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Les invisibles de Paris (Aimard)/I/XIV

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Roy et Geffroy (p. 152-159).
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XIV

LE CHIEN ET SON MAÎTRE

Le dernier des invités du comte de Warrens retiré, le suisse de l’hôtel du quai Malaquais avait fermé les portes.

Il était près de sept heures du matin.

Le comte de Warrens, rentré dans ses appartements, s’était renfermé tête-à-tête avec le major Karl Schinner.

Le maître et l’intendant avaient eu un rapide entretien, à la suite duquel ce dernier sortit, laissant le comte libre de se livrer à un sommeil qu’une nuit passée tout entière devait lui avoir rendu nécessaire.

Arrivé dans une antichambre précédant l’appartement particulier de M. de Warrens, le major trouva le valet de chambre de service.

— Retirez-vous, lui dit-il, M. le comte dort. Pas de bruit dans l’hôtel. Recommandez cela aux gens de service.

— Bien, monsieur le major. À quelle heure faudra-t-il entrer dans la chambre de M. le comte ?

— À midi.

Le domestique se retira.

Schinner ne parlait pas longuement.

Ses ordres étaient d’une précision merveilleuse ; aussi ne lui demandait-on jamais d’explications, et jamais personne ne commettait d’erreur.

Cinq minutes après, le mot d’ordre était donné, et l’hôtel de Warrens, où retentissaient peu auparavant les accents de la plus folle joie, retombait dans un calme et dans un silence voisins de ceux du tombeau.

Alors la porte de la chambre à coucher du comte roula sans bruit sur ses gonds, et un personnage ressemblant à s’y méprendre à l’ouvrier qui, la nuit précédente, se trouvait en embuscade sur la route de Villejuif, à celui que la Cigale traitait de capitaine, à Passe-Partout, enfin, en sortit, et descendit dans les jardins de l’hôtel par un escalier dérobé.

Seulement, Passe-Partout avait troqué sa blouse contre une redingote usée aux coutures, et sa casquette contre un chapeau, qui, à coup sûr, ne sortait pas des ateliers d’un faiseur à la mode.


Il prit son courage à deux mains et il entra dans le cabinet du redoutable patron.

Jetant un regard investigateur tout autour de lui, pour s’assurer que nul ne le surveillait, il se dirigea vers une statue de Diane chasseresse.

Là, posant le doigt sur un bouton habilement dissimulé dans une des lettres qui composaient le nom du sculpteur, il poussa.

La statue tourna lentement sur elle-même.

Le socle suivit le mouvement de la statue.

Une étroite ouverture se fit et livra passage à Passe-Partout.

Il s’y engagea et disparut.

Socle et statue reprirent leur première place.

Pendant que cela se passait dans le jardin de Warrens, un marchand de vins de la rue Jacob, gros homme à la face rougeaude, à la mine joviale, au ventre rebondi, achevait, en sifflotant un air à boire, d’ouvrir les volets de sa boutique.

Cet honorable industriel se dépêchait d’autant plus d’ouvrir son établissement qu’il venait d’apercevoir, tournant l’angle de la rue des Saints-Pères, une de ses meilleures pratiques.

— Bonjour, prince, fit la pratique, qui n’était autre que la Cigale, bonjour, prince et la compagnie.

Le cabaretier était tout ce qu’il y a de plus seul.

La compagnie brillait par son absence.

Mais, on le sait, la Cigale avait un tic, c’était d’être poli pour tout le monde, même pour les absents.

Seulement, pourquoi appelait-il prince ce bon gros joufflu de cabaretier ?

La raison était bien simple.

Le cabaretier se nommait Bonnel.

Avant de venir exercer à Paris, il avait tenu un superbe bouchon-restaurant à Caen.

Or, dans le Calvados, tout comme dans le département de la Seine, les aubergistes sont amoureux de la dive bouteille et de l’eau-de-vie de cidre.

Un beau matin, qu’il avait nombreuse compagnie dans sa salle de cent couverts, qui pouvait contenir vingt-cinq convives très serrés, l’honnête Bonnel, bonnet de coton en tête, à cheval sur un biquet ramené par lui du marché, fit irruption au milieu de ses clients.

Bonnel était ivre comme les Normands savent s’enivrer.

Il se tenait ferme en selle et faisait caracoler sa bête sur place.

On ne compta guère que trois chevilles blessées et deux têtes bossuées à la suite du discours qu’il jugea à propos de faire à ses habitués.

Comme il déboucha sa plus fine tonne pour panser les blessés, on ne lui intenta que cinq procès.

Le tribunal le condamna à 500 francs d’amende et à quinze jours de prison pour blessures involontaires par imprudence.

À partir de ce jour et de ce jugement mémorables, on le surnomma le prince Plumet.

Il quitta Caen, vint s’établir à Paris, et prit pour enseigne un plumet couronné.

Le surnom lui resta.

Voilà pourquoi la Cigale le traitait de prince long comme son bras.

— Tiens ! c’est vous, monsieur la Cigale ? fit le cabaretier en lui serrant la main, vous venez de bonne heure dans le quartier… Un canon de blanc, ça vous irait-il ?

— Tout de même.

— Il n’y a rien de meilleur pour tuer le ver.

— Allons-y, répondit la Cigale, à qui son coffre irremplissable permettait de ne refuser aucune offre de ce genre, faite d’aussi bonne grâce.

Le prince Plumet laissa là sa devanture.

Peu d’instants après, il se trouvait, lui, derrière, et la Cigale devant le comptoir, séparés par le bois et le métal qui le composaient, mais réunis par des toasts énergiques qu’ils portaient à la santé l’un de l’autre.

Ce n’étaient pas deux canons que ces bons compagnons ingurgitaient, c’était bien une batterie tout entière.

Le premier feu passé, Plumet, qui, quoique buveur, ne laissait pas d’être raisonnablement curieux, réitéra son interrogation amicale.

— C’est vrai, j’arrive de bonne heure dans le quartier, mais j’ai peut-être bien mes raisons pour ça.

— Des raisons mystérieuses… et qu’on ne peut pas savoir ?

— Mystérieuses… possible, dit le colosse, mais qu’on ne peut pas savoir ! Pourquoi donc ça, s’il vous plaît, mon prince Plumet ?

— Faut voir.

— J’ai rendez-vous avec un ami.

— Ici chez moi ?

— Pardine !… est-ce que je fais des infidélités… dans le quartier ?

— Ce serait mal ! s’écria Plumet sentimentalement.

— Aussi, que j’aie du quibus ou que j’aie le gousset vide, c’est toujours au Plumet-Couronné que je donne mes rendez-vous, pas vrai ?

— Oh ! je ne suis pas inquiet, vous êtes une bonne paie. Vous gagnez de l’argent !

— Le métier n’est pas mauvais, il ne faut pas se plaindre, repartit la Cigale ; je gagne bien mes petits quarante-cinq ou cinquante livres par semaine.

— Et qui m’amenez-vous ?

— Un pays, à moi.

— Vous êtes de quel pays ?

— De Toulouse.

— Tiens ! vous avez l’accent marseillais. C’est drôle.

— Ce n’est pas si drôle, puisque je suis de Toulouse, répondit simplement le géant.

— On travaille bien là-bas. On bâtit bien ! mâtin, oui !

— Oui, assez ; les maisons sont solides.

— Les maisons… ce n’est pas des maisons que…

— Et de quoi donc ?

— Des citoyens dont votre père est le créateur.

— Farceur ! Dirait-on pas qu’il est établi comme un oiseau-mouche !

Et la Cigale campa sur l’abdomen de S. A. Plumet, premier du nom, un énorme revers de main qui lui fit faire une affreuse grimace.

Ce bon la Cigale était un peu de la nature des ours, qui vous étouffent en vous caressant.

Pour racheter la vivacité de ses gentillesses, le géant dit :

— À mon tour, je paie une tournée.

— Ça va, fit joyeusement le prince, qui oublia la caresse virulente de son client.

Mais il s’arrêta :

— Ah !… non !… Tenez, ajouta-t-il, voilà un particulier qui regarde par ici… Il a l’air de chercher quelqu’un… Ça doit être votre pays.

— Ma foi ! oui.

— Le gaillard ne s’est pas fait attendre. Faut-il ajouter un troisième verre ?

— Da… da…, bredouilla la Cigale embarrassé.

— Ajoutez, mon prince, dit gaiement Passe-Partout, le camarade attendu par le géant, ajoutez.

— Ah ! bien… alors ! fit celui-ci, qui, malgré lui, prit une attitude moins sûre de lui-même en présence de son capitaine.

Un violent coup de pied que ce dernier lui allongea dans l’os de la jambe le força de se taire.

Le cabaretier tout à son vin qu’il versait, en le répartissant également dans trois verres proprement rincés à nouveau par et pour lui, ne remarqua point ce jeu muet.

La seconde tournée passa dans le gosier de la Cigale et de Plumet, comme la première y avait été engloutie, sans qu’il y parût.

Passe-Partout avala le contenu de son verre comme s’il n’avait jamais bu un verre de Château-Larose ou de Cliquot première.

La tournée finie, il dit gracieusement au cabaretier :

— Nous avons à causer avec le camarade.

— Je sais… je sais, répondit l’autre…, et à déjeuner ?

— Oui. Vous nous servirez ce que vous aurez de prêt.

— Demandez.

— Vous avez un cabinet ?

— Superbe… on y tiendrait quatre.

Et le prince Plumet ouvrit la porte d’un taudis à soupente, où une table boiteuse dansait entre deux bancs mal équarris.

— Et on est tranquille ? demanda Passe-Partout.

— Vous y tueriez vos père et mère que personne ne vous gênerait.

— C’est bien ; la Cigale, viens !

Le colosse, qui n’avait plus soufflé depuis le coup de pied de Passe-Partout, s’ébranla et le suivit dans le prétendu cabinet.

— Vous empêcherez qu’on ne nous dérange, n’est-ce pas, mon ami ? fit ce dernier en posant d’une façon particulière et sans affectation l’index de sa main droite sous l’extrémité de son menton.

À ce geste, à ce signe de reconnaissance, le prince Plumet ôta vivement sa casquette de loutre et devint aussi respectueux qu’il avait été sans gêne jusque-là.

— Ces messieurs peuvent être bien tranquilles, dit-il, personne ne mettra le bout du nez dans leurs affaires.

Et il sortit à reculons après les avoir servis.

— Maintenant, causons, reprit Passe-Partout.

— Oui, cap…

— Animal !… n’est-ce pas assez de l’avertissement que je t’ai donné tout à l’heure pour t’empêcher d’être toujours aussi bêtement respectueux avec moi, devant témoin ?

— Oui, mon vieux Pa… Passe-Partout.

— Qu’as-tu fait cette nuit ? Allons, réponds et ne bégaie pas… Je n’ai pas de temps à perdre.

— Cette nuit… répondit le colosse, s’efforçant de rattraper sa langue pour obéir ; cette nuit, je suis allé à l’Opéra, de là à Beaujon. J’ai vu tomber l’homme, je l’ai vu jeter à la Seine, je l’ai vu repêcher.

Telle était la crainte ou le désir de contenter son chef, éprouvés par ce pauvre la Cigale, qu’il prononça cette phrase toute d’une haleine, sans seulement prendre le temps de respirer.

— Tu as vu tout cela… toi-même ?

— Moi-même.

— Qui l’a retiré de l’eau ?

— Plusieurs individus, des charrieurs de bois, des débardeurs.

— En connais-tu un ?

— Non.

— Ah ! c’est fâcheux.

— Seulement, parmi eux, se trouvait un gamin.

— Eh bien ! s’écria Passe-Partout, qui se contint pour ne pas donner signe d’impatience.

— Un voyou de ma connaissance.

— Son nom ?

— Mouchette.

— Le fils de la Pacline ?

— Son fils… ou à peu près, répondit la Cigale, après réflexion.

— Bien ! murmura Passe-Partout avec un sourire étrange. L’homme était-il mort ?

— Je ne sais pas, cap… mon vieux !

— Mordieu ! il fallait savoir cela.

— Je le saurai, dit le géant en baissant les yeux comme une fille grondée par sa gouvernante.

— Où l’a-t-on transporté ?

— On lui a donné des soins sur place.

— Et après ?

— Après ?… je me suis vu forcé de filer mon nœud.

— On t’avait éventé ?

— Ma foi, oui ; vous l’avez deviné… fit la Cigale, tout joyeux… Sans ça…

— Quand auras-tu des renseignements précis ?

— En sortant d’ici.

— En me quittant ?

— Oui.

— Où cela ?

— Chez la Pacline, donc ! et par le moutard.

— C’est juste, dit Passe-Partout. Écoute-moi.

— Allez.

— Approche-toi.

— Oh ! il n’y a pas de danger. Plumet est sûr.

— Je ne suis sûr que de moi.

— Et de moi aussi, pas vrai ?

— Oui. Approche.

Et, se penchant à l’oreille du colosse, Passe-Partout lui parla deux ou trois minutes à voix basse et lui remit deux lettres soigneusement cachetées.

— Tu m’as bien compris ? termina-t-il à voix haute.

— Un enfant de cinq ans aurait aussi bien compris que moi. Ce n’est pas difficile, répondit la Cigale, qui cacha les lettres dans sa poitrine.

Tout en causant, sur l’invitation de Passe-Partout, il avait bu et mangé.

La bouteille était vide.

Dans l’assiette, il ne restait que des os, si bien dépouillés, qu’un chat n’y aurait pas trouvé sa nourriture.

— N’as-tu rien à me remettre ? reprit Passe-Partout.

— Si, mais j’attendais votre demande.

— À la bonne heure ! Tu te formes. Un portefeuille, n’est-ce pas ?

— Le voici.

— Qui te l’a confié ?

— Un domino noir, au bal de l’Opéra.

— Bien.

Passe-Partout prit le portefeuille, l’ouvrit, y jeta un regard rapide, en retira quelques pièces qu’il mit à part, et le serra dans une des poches de sa redingote.

— Autre chose, dit-il ensuite.

— Quoi donc ?

— Caporal ?…

— Il a fait son affaire.

— L’homme ?

— Tombé du premier coup.

— Mort, ou blessé seulement ?

— Tué raide.

— Ses papiers, te les a-t-il remis ?

— Caporal ne les remettra qu’à vous, mon… Passe-Partout, répondit la Cigale.

— C’est bien. Tu n’as rien de plus à m’apprendre ?

— Rien pour le quart d’heure.

— Ce soir, à l’heure convenue, dans l’endroit que tu sais.

— On y sera.

— Amène Caporal.

— On l’amènera.

— Recommande-lui de ne pas oublier les papiers en question.

— S’il les oublie, c’est que j’aurai moins de tête que lui.

— Va, maintenant. Qu’attends-tu ? demanda Passe-Partout.

— Êtes-vous content de votre matelot, mon ca… marade ?

— Oui. Comme toujours, tu as été brave et dévoué. Voici ma main.

Au lieu de presser cette main fine et aristocratique entre ses mains rudes et calleuses, le colosse la porta à ses lèvres.

— Grand enfant ! fit Passe-Partout, tu ne seras donc jamais un homme ?

— Pour être un homme, faut-il oublier que je vous dois tout ?

— Assez sur ce sujet. Sois reconnaissant si tu le veux, mais ne me parle jamais de ta reconnaissance.

Passe-Partout n’avait pas pu s’empêcher de laisser percer une certaine amertume dans ces paroles adressées sur un ton rude au débardeur, qui n’en pouvait mais.

La Cigale s’inclina, tout en hochant la tête comme pour dire :

— Vous aurez beau faire, mon maître, vous ne pourrez jamais vous opposer à ce que je vous sacrifie mon sang et ma vie.

Un passé terrible liait l’existence de ces deux hommes, dont l’un appelait l’autre tantôt : mon matelot, tantôt : mon capitaine.

Seulement, toutes les fois que le premier ouvrait la bouche pour faire allusion à ce passé, l’autre la lui fermait impérieusement.

Passe-Partout, pour couper court aux récriminations de la Cigale, frappa sur la table avec le dos de son couteau.

Le cabaretier parut.

— Combien devons-nous ?

— Quarante-cinq sous, messieurs, répondit le prince Plumet.

Passe-Partout paya.

Ils sortirent du cabaret et descendirent la rue Jacob.

Arrivés place Maubert, ils se séparèrent.

Nous ne nous occuperons pas de la Cigale, son itinéraire nous étant connu.

Nous l’avons vu à l’œuvre chez la Pacline.

Attachons-nous aux pas de son compagnon.