi ce qu’il y a, peut-être que, de cette façon-là…

— Il y a, José, que, par l’espace entre le plafond et l’extrémité de la cloison, on peut voir dans la cabine voisine, et la cabine voisine, tu dois le savoir, puisque c’est toi qui me l’as dit, c’est celle du Dean. Comprends-tu ?

— Je crois bien que je comprends. Alors, il n’y a qu’une chose à faire, c’est d’attendre que le Dean vienne chez lui et d’écouter, de regarder.

— C’est là qu’est la difficulté, c’est de regarder. C’est justement pour cela qu’il faut marcher comme une mouche.

— Oui, fit José en se grattant la tête, c’est là la question.

— Bien, tu ne trouves rien ?

En ce moment Stenson rentrait. Il pouvait être dix heures du soir. Le bateau était tranquille, on n’entendait plus, par intervalles, que le bruit des roues ou du gouvernail et le fracas du charbon tombant dans les fournaises. José s’excusa et fit mine de s’en aller, mais Stenson lui dit de rester ; du moment que le docteur avait affaire à lui, il ne dérangeait personne. Dolbret confia à son ami l’embarras où il se trouvait.

— Il n’y a qu’une chose à faire, dit Stenson, c’est de vous attacher au plafond par des courroies.

— Encore faudrait-il avoir des courroies ; puis il faudrait les fixer au bois du plafond par des clous ou des anneaux…

— J’y suis, dit tout à coup José.

— Il commençait à être temps, dit Dolbret.

José sauta sur le lit d’en haut, se coucha sur le dos et leva les bras et les jambes en l’air.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’ai trouvé le moyen, docteur, montez ici.

— Mais je ne vois pas.

— Montez toujours, vous verrez après.

— Mais je ne suis pas pour me coucher sur toi.

— Pourquoi pas ?

— Je ne vois pas où tu veux en venir.

— Montez toujours.

Dolbret grimpa.

— Bon, maintenant, couchez-vous à plat ventre sur moi.

— J’y suis.

— Tenez-vous raide.

— J’y suis, mais hâte-toi, c’est fatigant, cette position-là.

— Vous y êtes ?

Sur la réponse affirmative de Dolbret, José, raidissant ses bras, souleva lentement le fardeau qu’il avait sur le poitrine, jusqu’à ce qu’il touchât au plafond.

— Je comprends, mais j’étouffe, dit Dolbret.

— Vous voyez dans la cabine ? demanda Stenson.

— Parfaitement répondit Pierre, mais j’étouffe. Lâche tout, José.

— Je ne demande pas mieux, dit José, dont la face était toute congestionnée. Si vous valiez votre pesant d’or, j’essaierais de vous vendre. Vous avez vu dans la cabine ?

— Ouf ! fit Dolbret en s’essuyant le front, je plains les mouches. N’importe, le moyen est trouvé et nous allons l’employer. Es-tu capable de tenir longtemps ?

— Tant que vous n’aurez pas trop chaud, docteur.

— Alors, tout va bien, j’endurerai.

— Je reviendrai, il faut que je sois à mon service.

— Bien, ne sois pas trop longtemps, il est dix heures passées, ce sera bientôt le temps de regarder de l’autre côté. Va vite et reviens vite.

Stenson s’était assis nonchalamment et avait allumé peut-être la cinquantième cigarette de la journée.

— Mon cher docteur, dit-il, vos affaires vont bien ?

— Oui, pas mal, merci. Et d’ailleurs, tout cela nous aide à passer le temps.

— En effet, c’est un passe-temps comme un autre, même bien plus intéressant qu’un autre, pour vous. Aussi vous n’êtes pas le seul à vous le payer ce passe-temps.

— Non, il y a vous et Wigelius.

— Et Miss Mortimer.

— Miss Mortimer ? Oh ! je crois qu’elle ne s’occupe guère du Dean : c’est l’évêque qui a toutes ses attentions.

Tout de même, elle s’occupe de votre affaire.

— Vous croyez ?

— Parfaitement. Son flirt avec Natsé n’a pas été inutile à votre cause. Elle a découvert, à force d’adresse et de finesse, que le Japonais est de la bande. Vous me direz que c’était inutile, puisque P’tit-homme le savait ; tout de même, cela vous prouve que vous avez des auxiliaires, et des auxiliaires qui en valent la peine. Puis encore, elle a vu la bible du Dean. À propos, est-ce qu’il ne serait pas possible de se procurer un volume quelconque qui ressemblerait à cette bible ?

Dolbret sourit :

— Malgré vos scrupules, mon cher ami, je vois que vous n’abandonnez pas la partie.

— Ne parlez pas de mes scrupules ; maintenant que vous ne pensez plus aux millions, je n’ai plus de scrupules. Tout homme a le droit de se protéger contre ses ennemis et quand, par-dessus tout, il a le noble but de protéger la société, on ne peut lui faire de reproches. Je vous demandais donc s’il ne serait pas possible de se procurer un volume semblable à la fameuse bible.

— Et pourquoi ?

— C’est que Miss Mortimer, avec qui j’en causais tantôt, m’a demandé cela.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— J’ai posé la même question et voici la réponse qu’on m’a donnée : « C’est mon secret, laissez-moi faire. Procurez-vous le livre et vous verrez. »

— Vous-même, vous n’avez rien de semblable ?

— Non, je n’ai que des brochures, et la bible est reliée en cuir.

— C’est dommage, moi qui ai de vieux livres chez moi, ça ferait justement notre affaire. Dites donc, si vous cherchiez dans la bibliothèque du bord ?

— Vous avez raison, j’y vais immédiatement.

Au bout d’un instant, il revint tenant à la main un joli petit volume.

— Eh ! bien ? fit Dolbret.

— Toujours chanceux. C’est encore le capitaine qui est venu à mon secours. Il me voit fureter dans la bibliothèque et me demande ce que je cherche. Je lui réponds que je cherche l’Hamlet de Shakespeare, dont il y a une petite édition de 1830. Je m’attendais à trouver cela ici, lui dis-je, car les bibliothèques de paquebot ne sont pas en général très bien montées en fait de livres nouveaux, et quelquefois on en trouve de rares comme celui que je cherche. Le capitaine me répond : « J’ai votre affaire. » Il m’amène chez lui, il ouvre un tiroir et me présente le petit volume que voici. « Malheureusement, me dit-il, ce n’est pas le Hamlet. » C’était le Marchand de Venise et le Macbeth. Je l’ai remercié quand même, tout en regrettant de ne pas avoir le Hamlet. Ce petit volume est dépareillé dans sa bibliothèque et il me l’a offert en souvenir. Je l’ai accepté avec enthousiasme.

— Pardon, docteur, dit José qui entrait, je viens vous dire qu’il m’est impossible de vous aider à faire la mouche ce soir, il est trop tard. J’ai eu peine à venir vous avertir, il faut que tout le monde soit couché à onze heures.

— Il y a une chose, dit Stenson, à laquelle nous n’avons pas songé, c’est que je pourrais parfaitement prendre la place de José.

— Tiens c’est pourtant vrai, pourvu que vous soyez capable de tenir assez longtemps. Voulez-vous essayer ?

— Volontiers.

Il grimpa sur le lit, mais, après dix secondes, il n’en pouvait déjà plus et demanda grâce.

Wigelius s’offrit à son tour. Il résista plus longtemps, mais quand il redescendit les sueurs inondaient son visage.

— Ce José est un homme extraordinaire, dirent les deux amis.

— Je crois bien, dit Dolbret, fier de voir que ce petit bout d’homme de José rendait des points à Stenson et surtout à Wigelius, je crois bien, ce petit homme-là lève une enclume ordinaire au-dessus de sa tête sans broncher. Afin de ne pas manquer notre coup, si vous voulez, nous attendrons à demain pour faire l’expérience. Du reste, ils sont tous couchés ce soir, et l’évêque n’est pas venu les voir. Peut-être viendra-t-il demain.

Tous furent d’accord sur ce point et ils se séparèrent en se souhaitant bonne nuit. Comme Wigelius sortait, il revint sur ses pas pour dire :

— Vous savez la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Après-demain, le bal masqué.

— Vous nous l’apprenez.

— Oui, après-demain, il y a bal masqué et à la fin du bal le bateau s’arrêtera pour le bain de l’Équateur.

— Enchanté, dit Dolbret, enchanté, j’en suis du bal, et je serai déguisé d’une façon qui fera sensation.

— Dites-nous ça.

— Je ne le puis pas, mon cher ami, faites-moi la faveur de ne pas insister ; demain soir vous saurez tout. Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai une idée.