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Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/V

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Roy et Geffroy (p. 321-333).
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C’étaient des soupirs, des sanglots à fendre l’âme.

V

VIE DE BOHÈME DE ROSETTE

Rosette continua ainsi :

— On venait de me remettre, ou pour mieux dire de me confier à une troupe de bohémiens, dont Jean Vadrouille était le chef, le maître absolu, le

« Cette troupe se composait d’une trentaine de membres, hommes et femmes, et d’une quinzaine d’enfants, tous ne dépassant pas dix ans.

« Je fis une remarque.

« Les hommes et les femmes avaient le teint bronzé, les cheveux noirs et plats.

« Ils parlaient entre eux un langage inintelligible, pour moi, à ce moment-là, car il ne me fallut pas longtemps pour le comprendre et le parler aussi facilement qu’eux.

« Les enfants, blancs, frais et roses, n’appartenaient en rien à leur race et à leur famille.

— Si, par hasard, vous vous trouviez face à face avec l’homme masqué qui vous a livrée à ces bohémiens, pensez-vous qu’il vous serait possible de le reconnaître ? demanda l’étudiant.

— Oui, dit Rosette sans hésiter, pourvu que j’entende sa voix.

— Vous l’avez revu ?

— Il est à Paris, J’en suis sûre.

— Comment cela ?

— Un matin, il y a environ deux mois, je passais rue Saint-Martin. On venait d’arrêter un voleur, pris la main dans le sac. Une foule considérable était là… Je m’approchai du rassemblement, tout en continuant mon chemin. Une voix frappa mon oreille. Je me sentis chanceler. Cette voix…

— C’était la sienne ?

— Oui. Je m’élançai, je voulus traverser la foule, me mettre au premier rang pour voir qui avait parlé. Il y avait trop de monde. Cela me fut impossible. Quand j’arrivai au premier rang, l’homme, la voix, le voleur, tout était parti.

— C’est étrange !… murmura M. Lenoir.

Rosette continua :

— La troupe était campée dans une clairière de la forêt.

« Les uns avaient allumé de grands feux et se chauffaient.

« Les autres dormaient.

« On m’entortilla dans deux couvertures de laine qui n’en étaient, pas à leur première campagne, et malgré le crève-eœur que je ressentais à me voir ainsi abandonnée au milieu de ces êtres sauvages et inconnus de moi, je fis comme eux, je m’endormis d’un sommeil profond.

« Le lendemain quand je m’éveillai, ou plutôt quand mes petit compagnons de bohème et d’infortune vinrent m’éveiller, il était grand jour.

« La tribu était sur pied.

« On n’attendait plus que moi pour se mettre en marche.

« Pour la première fois de ma vie, ma toilette fut faite en moins d’une demi-minute, le temps d’ouvrir les yeux, de secouer les flocons de laine qui s’étaient attachés à ma chevelure et de sauter sur mes jambes.

« On se mit en route.

« Au fond, Jean Vadrouille pouvait passer pour un bon homme. Il existait un cœur sous son épaisse enveloppe. La preuve en était dans la compagne qu’il s’était choisie, et que, sauf dans ses moments d’ivresse, où il devenait terrible, il respectait et faisait respecter de tous.

« Cette compagne, sa femme, la Mignonne, énorme créature pesant plus de cent kilos, remplissait les rôles de géante ou de femme à barbe dans les foires où la troupe pouvait étaler ses splendeurs et ses merveilles aux yeux d’un public idolâtre.

« La Mignonne n’avait qu’un œil ; son visage, couturé par d’affreuses brûlures, inspirait l’effroi de prime abord, et pourtant ce colosse femelle possédait une âme sensible et dévouée.

« Elle jouissait, en outre, d’un avantage incontestable sur toutes les autres femmes de la troupe et de la tribu : elle était muette de naissance.

« Quant à l’œil qu’elle avait perdu et aux brûlures qui la constituaient un objet de terreur pour les petits enfants, c’était le plus doux et le plus glorieux souvenir de sa vie.

« Aussi le plus grand plaisir qu’on pût causer à cette misérable créature, c’était de lui faire raconter, dans sa mimique expressive, la nuit terrible où, au péril de sa vie, elle avait arraché aux flammes Jean Vaudrouille et sa vieille mère paralytique.

« À la suite de ce dévouement et de cet acte de courage qui coûtaient si cher à la Mignonne, le bohémien reconnaissant l’épousa et en fit la reine de sa tribu.

« Pour trouver de ces dévouements et de ces reconnaissances, il faut lire les contes de Berquin ou voyager en pleine bohème.

« À tout prendre, Jean Vadrouille n’avait pas fait une si mauvaise affaire :

« Il avait acheté, moyennant une cruche cassée et une promesse de fidélité qui n’était pas un article de foi, l’être le plus affectueux, le plus sincèrement attaché à sa royauté qu’il soit au monde, l’obéissance d’un esclave et la gratitude d’un chien.

« En dehors de ses occupations artistiques, le roi des bohémiens avait un singulier métier.

« Il était marchand d’enfants.

« Tous ceux qu’il volait ou qu’il achetait, il les revendait après leur avoir donné une éducation consciencieuse et suffisante.

« Cette éducation consistait dans l’étude de la Danse des œufs, de la Danse de corde, du Saut de carpe, dans l’art d’avaler des couteaux ou des sabres, de rendre du feu par les narines et par les oreilles.

« Quand il voulait perfectionner un de ces élèves, — et il fallait que celui-là fût un de ses favoris, — il daignait lui inculquer lui-même les principes de la chiromancie et de la cartomancie.

« Des correspondants, que sa royauté possédait dans chaque contrée de l’Europe, se chargeaient de revendre ses produits de chair humaine aux saltimbanques patentés, aux directeurs de cirques ambulants, voire aux directeurs de cirques exerçant dans les grands centres, dans les capitales de l’Europe.

« Son commerce allait bien.

« La guerre venait de ruiner les campagnes.

« Dans beaucoup d’endroits, dans maints villages, les paysans pleuraient misère, et les parents trop chargés de famille faisaient comme le père et la mère du Petit-Poucet, les bûcherons de la fable : ils venaient lui apporter leur progéniture affamée.

« Dans ces cas-là, et ils s’offraient souvent, Jean Vadrouille se montrait digne de la confiance que les bohémiens ses administrés lui témoignaient depuis de longues années.

« Il affectait d’être plus difficile qu’un maquignon en marché pour acheter un percheron ou un normand de Basse-Normandie.

« La marchandise n’était admise au droit de grouiller sous sa tente que bien examinée.

« Et ne croyez pas qu’il achetât indifféremment tous les enfants qu’on lui apportait.

« Les petits malheureux dont la constitution ne lui semblait pas apte au travail se voyaient impitoyablement refusés, au désespoir des cupides parents, ou des misérables procureurs, qui les ramenaient au logis en les injuriant, en les invectivant à qui mieux mieux, en les frappant même, sans pitié pour leur âge et pour leur faiblesse.

« Lorsque ces cas de refus se présentaient, et ils n’étaient pas rares, notre maître ne manquait jamais de nous faire assister aux mauvais traitements dont on usait envers ces malheureux petits êtres.

« Puis il ajoutait d’une voix paterne :

« — Hein ! mes bijoux, qu’en pensez-vous ? Êtes-vous assez heureux de vivre parmi nous, d’avoir été admis dans notre famille ! Voyez comme vous l’avez échappé belle. Règle générale, tous les parents sont méchants et brutaux comme ceux que vous voyez là.

« Beaucoup d’entre nous le croyaient.

« Mais son éloquence et son habileté n’étaient point arrivées à me convaincre aussi facilement que les autres de ma profonde félicité.

« Par moments, j’étais bien triste, malgré les caresses de la Mignonne, à la figure de qui j’avais fini par m’accoutumer.

« On avait beau me laisser plus de liberté qu’à mes compagnes, ne pas forcer mon travail, me donner les meilleurs morceaux à l’heure des repas, je pleurais en dedans et de temps à autre j’appelais :

« — Maman ! maman !

« À cette époque-là, le souvenir et le visage de ma mère n’étaient pas encore une vision disparue pour moi, hélas !

« Les trois quarts du temps nous ne restions pas plus de deux jours dans le même endroit.

« On juchait les enfants sur des ânes, dans des paniers.

« Les malades s’abritaient dans la charrette, recouverte de toile, que conduisait la Mignonne, et qui contenait tout ce qu’en termes de théâtre on appelle des accessoires, c’est-à-dire les maillots, les paillettes, les gobelets, les anneaux, les costumes de pitre, les instruments de toutes sortes, etc.

« Les hommes et les femmes suivaient à pied.

« Ce n’était pas le plus ennuyeux de notre existence.

« Quand la troupe arrivait dans un village, les bohémiennes disaient la bonne aventure, les bohémiens faisaient des tours de force ou d’escamotage.

« Mais le vol était leur principal gagne-pain.

« Jean Vadrouille campait toujours hors les villes et les cités, soit dans les forêts, soit dans les champs.

« Il évitait toute accointance avec les milieux trop soigneusement surveillés.

« Vous comprenez facilement pourquoi.

« Je m’habituai vite à ma nouvelle famille.

« Parmi les enfants, mes camarades, qui tous étaient de petits êtres aussi pervertis que sales, dépourvus de morale et d’intelligence, ressemblant plutôt à des animaux qu’à des êtres humains, je n’en trouvai pas un seul qui ne choquât point mes instincts aristocratiques.

« Je ne me liai avec aucun d’eux.

« La société de la Mignonne me suffisait.

« Aussi ne me mêlais-je à leurs jeux ou à leurs exercices que pour leur éviter une réprimande brutale ou un châtiment manuel trop violent.

« Cela posé, ils avaient pour moi une déférence qu’ils n’avaient pour personne autre.

« On m’avait surnommée la Petite Princesse, — jusqu’au jour où je perdis ce surnom honorifique, et où je le vis remplacer par celui que vous m’avez gardé, vous et elle, dit Rosette en regardant les deux hommes et Pâques-Fleuries.

« — La Pomme ? fit M. Lenoir.

« — Précisément. Voici comment je le méritai.

« Un jour, ou plutôt un matin, on déjeunait, comme toujours, en plein air, sur la grande route.

« Nous mangions du pain de seigle et des pommes que ces messieurs et ces dames ne s’étaient pas gênés pour arracher aux nombreux pommiers bordant le chemin.

« Dans le nombre, dans le tas, il s’en trouvait une si grosse, si belle, aux couleurs tellement appétissantes, que je la demandai à la Mignonne, ma protectrice.

« La Mignonne me la donna, au grand regret de mes petits compagnons.

« S’il n’y avait eu qu’eux à la convoiter, je serais demeurée à tout jamais la Petite Princesse ; mais il n’en fut pas ainsi.

« Jean Vadrouille avait vidé plus d’un carafon d’eau-de-vie ce matin-là, aussi se mit-il à crier de sa voix la plus rogomeuse :

« — Je la veux !… Pourquoi donc cette marmotte-là aurait-elle cette pomme plutôt que les autres ?

« Ces idées d’impartialité ne lui surgissaient jamais au cerveau que lorsqu’il était ivre peu ou prou.

« La Mignonne haussa les épaules.

« Moi, je cachai ma pomme sous mon tablier.

« Il se leva furieux.

« — Passe-la-moi, me dit-il, ou je…

« La Mignonne se mit entre lui et moi au moment où je lui répondais :

« — Non. Tu ne l’auras pas. Je la garde.

« Jean l’écarta violemment et se précipita sur moi pour me l’arracher.

« J’avais déjà huit ans passés.

« J’étais agile et nerveuse.

« Je me mis à courir. Il me poursuivit tout en titubant.

« Je faisais des détours, comme quand on joue aux barres ou au chat-perché.

« Il jurait comme un charretier.

« La Mignonne riait de sa maladresse ou plutôt de ma légèreté.

« Tous les enfants, qui s’intéressaient à la poursuite, l’excitaient de leurs cris et de leurs huées :

« — Il l’aura ! il ne l’aura pas !

« Certes, Jean Vadrouille, à moitié ivre, n’aurait jamais fini par m’atteindre ce matin-là, mais mon mauvais sort voulut qu’au moment où je tournais la tête pour voir s’il était sur mes talons, je buttai contre une racine d’arbre cachée à fleur de terre, et je tombai sur mes mains.

« En un clin d’œil il fut sur moi.

« Me prenant d’une main, il me souleva, et me menaçant de l’autre :

« — La pomme ! fit-il.

« — Non.

« — La pomme ! Donne, ou je te casse.

« — Non ! répondis-je une seconde fois.

« Alors, ce furieux, hors de lui, bafoué par sa marmaille, qui venait de former un cercle autour de nous, me prit à deux mains et m’allait briser contre le sol, si la Mignonne n’était venue à mon secours.

« Elle m’arracha de ses mains et m’emporta, pâle, toute tremblante de colère et de frayeur, mais triomphante.

« J’avais gardé ma pomme.

« Le lendemain, quand Jean Vadrouille fut revenu à la raison ainsi qu’à de meilleurs sentiments, la première chose qu’il demanda fut la pomme.

« Seulement ce n’était pas le fruit, c’était l’enfant qu’il voulait embrasser.

« J’accourus.

« Il me combla de caresses et me dit :

« — À partir d’aujourd’hui, on ne t’appellera plus que la Pomme. Qui sait, ça m’empêchera peut-être de m’enivrer à l’avenir.

« Jean ne jura pas qu’il ne boirait plus.

« En cela, il fit bien. Serment d’ivrogne, serment de joueur.

« Mais depuis lors, je ne me souviens pas de l’avoir revu dans un de ces états où l’homme ressemble tant à la brute.

« Comme vous le voyez, je m’habituai vite au genre de vie mené par les bohémiens.

« J’atteignis ma dixième année, insouciante, heureuse.

« À cet âge, le passé n’existe plus, l’avenir n’est qu’un mot vague ; on ne voit que le présent.

« Je faisais pourtant régulièrement ma prière, que je terminais toujours par : Ma mère, les morts sont vivants.

« Et chaque soir, mon chapelet à la main, je me répétais le mot de reconnaissance que la femme de la voiture m’avait recommandé de ne pas oublier.


« Nous parcourions l’Europe, du nord au midi ; revenant sur nos pas, nous allions de l’est à l’ouest, sans jamais nous arrêter longtemps nulle part.

« Grâce à une facilité naturelle extraordinaire, j’étais arrivée à parler avec une rare perfection les langues de tous les pays que nous avions parcourus.

« Encore aujourd’hui, quoique je rencontre peu d’occasions d’exercer ma mémoire, je parle couramment l’espagnol, l’italien, l’allemand, le russe et l’anglais.

« J’aimais cette vie indépendante qui ne se soucie de rien, cette vie nomade et décousue qui ne tient à rien.

« Il ne me manquait, pour être tout à fait contente de mon sort, qu’une amie, une confidente, une sœur.

« La Mignonne me témoignait bien toute la grossière affection dont elle était capable, mais cela, ne suffisait pas au besoin d’aimer et d’être aimée que je sentais grandir en moi de jour en jour.

« Cette amitié que je rêvais, que j’appelais de toutes les forces de mon jeune cœur, me tomba du ciel, dans la personne de ma chère Pâques-Fleuries.

Celle-ci se leva, s’approcha d’elle, l’embrassa et lui dit :

— Continue, ma sœurette.

Rosette obéit.

— Nous longions un petit bois, à l’entrée du duché de Luxembourg, marchant un peu à la débandade, selon notre habitude.

« Les autres allaient en avant.

« J’avais aperçu, de l’autre côté d’un fossé qui bordait le chemin, des vergiss-mein-nicht, ces adorables petites fleurs blanches et bleues que j’aimais et que j’aime encore à la folie.

— Souvenez-vous-en ! messieurs, ajouta-t-elle avec un éclat de rire joyeux, qui montra ses deux rangées de perles blanches.

« Je laissai filer le gros de la troupe.

« Puis je sautai dans le fossé et je me mis à cueillir une botte de mes fleurs préférées.

« De plates-bandes en plates-bandes j’arrivai au pied d’un arbre qui servait de limite entre deux champs.

« Je m’assis pour attacher mon bouquet.

« Tout à coup je me relevai vivement.

« Un soupir, faible comme la vibration lointaine d’une harpe éolienne, venait d’arriver jusqu’à mon oreille.

« Je jetai un coup d’œil rapide autour de moi.

« Un cri de surprise s’échappa de ma bouche.

« Derrière l’arbre au pied duquel j’étais venue m’asseoir, gisait une petite fille à peu près de mon âge, dormant, sa blonde tête appuyée sur ses deux bras.

« La malheureuse enfant était d’une maigreur effrayante, si pâle que, sans le soupir que je venais d’entendre, je l’aurais crue morte.

« Mon cri la réveilla.

« Se relevant à demi et fixant sur moi ses grands yeux bleus, qui sont restés aussi grands et aussi bleus, ajouta-t-elle en montrant Pâques-Fleuries, elle me dit avec une expression de prière et de souffrance impossibles à rendre :

« — J’ai faim… Avez-vous un morceau de pain ?

« — Du pain ! lui répondis-je, ah ! mon Dieu ! je n’en ai pas… Mais attendez, et vous allez en avoir.

« Je jetai mes chères fleurs à terre pour courir plus vite, et en moins de cinq minutes j’eus rejoint les traînards de la tribu.

« Jean Vadrouille se trouvait parmi eux.

« Il surveillait l’arrière-garde.

« — D’où vient cette petite diablesse ? fit-il en meregardant avec ses plus gros yeux.

« — Du pain ! du pain ! lui demandai-je toute haletante.

« — Pour qui ? pour toi ?

« — Non. Venez et vous verrez.

« Le maître me regarda ; puis, après un moment d’hésitation, il se chargea d’un bissac où se trouvaient une partie des vivres de la tribu, et il me suivit.

« Sans lui dire gare, je pris un pain entier et je le devançai de toute ma vitesse.

« — Qu’est-ce que ça ? me cria-t-il du plus loin qu’il aperçut la pauvre enfant, qui dévorait sa maigre pitance.

« Il me parlait dans le langage de sa tribu.

« Je lui répondis en me servant de son argot :

« — Ça, c’est mon amie… une petite fille comme moi… Elle avait faim, et je lui ai donné du pain… voilà !

« — Pardi ! je vois bien tout cela… Mais que diantre fait-elle là toute seule ?

« — Ah ! je ne sais pas, mais ça m’est égal.

« Et j’allai chercher une grande écuelle d’eau au ruisseau voisin, pour l’apporter à ma protégée.

« Pendant ce temps-là, Jean Vadrouille l’interrogea.

« L’histoire de la pauvre petite trouvée était aussi courte que triste.

« L’avant-veille, presque à la même heure, elle avait perdu son père et sa mère, deux malheureux sabotiers.

« Personne ne s’était occupé d’elle.

« Un méchant oncle qui lui restait avait trouvé un moyen tout simple, de se délivrer des embarras d’une éducation et d’une tutelle trop lourdes pour lui.

« Il l’avait abandonnée à la garde de Dieu, en pleine campagne, après l’avoir conduite à quelques lieues du village où l’on venait d’enterrer ses parents.

« Depuis vingt-quatre heures, l’infortunée petite créature vivait de ce que le hasard lui avait mis sous la main.

« Elle serait morte de faim et de froid, si le ciel n’eût mis des vergiss-mein-nicht au bord du fossé qui bordait notre route.


Me prenant dans ses bras, il m’emporta, c’est à peine si j’osais respirer.

« J’étais enchantée de ma trouvaille.

« Le roi des bohémiens ne partageait ni mon extase ni mon ravissement.

« — Mauvaise marchandise, murmura-t-il entre ses dents, après un mûr examen. Qu’est-ce que je pourrai bien faire de ce paquet-là ? Ça n’a plus que le souffle.

« Mais la petite blondinette était si gentille !

« Je le suppliai tant, tant, de ne pas abandonner ma sœur, car tout d’abord je lui donnai ce nom-là, — un peu plus, je l’appelais ma fille, — qu’il se laissa attendrir et consentit à l’emmener avec nous.

« Au fond, je vous l’ai déjà dit, Jean Vadrouille n’était pas un mauvais cœur.

« Ce fut l’époque la plus heureuse de ma jeunesse, de mon enfance, si vous voulez.

« J’étais choyée, libre de satisfaire tous mes caprices de chèvre sauvage ; je chantais comme une oiselle du matin au soir, imprévoyante et sans souci ; j’étais parvenue au comble de mes souhaits.

« J’avais une amie, une sœur qui me chérissait autant que je la chérissais, que je la chéris moi-même aujourd’hui.

« Oh ! oui ! mon bonheur était complet ! bien complet ! fit-elle avec un soupir de regret, un soupir étouffé.

Rosette s’interrompit un instant ; elle se passa la main sur les yeux comme pour chasser un mirage séduisant.

— Bast ! reprit-elle au bout d’un instant, à quoi bon regretter ce qui n’est plus ? Le passé est passé. N’y pensons plus.

« Deux ou trois ans s’écoulèrent sans que je m’en aperçusse.

« Mon amitié pour Pâques-Fleuries augmentait de jour en jour.

« Nous l’avions nommée ainsi, parce que c’était le dimanche des Rameaux que notre rencontre avait eu lieu.

« Elle ne connaissait que moi dans notre nombreuse caravane.

« Aussi je ne la quittais pas plus que son ombre.

« Je lui apprenais tous les tours de passe-passe qui formaient le fond de mon répertoire.

« Elle me payait mes leçons en m’enseignant ce que ni Jean Vadrouille ni la Mignonne ne s’étaient donné la peine de me montrer, la lecture et l’écriture.

« Du reste, les braves gens avaient une excellente raison à donner de leur négligence à cet égard : ni l’un ni l’autre ne savaient lire dans un autre livre que le livre de la nature. Là, rien ne leur était lettre close.

« Aussi, à mon âge, pouvais-je en remontrer à l’agriculteur le mieux assermenté.

« Pâques-Fleuries savait me prendre adroitement.

« Bien que je ne me sentisse pas un goût bien déclaré pour l’étude et que je préférasse jouer et courir après les papillons, j’apprenais pour lui faire plaisir.

« Elle grondait bien de temps en temps ; mais après une séance tant soit peu orageuse, je lui sautais au cou, et tout se terminait au mieux pour elle et pour moi.

« Ce fut aussi cette chère sœur qui m’inculqua mes premières notions religieuses. Jusque-là je parlais de Dieu sans me douter que ce mot contenait l’humanité et l’éternité tout entières.

« Pâques-Fleuries me révéla tous les mystères de la foi.

« Jusque-là je ne m’étais pas donné la peine d’y réfléchir une seule minute.

« Nos bohémiens exerçaient une foule de pratiques superstitieuses ; mais une religion, jamais.

« Païens dans toute la force du terme, ils m’avaient élevée et faite païenne comme eux.

« Les parents défunts de Pâques-Fleuries, honnêtes ouvriers, simples de cœur, foncièrement religieux, avaient veillé attentivement sur leur fille et l’avaient élevée dans la foi et dans les principes solides dont maintenant je profitais.

« Un jour, Jean Vadrouille annonça à ses sujets, à ses administrés, que nous allions passer la frontière et rentrer en France.

« Je ne savais pourquoi, mais mon cœur se serra à cette nouvelle.

« Cependant, à tort ou à raison, je me croyais Française.

« Tout me fait supposer que je ne me trompais pas.

« Avec notre chef, sitôt pris, sitôt pendu.

« Son projet fut immédiatement mis à exécution.

« Le soir même, notre troupe entrait en Alsace.

« Pendant un mois ou deux, tout marcha comme sur des roulettes.

« Nous vivions dans un vrai pays de cocagne, exploitant le paysan, si exploiteur lui-même quand l’occasion s’en présente, vendant des remèdes aussi inoffensifs pour les bêtes que nuisibles aux gens, disant la bonne aventure et dévalisant les guérets et les basses-cours.

« La nature du pays nous servait merveilleusement.

« L’Alsace est une bonne et brave terre.

« Les habitants en sont doux et confiants pour la plupart.

« Le succès nous encouragea.

« Nous tombions sur les villages comme une nuée de sauterelles, faisant main-basse sur tout ce qui se trouvait à notre convenance.

« Il nous semblait que ce mode d’existence, si agréable pour les membres de notre tribu, ne devait être désagréable à personne.

« Jugez de notre désarroi et de notre stupéfaction !

« Par un lever de soleil splendide, au moment où, saturés de rapines et gorgés des fruits de nos excursions à travers les champs de tout le monde, nous nous préparions à lever notre campement, nous nous vîmes cernés de toutes parts par plusieurs détachements de gendarmerie.

« L’officier commandant nous déclara, sans le moindre ménagement, que nous étions ses prisonniers.

« Toute résistance était impossible.

« Il fallut le suivre.

« Deux heures plus tard, nous faisions une entrée fort peu triomphale entre deux haies de ces Strasbourgeois si doux et si crédules.

« Seulement leur douceur s’était changée en rage et leur crédulité en mépris, qu’ils nous jetaient à la tête entremêlé de pierres et de boue.

« C’était la première fois que je mettais le pied dans cette grande ville que l’on nomme Strasbourg. Y retournerai-je ? Je l’ignore.

« Toujours est-il que j’en ai conservé un triste et doux souvenir.

« On nous mit en prison, pêle-mêle.

« Le lendemain, un inspecteur entra dans la salle où nous avions passé une nuit pleine de puces et d’appréhensions, et il donna l’ordre que les enfants fussent mis à part.

« On nous sépara.

« Ce que sont devenus Jean Vadrouille, la Mignonne et le reste de la tribu, je ne l’ai jamais su, n’ayant jamais entendu parler d’eux depuis cette nuit néfaste.

« Je suppose seulement que, pour débarrasser le pays de ces hôtes incommodes, contre lesquels on n’avait, après tout, aucune accusation flagrante à porter, on leur aura fait repasser la frontière, en les reconduisant de brigade en brigade.

« Outre Pâques-Fleuries et moi, on avait emprisonné une dizaine de petits bohémiens.

« Ceux-là étaient bien les fils et les filles des sujets et féaux serviteurs de Son Altesse Jean Vadrouille, premier du nom.

« Il est probable qu’on les rendit à leurs augustes parents.

« Mais, ma sœur et moi, nous n’étions les enfants de personne.

« Personne ne nous réclama.

« Ce fut ce qui nous sauva.

« Nous restâmes internées dans la prison l’espace de sept ou huit mois.

« Et ce ne fut pas encore là le temps le plus malheureux de notre vie.

« La femme du geôlier s’intéressa à nous.

« Elle venait de perdre une enfant de notre âge, à laquelle Pâques-Fleuries ressemblait.

« Cette ressemblance fut une chance pour toutes deux.

« D’abord, à l’insu de son mari, puis, après lui avoir tout avoué, avec son assentiment, elle nous traita aussi bien que les règlements sévères de la maison le permettaient.

« Aux heures où les surveillants ne pouvaient nous surprendre, elle nous emmenait dans son logis et nous enseignait à faire des fleurs.

« Avant son mariage, elle avait été fleuriste.

« Ce travail-là ne m’amusait guère.

« J’aurais préféré courir dans le préau et m’ébattre au grand soleil ; mais Pâques-Fleuries me grondait gentiment, comme elle sait gronder.

« — Apprenons, ma sœur, me répétait-elle sans cesse. Qui sait si ce métier, ce travail, qui te paraît ennuyeux et inutile, ne sera pas plus tard une ressource dans nos mauvais jours ?

« Je suivis son conseil.

« Elle me rendra la justice de convenir que je suis toujours ses conseils.

« — Menteuse ! fit Pâques-Fleuries en la menaçant du doigt.

« — Nous fîmes de rapides progrès, continua Rosette. Bientôt, même, ils devinrent tels, que nous en pouvions remontrer à notre maîtresse.

« Au bout de six mois peu d’ouvrières eussent pu lutter d’habileté et de vitesse avec nous deux.

« La digne femme était enchantée ; elle se montrait fière de nous, et avec raison.

« Le geôlier, son mari, prit à cœur de terminer ce que sa femme avait si bien commencé.

« Il nous procura de l’ouvrage en ville, et chaque samedi il nous remettait intégralement l’argent que nous avions gagné dans la semaine.

« Pâques-Fleuries serrait précieusement le prix de notre travail.

« À la longue, cela finit par faire une petite somme.

« Cependant, quoi que fissent ces braves gens, malgré tous leurs efforts, le régime de la prison ne nous était pas nécessaire.

« Le travail ne donne pas la santé.

« Et sans la santé, la gaieté s’en va.

« Habituées au grand air, accoutumées à ne nous prêter à nulle espèce de joug, l’ennui nous gagna. La nostalgie de la liberté nous minait.

« Pâques-Fleuries dépérissait à vue d’œil.

« Moi, je perdais mes grosses couleurs.

« La bonne geôlière s’aperçut de notre tristesse et du changement qui s’opérait en nous.

« Elle en devina la cause.

« Sans nous donner un espoir qui aurait pu être déçu, sans nous souffler un mot, elle fit si bien que plusieurs familles pieuses, le curé de la paroisse, le maire de Strasbourg s’intéressèrent à notre sort.

« Il ne fut pas difficile à ces diverses influences d’obtenir l’ordre de notre élargissement.

« Un beau matin, la geôlière vint nous annoncer, le sourire aux lèvres et des pleurs dans les yeux, que nous allions être rendues à la liberté.

« Nous ne voulûmes pas la quitter aussi subitement.

« Nous restâmes deux jours avec elle, exprès pour elle.

« Tous les soins et les bontés qu’elle avait eus pour nous valaient bien ce petit sacrifice.

« Vous ne sauriez croire combien elle et son mari en furent touchés !

« Donc, deux jours plus tard, nous sortions de cette triste maison et nous montions en diligence pour nous rendre à Paris.

« Nous ne partions pas sans viatique.

« On nous avait comblées de cadeaux et de conseils.

« Nous étions chargées d’un petit trousseau ; les lettres de recommandation ne nous manquaient pas.

« Quant à l’argent, nous en avions plus qu’il ne nous en fallait pour le voyage et pour notre installation.

« Nous nous croyions satisfaites.

« Il y avait près de cinq cents francs dans la longue bourse de coton rouge que notre protectrice avait tricotée à notre intention.

« Cette somme provenait de notre travail et d’une collecte que des personnes charitables avaient faite en notre faveur.

« C’était à notre bonne geôlière que nous devions tout cela.

« Qui sait si, parmi ces pièces d’or et d’argent, fruit de ses leçons et de la charité, elle n’avait pas glissé, l’excellente créature, une partie de ses économies de ménage ?