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Les hypocrites/1/11

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LA TANTE BERTHA

La tante Bertha était venue voir Philippe à l’hôpital, et, riche d’un petit capital, elle avait recueilli Philippe chez elle. La présence de la tante Bertha suffit à rendre vie à Philippe, qui avait à exercer sa critique, et la tante Bertha en son genre était un résumé de toute une petite humanité : ensuite cette présence lui était un tel agacement que, par cet agacement, Philippe payait largement son écot.

La tante Bertha, c’était Marthe qui bâcle son ménage et sa vaisselle pour se donner un petit bout de Marie. Elle faisait tout à l’avance pour donner plus de temps à ses rosaires. Comme un prêtre son bréviaire, cette bigotte anticipait le repas du soir, quand on n’avait pas mangé celui du matin. Dans la cuisine, la table était mise pour le petit déjeuner et le rôti de six heures était déjà au four. Un peu plus, cette dévote aurait biné. Au fait, elle cuisait la viande du dîner, et elle oubliait que Philippe mangeait aussi le matin.

La tante Bertha était trop pressée. Elle ne portait pas ses innombrables prières, comme d’autres ne portent pas la boisson.

Parce qu’il n’avait pas parlé depuis des jours, Philippe se mettait à conter, sans y songer, une histoire grivoise. La tante Bertha rougissait, elle allait éclater :

— Des débauchés ! Des cochons !

La tante Bertha aurait vomi. Devant sa poitrine, Philippe dit malicieusement :

— N’est pas débauché qui veut. Il y faut de l’estomac.

La tante Bertha comptait sans cesse l’argent de son sac à main. Elle amassait petit à petit l’argent de son assurance. Elle n’avait pas d’héritier, puisqu’un jour il faudrait bien que Philippe se débrouille, à moins qu’il ne veuille entrer dans les ordres, comme il le devrait (s’il se convertissait au moins !) : alors, elle amassait l’argent des messes, qui les privait tous deux du nécessaire aux fins de mois. D’autres célibataires ménagent toujours pour les enfants qu’ils n’ont pas.

Elle disait à Philippe, qui en grinçait des dents :

— Le travail est une chose sérieuse.

C’est qu’alors elle partait coller les timbres pour la souscription de la statue nouvelle qu’on destinait à la chapelle de saint Joachim.

Comme Florestine[1] la tante Bertha méprisait les grues, et Philippe la surprenait qui se mettait du rouge aux lèvres :

— Je n’ai pas le droit de faire peur, disait- elle, d’un air gêné.

Elle allait rendre compte au curé des feuillets qu’elle distribuait. Si le curé ne riait jamais d’elle, lorsqu’il la voyait, l’envie ne manquait pas, et chaque fois qu’il rencontrait Philippe, à qui la tante Bertha avait fini par le présenter, en regardant si sa cravate était bien nouée, si Philippe lui parlait de choses insignifiantes, il attendait, il ne partait pas que Philippe n’eût fait rire son gros ventre de la dernière de tante Bertha.

Il fallait la voir marcher son Chemin de croix, ses génuflexions, ses élancements. Philippe disait au curé que, pour tante Bertha, le calvaire n’était pas une colline mais un pain de sucre.

Comme au temps du docteur, la tante Bertha vivait toujours dans l’épouvante. Lui arrivait-il quelque désagrément qu’elle s’asseyait, le chapelet à la main, et se mettait à pleurer. Comme l’autruche, elle ne regardait jamais le danger ou c’était comme le chien, pour japper et s’enfuir aussitôt.

Philippe, dans la maison de la tante Bertha, ne reprenait goût à rien, si ce n’est qu’il ne manifestait sa vie qu’en s’indignant ou en la faisant mordre à ses pièges. Ce n’était jamais que des mots. Cette convalescence de la dôpe était aussi plate que la dôpe elle-même.

Et la tante Bertha continuait à donner la comédie. Elle se tordait, lorsque Philippe, pour s’amuser et la faire taire, lui parlait des Indous et des moulins à prières. Elle riait encore, en commençant son chapelet, surveillant le fourneau, où cuisait ce qu’elle avait mis à cuire. Le rosaire terminé, elle en avait encore le rire aux lèvres, commençant à réciter son office, elle s’interrompit :

— Ces pas fins, ils prient avec des machines, sans savoir ce qu’ils disent.

Et elle continuait à marmotter :

— « Nous avons entendu dire que l’Arche était en Ephrata, nous l’avons trouvée dans la forêt. »

Un dernier sourire courait sur ses lèvres.

La tante Bertha ne refusa jamais à un prêtre. Les prêtres ont souvent de petits services à demander, comme ces douairières qui ne surent jamais se servir de leurs mains, ou les Grands d’Espagne qui ne se baissent jamais pour ramasser un papier : la tante Bertha n’a jamais su leur refuser. Maîtresse servante platonique du docteur, c’était la servante au grand cœur. Il y avait le porte-coton de Sa Majesté, qui le torchait avec admiration : le plus modeste vicaire est le Grand Roy pour toutes les Bertha du monde. C’est pourquoi Philippe disait au curé :

— On ne connaît pas de Bertha qui refuse, ça ne s’est jamais vu : quelle meilleure preuve que le prêtre est chaste et que les incrédules le calomnient.

Les rites de la religion et jusqu’aux moindres observances étaient l’étiquette de la cour de Bertha, mais quelle foi que cette foi, se demandait Philippe. Plus tard, revenant sur lui-même, il se demanderait : « Quelle foi est la mienne ! » Relativité.

Ce qu’observait Philippe avec malice, à voir l’affairement et l’air distrait de la tante Bertha, c’est que les occupations pieuses de la tante Bertha produisaient les mêmes effets que la jaune naguère chez lui. Philippe n’était pas assez niais pour ne voir dans la religion que l’opium des peuples de Karl Marx, mais il n’en observait pas moins que les œuvres de la tante Bertha lui étaient au moins du parégorique.

Ces petits événements, grands pour la vie de la tante Bertha, se produisirent durant la convalescence de Philippe et coupèrent son ennui. Un aventurier s’était installé au presbytère, cousin du curé, toujours aux petits soins devant lui. Un homme habile qui se mêle d’être dévot l’est deux fois. Il servait pieusement la messe du curé chaque matin, et, lorsque la tante Bertha allait ranger chasubles et manipules, Monsieur le curé lui dit :

— Florent s’occupe de ça.

Bertha allait partir, digérant sa peine, lorsque justement parut Florent :

— J’ai fait ça pour éviter du travail à mademoiselle Bertha (on l’appelait ainsi partout, en souvenir du docteur, où on ne l’appelait pas autrement). Mademoiselle Bertha fait ça mieux que moi.

C’est alors que la tante Bertha s’aperçut que Florent avait une jolie moustache, et cette vieille femme fit des rêves d’amour, elle trompa le docteur. La nuit, Florent faisait d’autres rêves, alourdi par la cuisine au cochon du curé : ce curé avait deux passions, le rôti de porc et la vieille théologie, l’antique patristique, dont il émaillait ses sermons, en pure perte, parce que la paroisse de Philippe n’était pas distinguée et que la parole du curé était empâtée par la cochonnaille de la veille. On sentait qu’il s’était endormi sur saint Jean Chrysostome, dont il tournait les pages d’un doigt poisseux de graisse de rôt. Sa perruque, qu’il portait à la frère, en était toute souillée aussi : elle luisait aux tempes.

Mais le beau Florent partit pour une nouvelle cure, et, comme pour commencer une nouvelle vie, la tante Bertha s’acheta un nouveau livre d’office.

Le grand événement dans la vie de la tante Bertha, ça ne fut pas Florent ni le docteur ni Philippe, ce fut le changement de curé. Jamais elle ne sentit pareille angoisse. Trois jours, à la maison, ce fut une exilée. Philippe songeait aux régions envahies qui craignent la déportation. La tante était comme sur le quai de la gare, assise sur ses valises. Allait-elle déménager, suivre l’autre curé ?

Le nouveau lui sourit. Tout de suite, il lui demanda un petit service, et la tante Bertha déboucla sa malle : elle pouvait rester, le bonheur l’attendait encore.

Philippe se demandait ces jours-là ce qui l’attendait. Un soir, avant de se coucher, il avait parcouru des pièces obscures, et, dans son lit, une peur des morts lui était venue, une peur d’enfants, qui n’était pas tout à fait une terreur, mais qui le laissait éveillé. Ensuite il craignait un cauchemar dont il serait trop lent à se réveiller. Philippe, avec son pyjama et ses couvertures, reprenait son âme d’enfant. Il était à peu près guéri, et il lui semblait que l’enfant allait faire la place à un homme. Il savait qu’il surviendrait de l’inattendu. Sa vie allait être changée.

  1. Voir le Mariage blanc d’Armandine.