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Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/XI

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Roy et Geffroy (p. 387-398).
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XI

UN INTÉRIEUR CRÉOLE.

La brusque retraite du comte de Warrens fut un coup de maître.

Mme de Casa-Real en éprouva une si profonde stupéfaction qu’elle n’eut pas l’idée de s’y opposer.

Elle se sentit paralysée, vaincue, domptée par cette parole si nette, si précise.

Une volonté plus forte que la sienne la tenait captive, enserrée dans un cercle de fer.

Il ne lui vint même pas à l’esprit qu’elle n’avait qu’un geste à faire, un cri à pousser, une sonnette à agiter, pour fermer toute issue à l’homme qui l’accablait de tant de mépris, de tant de froideur. Ses avances repoussées, son charme méconnu, ses prières et ses menaces foulées aux pieds par un adversaire calme et sûr de lui-même, tout cela mit en désarroi les puissances de son être actif, les résistances de sa nature passive.

Le vide se fit pour un moment dans cette tête aux aspirations impétueuses.

La comtesse tomba sur un siège, repliée sur elle-même, écoutant machinalement le bruit de ses pas rapides, qui devenait de moins en moins perceptible.

Mais c’était une ardente et vigoureuse créature.

Quelle que fût la force de la sensation qui venait de la terrasser, la réaction se fit vite.

Secouant avec vigueur les effluves émanant de celui qu’à tort ou à raison elle considérait dès ce moment comme son ennemi le plus implacable, la jeune femme quitta le fauteuil qui avait reçu son corps anéanti, et se précipita vers une fenêtre.

Écarter violemment les lourdes étoffes qui l’empêchaient d’arriver aux petits rideaux dentelés de la croisée, soulever ces derniers d’une main fiévreuse et coller son pâle visage contre une des vitres, fut pour elle l’affaire d’une seconde.

Elle regarda.

Le comte de Warrens descendait précisément les dernières marches du perron.

Corneille Pulk, son groom, lui tenait son cheval.

Il se mit en selle.

Puis, à petits pas, lentement, comme s’il venait de faire une simple et banale visite de cérémonie, il traversa la cour et franchit la grille de l’hôtel, sans jeter une seule fois le moindre coup d’œil en arrière.

La créole regardait toujours.

Un moment elle espéra le retour de cet homme qui l’avait si cruellement traitée.

Elle espéra ce retour !… Oui… Et pourtant les débris de la cravache brisée, menace faite matière, gisaient à ses pieds !

Et pourtant chacune des paroles du comte retentissait encore à son oreille !

Anxieuse, le corps penché en avant, immobile, elle se disait :

— Il reviendra !

Mais cela ne fut pas.

Le maître et le valet venaient bien d’arrêter leurs chevaux ; mais, au lieu de revenir sur ses pas, le premier tira un porte-cigares de sa poche, y prit un cigare, l’alluma, et, piquant des deux, il partit dans la direction de l’Arc-de-Triomphe.

La fumée de ce cigare voltigeait toujours en l’air que la comtesse de Casa-Real se tenait encore, les yeux fixes, regardant le vide et attendant.

Attendant quoi ?

Bien embarrassée eût-elle été de répondre, si quelqu’un l’avait interrogée.

Un monde de pensées tourbillonnait dans son cerveau surexcité par la colère, la haine, le regret de son impuissance, par toutes les mauvaises passions qui font d’une femme, quand cette femme a une nature primesautière, l’être le plus méchant du monde.

Rien ne peut rendre la tempête furieuse qui éclata en elle, une fois le départ du comte bien établi, bien avéré.

Elle fut sur le point d’envoyer un de ses coureurs, avec l’ordre de le rejoindre, dût-il renverser vingt personnes sur son chemin.

L’idée lui vint de monter à cheval elle-même et d’aller en public, au grand soleil, lui rendre bravade pour bravade, raillerie pour raillerie.

Tenant à la main la cravache brisée, elle hésitait.

Quelle joie, pourtant, que de lui jeter ces restes en pleine figure, devant une foule de curieux et de badauds qui, à coup sûr, prendraient parti pour la femme et riraient de l’homme !

Le couvrir de ridicule, lui, ce gentilhomme si fier, si distingué, le faire descendre de son pavois, ce roi de la mode, c’était tentant !

Elle allait appeler, donner des ordres dans ce but… mais une autre idée chassa cette idée-là, et sa tête se pencha machinalement sur sa poitrine.

Elle soupira, comme soupirent les enfants qu’on vient de gronder, ou à qui l’on vient de refuser une pomme ou un pantin. Puis, s’approchant d’un des guéridons qui soutenaient des armes de tous les pays, elle prit une de ces armes, et la tournant, la retournant sous toutes ses faces, elle se mit à rire.

Ce rire, au son argentin, répondait à l’une de ses pensées de vengeance, et néanmoins il était gracieux, séduisant, irrésistible comme les lèvres qui le laissaient échapper.

Des mots entrecoupés suivirent le rire.

Il y avait de tout dans cette adorable créature : de l’enfant, de la femme et de la tigresse.

On sentait bien que ces dents si blanches, ces griffes si roses, devaient mordre, déchirer, ruiner ou assassiner ; mais bien peu eussent résisté à ces griffes et à ces dents.

C’était décidément un rude homme que le comte Noël de Warrens !

La comtesse de Casa-Real en était là de ses réflexions et de ses projets de vengeance, lorsqu’un bruit léger la fit se retourner vivement.

Un homme se tenait derrière elle.

Dans une attitude respectueuse, debout, la dévorant du regard tant qu’elle ne pouvait s’apercevoir de son audace, il baissa la tête et s’inclina devant elle aussitôt qu’il la vit se retourner de son côté.

C’était un métis dans la force de l’âge.

Ses épaules carrées, son cou de taureau, la souplesse de ses mouvements prouvaient que, malgré sa petite taille, peu d’hommes seraient venus à bout de lui dans une lutte corps à corps.

Marcos Praya était son nom.

Surprise par sa présence, la comtesse l’examina un moment en silence, puis, avec un mouvement de colère qu’elle ne se donna point la peine de dissimuler, elle lui dit :

— Qui vous a appelé ?

Marcos ne répondit pas.

Dans la maison de la créole, chacun savait la façon de se tenir en face de ses colères et de ses impatiences.

Le métis connaissait sa maîtresse mieux que personne.

Il attendit.

La comtesse de Casa-Real, sans se laisser toucher par l’humble contenance de son serviteur, continua du même ton sec et dur :

— Est-ce ainsi que vous donnez l’exemple du respect, Marcos Praya ? Depuis quand se permet-on d’entrer chez moi sans que cette sonnette ait parlé pour moi ? Si cela vous arrive une seconde fois, je le jure, par la mémoire de ma mère, vous ne resterez pas une minute de plus en Europe ! Je vous chasserai comme un chien !… je vous renverrai là-bas !… De la sorte, vous ne m’imposerez le supplice de votre sotte présence qu’à mes heures.

Quand Hermosa jurait par la mémoire de sa mère, nul ne se permettait de lui tenir tête.

Marcos Praya eût bien pu répondre qu’elle le traitait en esclave, qu’une fois le pied sur la terre de France, un nègre, un mulâtre, un métis, un esclave enfin, devenait libre comme le dernier des blancs ; mais il ne sortit pas de son immobilité.

La liberté n’était pour lui qu’un mot vague, vide de sens.

Sa liberté à lui, plus qu’à tous les serviteurs de Mme de Casa-Real, qui, pourtant, vivaient tous sous le charme de cette Circé, sa liberté consistait à vivre de la vie de sa maîtresse, à respirer l’air qu’elle respirait, à suivre la trace de ses pas comme une ombre timide, à deviner ses désirs, enfin à exécuter ses volontés, coûte que coûte.

Elle venait de le menacer, de le chasser comme un chien ; c’était bien comme un chien qu’il l’aimait et qu’il se serait fait tuer pour elle.

On ne trouve de ces dévouements exagérés, enthousiastes, idolâtres, que dans les climats où le soleil brûle la peau moins que la passion ne brûle le cœur.

Hermosa savait tout l’empire exercé par sa beauté sur l’homme qui se tenait courbé devant elle.

Aussi, dans ses heures d’impatience ou de nervosité, en usait-elle pleinement.

Elle se considérait comme très généreuse, lorsqu’elle n’en abusait pas.

Ce jour-là, malheureusement pour le misérable métis, elle ne se trouvait pas en veine de bons sentiments.

Voyant qu’il ne faisait aucune observation, qu’il se contentait de se courber, de se ramasser, ainsi que fait l’Arabe du désert surpris par les tourbillons du simoun africain, elle ne le jugea pas un aliment suffisant à sa colère du moment.

Faisant un geste de souverain mépris.

— Laissez-moi ! lui dit-elle.

Marcos ne bougea pas, mais lui adressa un regard plein de supplications.

Ce regard signifiait :

— Maîtresse, écoutez-moi.

La créole le comprit ; cependant lui montrant la porte, elle lui répéta avec plus de violence :

— Sortez !

Le métis se dirigea tristement vers le seuil.

Au moment où il allait disparaître, le vent changea, et la capricieuse créature, sans se donner la peine de lui donner la moindre raison de sa conduite, le rappela :

— Marcos !

— Señora ? répondit-il d’une voix creuse, presque indistincte, qui témoignait de toutes les impressions par lesquelles il venait de passer.

— Restez !

Il s’arrêta.

— Venez… approchez.

Obéissant comme si rien n’eût dû lui faire trouver l’obéissance trop cruelle, il s’approcha de sa maîtresse, sans impatience, sans récriminations.

Elle ne daigna ni le remercier ni lui adresser un mot de regret pour excuser le despotisme de ses manières.

Jouant toujours avec le poignard indien qu’elle avait pris sur une de ses tables, elle lui demanda :

— Que vouliez-vous ?

— Pour moi, rien, répondit Marcos Praya.

— Je ne m’occupe pas de vous, et je ne suppose pas que, sans un motif puissant, vous soyez venu ici. La raison de votre présence, quelle est-elle ? Voyons… parlez vite !

Marcos retint un sourire de triomphe.

Il eût pu, cette fois, en ne faisant pas de réponse, ou en faisant une réponse évasive, avoir son tour et prendre sa revanche.

La créole brûlait maintenant de savoir ce que peu d’instants auparavant elle n’eût voulu écouter à aucun prix.

Elle frappa du pied avec impatience.

Il se décida à lui dire :

— Je l’ai vu partir.

— Qui ? lui ? interrogea Mme de Casa-Real, qui, toute à sa curiosité récente, perdait de vue sa visite et son visiteur.

— L’homme de là-bas.

— Le comte ?

— Oui, señora.

— Eh bien ? fit-elle avec une impatience mal contenue.

— Vous avez pleuré, maîtresse.

— Moi ?

— Oui. J’ai vu vos larmes. Je les ai vues.

— Soit. Où veux-tu en venir ?

Le tutoiement de la maîtresse était une ineffable joie pour le serviteur.

Pour obtenir cette récompense, il eût passé à travers les flammes.

La créole le savait.

Elle était certaine que Marcos Praya ferait tout pour se rendre digne de cette faveur, que dans la circonstance présente il n’avait pas encore l’occasion de mériter.

Le bonheur rend muet parfois.

Le métis ne voulant rien perdre de l’écho de ces douces paroles, hésitait à répondre.

Hermosa renouvela sa question :

— J’ai pleuré, j’en conviens. Mais toi, Marcos, que veux-tu ?

Les yeux de Marcos ne quittaient pas la petite main blanche de sa maîtresse, ce qui faisait que tout en admirant ses doigts effilés, il ne perdait pas de vue l’arme mortelle dont nous avons parlé plus haut.

Soit préoccupation, soit instinct vindicatif, la comtesse de Casa-Real n’avait pas cessé de jouer avec son poignard indien, à la lame bleuâtre, à la poignée constellée de diamant et de rubis.

En suivant la direction des regards du métis, qui répondaient clairement à ses points d’interrogation, elle aperçut l’engin meurtrier, et elle comprit.

— Tu oserais ? s’écria-t-elle.

— Tout.

— Pour me venger ?

— Pour vous servir.

— Tu es fou !

Le métis s’inclina silencieusement. La seule réponse qu’il eût envie de lui adresser était celle-ci :

— C’est de vous que je suis fou ; c’est vous qui tenez ma raison dans votre main.

Il se tut.

Hermosa secoua plusieurs fois sa tête impérieuse, comme si une volonté supérieure à la sienne lui imposait une idée contre laquelle elle se révoltait ; puis elle ajouta :

— Ne l’oubliez pas, Marcos… nous ne sommes pas en Amérique.

— Je n’oublie rien, señora ! dit-il en articulant chacune des syllabes précédentes de façon à leur donner un sens qu’eux d’eux pouvaient seuls comprendre.

La comtesse détourna la tête.

Marcos Praya continua :

— Madame la comtesse a-t-elle jamais eu à se plaindre de ma fidélité ?

— Non.

— De ma discrétion ?

— Non plus. Mais retenez bien ceci, Marcos ; pour se vanter de sa discrétion, un fidèle serviteur ne doit jamais prétendre qu’il est discret.

Un éclair de rage brilla dans les yeux du métis.

Par un effort suprême, il se contint et força son visage à redevenir, calme et froid :

— Ce n’est ni de sa fidélité ni de sa discrétion que le pauvre Marcos Praya voulait parler. À quoi bon rappeler ce qui existe ? Marcos Praya supplie sa maîtresse de ne pas dédaigner son dévouement. Ne l’a-t-il pas toujours servie aveuglément ?

— Si… toujours !… Trop bien, peut-être…, murmura celle-ci. Je connais votre terrible obéissance.

— Mon âme obéira encore à la voix de la señora. Mon bras est aussi vigoureux que par le passé. Dites un mot, et cet homme…

— Cet homme, vous le respecterez, Marcos…

— Moi ? fit le métis en poussant une sourde imprécation.

— Je vous l’ordonne. Ses jours vous seront sacrés. Je le veux !

— J’obéirai.

— Bien. Vous pouvez vous retirer. J’ai besoin d’être seule.

— Pour penser à lui ? dit Marcos.

Ces mots lui échappèrent.

Sa haine pour le comte de Warrens venait de s’exhaler malgré lui.

Mme de Casa-Real se redressa, et d’un ton de suprême dédain :

— Que vous importe ? fit-elle.

— Pardon, señora, pardon. Vous l’avez dit : il y a des moments où je perds la raison…

— Et le respect.

— Mon zèle m’a emporté trop loin. Pardonnez-moi.

Le serviteur balbutiait ces excuses avec tant de confusion, il avait les traits tellement décomposés par la honte de s’être laissé deviner et par la douleur d’avoir déplu à sa maîtresse, que celle-ci, quittant ses airs de reine offensée, lui tendit la main et lui fit tout doucement signe de s’éloigner.

Marcos Praya saisit cette main, y posa ses lèvres comme il eût pu les poser sur une rose dont il n’aurait pas voulu blesser une feuille, et timide, repentant, du bonheur plein l’âme, il sortit à reculons, humant pour ainsi dire les dernières senteurs de ce salon qu’il lui fallait quitter, les parfums enivrants de cette divinité qui ne voulait plus être adorée que de loin.

Le métis sorti, la créole demeura pensive.

Elle réfléchissait aux bizarreries de la vie humaine.

— Si je jetais cette bague au fond d’un gouffre, se disait-elle, voilà un être qui n’hésiterait pas à s’y précipiter pour me la rapporter. Si je lui disais ; Vole, tue, assassine, c’est ma volonté, il volerait, il tuerait. Tous ces crimes, il les commettrait, comme il les a commis déjà. Toutes les vertus, il chercherait à les acquérir. Ce malheureux m’aime, je le sens, plus que sa vie. Son amour, il le dissimule à tous les yeux ; il cherche à le cacher à lui-même. Il subirait toutes les tortures plutôt que de l’avouer devant moi. Pourquoi éprouvé-je à son aspect une répulsion, une haine que je ne puis réprimer ?


— Oh ! cher comte, pas de galanteries, ou je les prendrai pour des faux-fuyants.

Elle se leva et se remit à la fenêtre que la venue de Marcos Praya lui avait fait abandonner.

— J’aurais peut-être eu raison de le renvoyer à Cuba… Mes secrets, il les a tous devinés. Si un jour sa passion, fatiguée d’une contrainte aussi dure, se laissait remplacer par la haine ? Il a du sang noir dans les veines, du sang d’esclave… Je devrais me méfier de Marcos Praya. Oui, à l’avenir, je suffirai à mes projets, à l’exécution de ma vengeance !

Elle revint à sa chaise longue et s’assit.

— Oui, reprit-elle, celui-là, comme tant d’autres, donnerait tout, corps et âme, pour un de mes sourires…

Et elle souriait, la coquette !

— Mais lui ! cet orgueilleux Noël ! cet ingrat ! il fait litière de nos souvenirs. Ma beauté que les autres admirent ne peut plus rien sur lui ! M’a-t-il assez outragée, insultée, dédaignée, tout à l’heure ?

Elle frappa avec rage sur le dossier du meuble qui se trouvait à sa portée, et son visage passa de l’expression du triomphe à celle de l’orgueil blessé.

Peu à peu, cependant, ses traits se rassérénèrent, et faisant un geste de menace.

— À ce soir ! murmura-t-elle.

Et elle sonna fiévreusement à trois reprises.

Trois femmes de chambre entrèrent, deux mulâtresses et une quarteronne.

Un seul coup de sonnette appelait la quarteronne.

Deux, la première mulâtresse.

Trois, la seconde.

Quand la comtesse les vit paraître toutes les trois, elle oublia que dans sa fièvre elle avait sonné trois fois, apostrophant vivement les deux dernières :

— Pourquoi, vous autres ? leur cria-t-elle. Anita seule.

Deux des femmes de chambre se retirèrent sans témoigner le moindre étonnement des caprices de leur maîtresse.

Il ne resta dans le salon que la jeune quarteronne.

Anita avait dix-huit ans, la taille mince et pliante comme un roseau, les traits réguliers et l’œil intelligent.

C’était un charmant aperçu de la race hispano-américaine.

Ses compagnes sorties, et la porte refermée sur elles, la jeune fille fit quelques pas vers Mme de Casa-Real, et s’inclinant devant elle avec cette grâce nonchalante qui caractérise les femmes d’outre-mer.

— Me voici à vos ordres, dit-elle d’une voix mélodieuse comme un chant d’oiseau.

Doña Hermosa tourna tranquillement la tête vers elle et lui fît un signe.

Anita, sans demander d’autre explication, avança un tabouret aux pieds de sa maîtresse, s’assit et fixa ses grands yeux noirs pleins de lumière sur ceux de cette dernière.

Chacun de ses mouvements avait quelque chose de félin.

Il y avait plaisir à la regarder.

Sans y songer, la créole contemplait la quarteronne et se complaisait dans sa contemplation.

Tête-à-tête avec cette brune enfant, elle pouvait égarer sa pensée dans les espaces déjà parcourus et se croire encore à la Havane, dans ces solitudes ombreuses où sa jeunesse avait laissé des souvenirs tumultueux, des traces ineffaçables.

Il y eut un instant de silence.

La quarteronne ne se fût point permis de troubler la rêverie de doña Hermosa.

C’était à celle-ci de rompre la glace.

Elle la rompit.

D’ailleurs, par une raison magnétique difficile à expliquer, la fixité du regard de la jeune fille pesait à la femme faite.

Ne se rappelant plus le motif pour lequel sa jeune suivante se trouvait à ses pieds, la comtesse de Casa-Real lui adressa la première question venue :

— Quelle heure est-il, chica ? — petite — lui demanda-t-elle en espagnol.

— Cinq heures viennent, de sonner, maîtresse, répondit la quarteronne dans la même langue harmonieuse, dont les répliques les plus insignifiantes sont si douces dans la tendresse et l’amour, si énergiques quand la passion pousse et commande.

— Cinq heures, déjà !

— Oui, mais ne vous inquiétez pas, maîtresse.

— Pourquoi m’inquiéter ?

— Le rendez-vous n’est que pour huit heures.

La pauvre enfant n’avait pas achevé cette phrase malencontreuse, que doña Hermosa, sortant de son apathie momentanée, se redressa rapidement, et saisissant entre ses mains nerveuses comme l’acier la tête de son esclave, la lui secoua avec une énergie fébrile :

— Es-tu folle, chica, pour parler ainsi, sans savoir si l’on peut nous entendre ? Me trahirais-tu ?

Et d’un geste brusque elle repoussa la jeune fille.

— Oh ! maîtresse ! murmura celle-ci, des larmes dans la voix.

La comtesse, comme toujours, se repentit de son premier mouvement, et désirant le racheter avec promptitude, elle alla à sa camériste, lui donna un petit soufflet amical sur la joue, et détachant un bracelet de corail qui faisait plusieurs fois le tour de son poignet, elle le passa au cou de sa victime.

— J’ai tort, dit-elle. Tu ne m’en veux plus, n’est-ce pas, mignonne ? La présence inattendue de Marcos Praya m’a tout affolée. Allons, c’est entendu… tu ne m’en veux plus ?

Nos lecteurs ne laisseront pas que de s’étonner tant soit peu, en faisant connaissance avec les mœurs étranges que nous leur mettons sous les yeux.

Nous les prions en grâce de ne pas oublier que la comtesse Hermosa de Casa-Real n’est point une Française, ni même une Européenne. Habituées, dès leur bas âge, à n’obéir qu’à leurs propres volontés, à se faire une loi du dernier de leurs caprices, les créoles de la Havane en viennent à une étrangeté de manière qui, tout en ne manquant ni de charmes ni d’imprévu, doit à coup sûr stupéfier tout bon et honnête habitant de la vieille Europe.

Ces manières, nous ne les défendons, nous ne les prônons pas. Nous les donnons pour ce qu’elles valent, désirant qu’on les prenne pour ce qu’elles sont.

Mme la comtesse de Casa-Real, née à Paris, rue de Rivoli, et secouant aussi familièrement la tête de sa femme de chambre, serait mise au ban de la gentry parisienne.

Mais doña Hermosa de Casa-Real, née à Cuba, dans un palais de la Havane, plaza del Gobernador, arrachant des cheveux à une quarteronne et l’embrassant quelques minutes après, ne sort pas de sa chaude couleur et ne fait point tache dans le cadre de ses habitudes et de sa vie première.

Sous la caresse de sa maîtresse, Anita renfonça bien vite les larmes qui avaient l’intention de couler le long de ses joues, et baisant avec reconnaissance les mains de la comtesse, elle lui répondit :

— Marcos Praya est le frère de lait de madame la comtesse… Un frère aime sa sœur ! il donnerait sans regret sa vie sur un signe d’elle.

— Je sais cela.

— Eh bien ! maîtresse, pourquoi vous défier de lui ?

— Tu ne comprends pas, enfant ! répondit la jeune femme avec un léger mouvement d’épaule. Marcos a le dévouement de la brute. Il me fatigue de son espionnage constant… Il me blesse de ses précautions exagérées. Moins de zèle me plairait davantage.

— Il faut l’excuser. On ne trouve pas toujours des serviteurs dévoués, courageux et redoutables, comme Marcos Praya.

— Soit, je l’excuse. Mais je veux qu’il soit bien convaincu de ceci, et au besoin, Anita, je t’autorise à lui répéter mes paroles : le poignard n’est point une arme admise dans le pays où nous nous trouvons.

— C’est dommage ! repartit la quarteronne en souriant. Marcos en joue si joliment !

— Nous sommes à Paris, chica, continua doña Hermosa. Ce n’est pas la force, la violence, qui nous donneront gain de cause, mais bien plutôt la douceur, la ruse, l’hypocrisie.

Anita courba sa tête charmante en guise d’assentiment.

— Tu m’as bien comprise ?

— Oui, maîtresse.

— Maintenant, dis-moi : tout est-il prêt pour ce soir ?

— Tout.

— Bien.

Ici, un nouveau silence se fit.

Sans nul doute, cette conversation à bâtons rompus était un masque que Mme de Casa-Real appliquait sur sa pensée.

Elle n’osait attaquer avec franchise le sujet qu’elle brûlait de traiter.

Son désir lui montait en vain du cœur aux lèvres.

Les mots expiraient, venaient se briser entre les perles qui lui servaient de dents, serrées les unes contre les autres par la passion, par un reste de violente colère.

Anita, élevée auprès de sa maîtresse, confidente muette de tous ses secrets, sachant à fond son caractère implacable, hautain et résolu, loin de l’exciter à parler, conservait une réserve prudente.

Elle le tenait pour certain : avant peu, comme un torrent fougueux qui, trop longtemps contenu, parvient à briser ses digues, et à lancer ses ondes tumultueuses sur les champs et les prés d’alentour, les désirs comprimés de doña Hermosa, ses volontés si longtemps renfermées allaient s’échapper grondantes, irrésistibles, et se répandre en pleine lumière.

Il n’en fut pas tout à fait ainsi qu’elle le prévoyait.

Tout bien réfléchi, la comtesse de Casa-Real ne jugea pas à propos de la garder plus longtemps auprès d’elle.

À son grand désappointement, elle ne lui dit que ces deux mots :

— Va-t’en.

Cela ne faisait pas le compte de la quarteronne.

Elle obéit cependant.

Se dirigeant vers la porte du salon par laquelle elle était entrée, elle l’entr’ouvrit, examina si personne n’écoutait, retourna sur ses pas, à la grande stupeur de la comtesse, visita également les autres portes de communication ; cela fait, elle revint se placer sur le tabouret placé au pied de sa maîtresse.

— Que signifie ce manège, niña ? dit la créole, qui ne savait s’il lui fallait rire ou se fâcher.

— Cela signifie, maîtresse, que pour ce qu’il me reste à vous apprendre, je voulais être sûre que personne n’était aux écoutes. Vous m’avez reproché, il n’y a pas longtemps, le peu de précautions que je prenais… Cette fois-ci, je ne mériterai pas le même reproche.

— Tu as donc quelque chose à m’apprendre ?

— N’y a-t-il pas toujours quelque chose, señora ?

— C’est vrai ; parle, querida.

— Vous l’exigez ?

— Oui.

— Et vous ne vous doutez pas un peu de ce que je puis avoir à vous dire ?

— Non ; mais parle !

Que lastima ! s’écria la jeune fille avec un de ces mouvements d’épaules qu’on ne supporterait pas à d’autres qu’à un enfant gâté. Maîtresse, n’attendez vous personne aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? demanda la comtesse en cherchant au fond de sa mémoire.

— Oui, maîtresse.

— Quoi J vous l’avez oublié… tout à fait… mais, là, tout à fait ? fit Anita en riant.

— Oublié, qui !

— Oh ! le pauvre homme !

— C’est vrai : dit doña Hermosa avec un vif sentiment de contrariété ; je me souviens, j’attendais quelqu’un.

— Enfin !

— Mais la visite du comte de Warrens m’a complètement empêchée de songer à ce rendez-vous. Et, dis-moi, niña, l’homme est venu ?

— À l’heure indiquée.

Valga me Dios ! tu l’as congédié ?

— Non pas, maîtresse.

— Il n’est point parti ?

— Pour qui me prenez-vous, señora ? répondit la quarteronne en affectant une de ses attitudes, un de ses petits airs les plus dignes.

— Alors, où est-il ?

— Dans l’hôtel.

— Que fait-il ?

— Je l’ai prié de vouloir bien prendre la peine d’attendre.

— Et il attend ?

— Comme vous le dites.

— Depuis deux heures ?

— Depuis trois.

— Et tu ne m’as pas prévenue plus tôt ! fit {{Mme} de Casa-Real avec reproche.

— Oh ! ces gens-là sont créés et mis au monde pour suivre le bon plaisir des grandes dames qui vous ressemblent, maîtresse.

— Va me le chercher.

— J’y cours !

Elle allait s’élancer.

La comtesse la retint.

— Marcos Praya a-t-il vu la personne en question ?

La soubrette au teint brun partit d’un éclat de rire perlé :

— Marcos ne voit que ce qu’il me convient de lui laisser voir, répondit-elle.

— Tu l’as caché ? demanda doña Hermosa.

— Ne m’aviez-vous pas recommandé le mystère le plus absolu ?

— Où l’as-tu mis ?

— Pas bien loin d’ici.

— Où donc ?

— Dans la serre.

— Quelle idée !

— Les fleurs sont aussi discrètes que parfumées, fit gaiement la quarteronne.

— Je veux le voir.

— C’est chose facile.

— Sur-le-champ.

— S’il n’est pas mort, s’il n’est qu’endormi, je vous ramène dans deux minutes.

— Tu es bien certaine que nul ne sait sa présence dans l’hôtel ?

— J’ai pris soin de l’introduire moi-même.

— Bien. Veille à ce qu’on ne vienne pas nous interrompre.

— Je veillerai.

— Tu le feras sortir…

— Par une autre issue que la porte par laquelle je l’ai reçu.

— Tu me comprends. Va, querida.

Anita se leva, et sortit.

Mme de Casa-Real demeura pensive, les sourcils froncés, le front pâle.

Un frémissement nerveux l’agitait.

Peu d’instants après, la quarteronne rentra.

Un brave bonhomme de bourgeois la suivait.