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Les fiancés de 1812/012

La bibliothèque libre.
Louis Perrault, imprimeur (p. 258-274).

XII.



CETTE lettre arracha quelques larmes au cœur endurci de St. Felmar. Avant de laisser Québec il répondit lui-même à son fils, dans les termes d’une sincère allégresse, et de l’espoir de le revoir bientôt.

Le lendemain il était de retour chez lui, où la lettre de Gustave répandit une joie mêlée de l’amertume que causa le départ précipité de St. Felmar pour Chateaugay. Il y arriva heureusement et chercha sans délai le colonel qui ne s’attendait à rien moins qu’à cette visite. En le voyant il le regarda d’un œil courroucé et exprimant le dédain.

— Je viens, dit-il, demander ma fille, me venger de six mois de souffrances et de la mort d’un fidèle serviteur.

— Monsieur, reprit respectueusement Gonzalve, je suis plus contrarié que vous de la perte de votre demoiselle ; quant à vos six mois de souffrances et à la mort dont vous parlez, je ne puis que déplorer ces événements, sans me croire la personne à qui vous deviez les reprocher.

— Eh ! bien, infâme, je te les reprocherai vivement, et avant le coucher du soleil je me serai vengé de toi…

— Je vous salue, dit Gonzalve en s’éloignant ; comptez sur moi pour vous aider à retrouver votre fille. »

St. Felmar était blême et livide de fureur et de rage. Il lui fallut cependant s’éloigner, vu l’impuissance où il était de satisfaire sa haine. Il rôda ; pendant deux jours dans les environs du camp, mais ne voyant le colonel que dans l’exécution de son devoir, et entouré de ses soldats, il ne fut pas assez imprudent pour l’insulter dans de telles circonstances. Voyant enfin l’inutilité de ses démarches, il s’en retourna accablé de honte et de soucis. Il commençait à comprendre que celui qu’il considérait comme son ennemi, n’était plus le faible enfant du vieux comte son voisin. Il l’avait vu entouré de tous les honneurs militaires ; mais ces marques de grandeur ne faisaient qu’irriter son ancienne antipathie, en lui découvrant le peu de moyens qu’il avait de se venger.

Quant à Gonzalve il ne pensa pas longtemps à la visite de St. Felmar, mais il se tînt en garde contre les embûches que pouvait lui dresser un ennemi aussi acharné. De même que le lui avait annoncé Alphonse, il reçut de quatre vieux soldats le dépôt de la jeune Indienne, qu’il trouva très gracieuse et surtout très aimable par sa naïveté. Il la fit conduire à Montréal sous bonne garde, après l’avoir comblée d’amitiés et de vœux pour un avenir prospère. Brandsome ne revenait pas de ses extases sur la beauté et les grâces de cette jeune fille. Mais cet engagement de foi, un peu extraordinaire, il est vrai, de la part d’Alphonse, venait de dérouler à ses yeux une nouvelle scène des amours du Canada.

— En vérité, dit-il à Gonzalve, je n’ai jamais lu d’aussi beau roman que celui que vous faites avec notre ami le sauvage. Je ne m’y connais plus. Si je retourne à New-York, je crains de me mettre à aimer quelque négresse. Non pas que je veuille dire que celles que vous aimez l’un et l’autre ne le méritent pas ; au contraire, les lèvres de rose de la petite Sauvage d’Alphonse me fesaient grande envie et je suis certain que votre Louise est loin de lui en céder. »

Brandsome ne jouit pas encore longtemps de la société de ses généreux amis. L’hiver commençait à faire sentir ses rigueurs. Les neiges ralentirent un peu les hostilités. La discipline était toujours austèrement observée dans les camps. Gonzalve y était plus retenu que tout autre, en sa qualité de colonel qui était la première dignité du camp en l’absence du commandant général, dont le service consistait à visiter les différents postes.

L’Adjudant-Général Baynes eut, dans ces circonstances, une entrevue avec un plénipotentiaire député par le congrès, pour régler l’échange des prisoniers.

Brandsome entra dans la liste de composition et dut bientôt laisser le camp. Comme on avait accoutumé de le laisser presqu’entièrement libre, il ne lui fut assigné aucune ligne directe pour gagner la frontière. Le colonel chargea un subalterne de remplir ses fonctions, et il partit avec Brandsome pour l’accompagner jusqu’au bivouac que tenait Alphonse. Ils y arrivèrent après trois jours de marche et furent reçus avec toute la pompe que puisse étaler une tribu sauvage. Ils passèrent ensemble une semaine entière, à chasser les loups et les chevreuils ; après laquelle Brandsome prit congé d’eux, en leur jurant une reconnaissance et une amitié éternelles. Il promit de plus à Gonzalve d’employer le reste de l’hiver à la recherche de Louise, pour laquelle il fut chargé de communications nécessaires pour en être bien accueilli, s’il réussissait.

Le colonel dut lui-même aller reprendre son poste sans délai, car une garnison de la forêt venait d’être repoussée jusque sur Chateaugay par un détachement de Républicains, qui, à l’instar des Sauvages, usaient de raquettes pour courir sur les neiges.

En moins de deux jours Gonzalve, avec le secours des Indiens, eut organisé une compagnie de deux cents hommes qui surpassèrent les ennemis par leur agilité et leur constance. Il fallait à ce jeune homme un courage et une force héroïques pour passer des jours entiers exposé à toutes les intempéries de la plus rigoureuse saison de l’année. Il ne pouvait néanmoins être distrait de ses inquiétudes que par cette accumulation de travaux, qui ne laissait aucun moment de vide dans la journée. Il établit un fort bivouac dans le plein milieu de la forêt. Malgré les neiges et tous les obstacles de la saison, rien ne manqua à l’importance de ce poste.

Alphonse ayant obtenu d’être remplacé dans la garnison qui protégeait les Sauteux, revint à Chateaugay, et passa de là à Montréal avec un congé de trois jours. Il retrouva sa belle Ithona qui commençait déjà à prendre un peu de nos mœurs.

En le voyant ses joues se colorèrent, son regard s’enflamma, mais elle baissa la vue en lui tendant la main. Quelques mois avant, elle lui aurait sauté au cou sans scrupule. Elle rougissait alors. Néanmoins la vue d’un homme qu’elle avait connu pendant sa vie naïve, reportant son souvenir ou plustôt son cœur vers cet âge simple, elle demanda à l’embrasser avec un air moitié confus moitié sauvage. Alphonse aurait cru l’offenser en la prévenant dans ce désir ; mais il l’accepta de si bonne grâce, qu’elle se remit toute à l’aise auprès de lui et reprit sa candeur et son ingénuité originaires. Jamais entretien ne fut plus agréable à Alphonse. Son cœur autrefois si indifférent à la fleur du sexe cultivé, pliait invinciblement sous les charmes agrestes de cette fleur des bois. Quand il vit son père, celui-ci lui demanda ce qu’il prétendait faire de cette Indienne qu’il lui avait envoyée.

— Laissez moi faire, répondit-il ; vous saurez après la guerre ce que je ferai d’elle ; en attendant servez lui de père, rendez lui la vie agréable et vous me rendrez heureux. »

Le vieux Baron qui ne voulait que le bien être de son fils, le servit débonnairement. Il alla même plus loin qu’il ne désirait ; il la traita comme sa propre fille, qui était déjà en grande intimité avec l’aimable Ithona.

Ce fut avec grande peine qu’Alphonse se sépara d’elle. Quand il la visita pour la dernière fois, il la trouva toute en pleurs. Elle savait qu’il repartait. Pour la consoler il lui demanda lui-même le baiser d’adieux en lui promettant de la revoir bientôt. Les progrès de la jeune fille l’avait tellement étonné, qu’il se promettait de la trouver à son retour digne de briller dans les cercles que fréquentait sa famille. L’esprit naturel de ce génie inculte était en effet extraordinaire. Elle comprit dès le début la position qu’Alphonse voulait lui faire. Elle se livra à l’étude avec une ardeur incroyable et devança bientôt ses compagnes, qui toutes avaient pris naissance au sein de la civilisation.

Quand Alphonse arriva à Chateaugay il trouva tout le camp en émoi. Une partie de la milice répétait des évolutions toutes nouvelles, les autres étaient réunis par groupes et s’entretenaient en attendant leur tour. S’étant informé de ce qu’il y avait de nouveau, il apprit que les Républicains venaient d’être entièrement vaincus dans le Haut-Canada, et qu’ils se repliaient sur le Bas.

Un espion avait rapporté qu’ils se préparaient à surprendre les différents postes et qu’ils avaient adopté la ruse pour suppléer à la force et à l’adresse qui leur manquaient. On était alors sur les derniers jours de juin. L’été s’était annoncé sous les plus belles couleurs, et promettait une campagne fertile en événements. On se préparait à tout hasard pour déjouer les sourdes démarches des armées républicaines. Dès les premiers jours de septembre, des exprès rapportèrent qu’un fort détachement de Bostonnais arrivaient sur Chateaugay et qu’ils y seraient probablement la nuit suivante. Leur marche avait été très secrete et très prompte. Le temps était trop court pour appeler du secours. La veille même de cette nouvelle, six cents hommes étaient partis pour l’Île-aux-Noix, où on s’attendait à une prochaine attaque. Il ne restait alors au camp que quatre cents miliciens. Mais C’était la fleur de la jeunesse Canadienne. Gonzalve était à la tête de cette poignée d’hommes ; mais son courage et son activité les animèrent d’une telle ardeur, qu’ils soupiraient après le moment d’engager l’action.

Sur la fin du jour, il divisa sa petite troupe afin de suppléer au nombre par l’adresse. Dans chaque partie secrète de la forêt, il plaça une trentaine d’hommes sans les éloigner beaucoup du camp, où se devait faire le ralliement pour la dernière extrémité. Il n’y avait au camp que douze pièces de canons ; mais c’était tous de terribles mortiers qui, bien approvisionnés, pouvaient suffire à la défense. Huit pièces protégèrent les lieux d’embuscade, et les quatre autres furent distribuées sur les retranchements du fort.

Vers le milieu de la nuit on entendit au loin le craquement des branches. Tout était tranquille au camp. Pas un son de trompette, pas une lumière de plus qu’à l’ordinaire. Un profond sommeil semblait préparer le repas de massacre que savouraient déjà les Républicains. Ils touchaient presque au camp, et toujours la même impassibilité. Ils se trouvaient alors entourés de toutes parts. Mais ils étaient vingt contre un. La chronique rapporta plus tard que leur armée était composée de huit mille. Ce nombre était cependant minime, si l’on considère la hardiesse et l’audace de cette entreprise.

Tout à coup un grand nombre de trompettes sonne l’alarme au camp. C’était le signal. Une décharge générale se fait de toutes parts dans le même moment. L’obscurité, qui jusque là avait si favorablement servi les agresseurs, les déconcerta entièrement, quand ils se virent mitraillés de tout côté sans apercevoir d’où partaient les coups. Ils se crurent accablés par le nombre et ne pensaient déjà plus qu’à fuir. Mais de quel côté qu’ils se tournassent, partout le même accueil.

Le désordre se mit dans leurs rangs ; mais se voyant pris dans leur propre piège, et ne voyant aucun, moyen d’échapper, chacun résolut de bien employer le court espace de temps qu’il lui restait à vivre. Ils coururent avec fureur sur le bruit du canon et parvinrent à découvrir quelques uns des petits postes qu’ils massacrèrent sans pitié. Cette découverte fit renaître leur courage pour, un instant. Mais Gonzalve sortant alors du camp, fit sur eux une sortie impétueuse qui acheva, leur déroute entière. Le canon grondait toujours d’un côté, de l’autre le colonel et sa troupe hachaient tout sur leur passage.

Quand il les vit fuir il sonna le ralliement et défendit sous de grandes peines de poursuivre les fuyards. Il se contenta de tourner les canons sur eux et de les éloigner ainsi sans déserter le camp. Sans cette démarche tout était perdu ; car moins de deux cents hommes suffisaient pour s’emparer du fort qui ne contenait plus que quelques braves, dévoués d’ailleurs, mais trop faibles pour s’opposer efficacement.

Ainsi se termina ce coup si sourdement monté et si valeureusement déjoué, dont les Canadiens conserveront un éternel souvenir.

Quand les premiers feux du jour vinrent éclairer le théâtre de cette scène nocturne, ils ne pouvaient en croire leurs yeux, tant les victimes de l’autre part étaient nombreuses. Quant à la petite garnison du fort, cinquante seulement y manquaient ; et on en trouva vingt que leurs blessures avaient laissés au nombre des morts. Les Bostonnais y avaient laissé six mille des leurs. Et dans une espace de dix arpents on avait peine à se frayer un passage à travers ces cadavres déchirés et noyés dans le sang et la boue. Un assez grand nombre furent trouvés encore respirant. Des chirurgiens furent promptement appelés, et Gonzalve les fit traiter avec soin en souvenir de la loyauté de son ami Brandsome.

Ce succès valut au colonel et à Alphonse la faveur d’un congé dont la limitation fut laissée à leur gré. Quand ils furent rétablis de quelques légères blessures qu’ils avaient reçues dans la chaleur du combat, ils partirent chacun pour leur demeure, avec la promesse de se réunir sous huit jours, afin de chercher encore une fois les traces de Louise dont ils n’avaient pas encore entendu parler.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE