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Les invisibles de Paris (Aimard)/III/V

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Roy et Geffroy (p. 439-448).
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V

JOURNAL D’UNE JEUNE FILLE. — UN MÉNAGE PARISIEN

C’était en 1835, en plein mois de décembre.

Au coin de la cheminée d’un salon meublé avec goût et simplicité, faisant partie d’un appartement bourgeois, se tenaient une femme et un enfant.

La femme, dans toute la force de sa beauté et de sa maternité, avait à peine trente-cinq ans.

L’enfant, une petite fille, n’avait pas encore six ans.

La mère, Mme Bergeret, assise devant un métier, faisait de la tapisserie.

La fille tenait un journal et épelait.

— Un et cinq, ça fait six, disait-elle.

— Non, ma petite Claire » répondait sa mère, non ; dans ce que tu lis, un et cinq, cela fait quinze.

— Tiens ! maman, c’est drôle ! hier, tu me disais : cinq et un font six.

— Oui, et cependant un et cinq à côté l’un de l’autre font quinze.

L’enfant réfléchit un moment, puis s’écria :

— Oh ! je m’en souviendrai, va ! D’abord, je n’oublie rien, moi. Un et cinq, quinze !

Et continuant :

D É … C E M cem… B R E bre… Quinze décembre ! Est-ce bien, maman ?

— Oui, mon enfant, c’est bien ! fit la mère en l’embrassant.

Claire laissa sa mère travailler paisiblement quelques minutes durant, puis, frappant du pied avec impatience, elle s’approcha d’elle, et lui montrant l’en-tête du journal qui causait sa petite colère :

— Qu’est-ce que c’est encore que ça, maman ?

— Quoi ?

— Ces quatre chiffres qui se suivent ? Tiens, dis-moi combien ça fait ?

— Mil huit cent trente-cinq.

— Quinze décembre mil huit cent trente-cinq ?

— Oui.

— Et c’est aujourd’hui ce jour-là ?

— Oui, ma fille.

— L’enfant ouvrit de grands yeux, prit son air le plus sérieux, et demanda :

— C’est donc un vilain jour, aujourd’hui ?

— Pourquoi ?

— Parce que, hier, papa travaillait là, à son bureau. Il m’a appelée, il m’a embrassée bien fort, et puis il a dit : Demain, mon Dieu ! demain ! Et il a pleuré !

Mme Bergeret quitta son ouvrage, et prenant sa fille entre ses bras :

— Il a pleuré ! Ton père a pleuré ? fit-elle.

— Oui, répondit Claire, bien sûr ! J’ai vu deux grosses gouttes qui tombaient sur son papier.

Dans l’émotion, dans le trouble que lui causa cette nouvelle inattendue, la jeune femme avait pris son enfant entre ses bras, elle la remit à terre, machinalement, sans songer à ce qu’elle faisait.

Elle pensait :

— Quoi ! mon mari a pleuré ! Et il me cache ses larmes ! Il a un chagrin et il ne veut pas que je le partage ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’y a-t-il ? Cette enfant me fait peur.

La petite Claire, de son côté, était allée à la fenêtre, et sans plus se préoccuper des soucis de sa mère ni des observations alarmantes qu’elle venait de lui faire involontairement, elle regardait au dehors.

Tout à coup elle se mit à battre des mains avec joie, puis à crier :

— Oh maman, viens donc voir ! Il tombe de la pluie toute blanche, toute blanche !

— C’est de la neige, lui répondit la pauvre femme, dévorée d’inquiétude.

— Quelle neige, donc ?

— La neige de décembre.

Et tout en disant ces mots à sa fille, elle regardait du côté de la porte, pour voir si son mari ne rentrait pas.


Elle aida Mme de Casa-Réal à revêtir son costume masculin.

La porte s’ouvrit.

M. Bergeret parut.

Sa femme se précipita au-devant de lui ; elle allait l’embrasser comme à l’ordinaire, mais la préoccupation, la tristesse peintes sur le visage de son mari l’arrêtèrent.

Ses pieds se sentirent instinctivement cloués au plancher de son salon.

Claire profita de l’immobilité de sa mère et de son père pour courir à ce dernier et se jeter à son cou.

Celui-ci saisit la petite et l’embrassa à plusieurs reprises.

— Embrasse-moi, papa, lui disait l’enfant au milieu de cette avalanche de caresses paternelles, embrasse-moi, mais ne pleure pas après comme tu pleurais hier !

Le père s’arrêta, il regarda sa femme, et comprenant que sa fille avait déjà parlé.

— Louise, fit-il, sonne. Qu’on emmène l’enfant, il faut que je te parle. J’ai déjà trop tardé peut-être.

Mme Bergeret sonna.

Vint une femme de chambre qui emmena la petite Claire.

Restés seuls, les deux époux se contemplèrent un instant silencieusement.

Puis la femme alla à l’homme, lui prit la main et lui dit :

— Comme tu es pâle ! Qu’y a-t-il ?

Le mari saisit la tête de sa femme entre ses deux mains et lui baisant le front, il repartit :

— Louise, tu es une femme courageuse ?

— Tu le sais, dit-elle avec fermeté.

— Prépare toutes tes forces pour supporter sans fléchir le malheur qui nous frappe.

— Je serai forte, parle.

M. Bergeret était un homme de quarante ans, solidement trempé ; l’honneur avait gravé sur ses traits loyaux son empreinte bien reconnaissable ; physiquement, il ressemblait à un chêne destiné à vivre de longues années ; moralement, c’était une conscience vivante.

Il hésita, puis, faisant un effort surhumain, il se décida à prononcer, d’une voix faible comme le souffle d’un enfant qui dort :

— Louise ! ma Louise ! nous sommes ruinés !

— Ruinés ! répéta Mme Bergeret. Ah ! ma pauvre petite Claire !

Le premier cri de l’héroïque créature avait été pour sa fille.

Le second fut pour son mari, que cette douleur écrasait et qui venait de tomber anéanti sur un siège.

— Eh bien ! mon ami, nous nous remettrons à l’ouvrage, voilà tout.

Bergeret releva vers elle sa tête désolée ; un éclair de joie l’illumina :

— Merci ! dit-il d’une voix pleine de larmes, merci ! Oh ! si quelque chose au monde pouvait me rendre le courage, ces paroles me le rendraient. Mais il est trop tard.

— Qui sait ? Raconte-moi tout, mon ami. Je trouverai peut-être un moyen de salut.

— C’est impossible, chère femme ! je les ai tous épuisés. Crois-tu donc que je vienne au premier revers te jeter le désespoir et le découragement dans l’âme ? Non, va ! j’ai lutté vaillamment et bien longtemps. L’homme jeté à la mer par un coup de vent commence par nager avec vigueur. L’espoir est là qui le soutient. On peut le secourir, lui jeter une corde, une bouée ! Un bâtiment peut passer ! que sais-je ? une terre sortir de l’onde ! Enfin, tous ces espoirs, fondés ou non, raisonnables ou absurdes, soutiennent le malheureux et doublent ses forces. Mais la corde n’est pas jetée ! Point de bouée qui flotte ! L’Océan s’étend immense et désert ! Pas une cime dérocher ne dépasse son niveau ! Les forces s’égalisent ! Le temps passe, les minutes deviennent des heures, et le courage s’éteint avec l’espérance ! Louise, je suis cet homme qui n’espère plus, qui n’a plus d’énergie, et qui se laisse couler dans l’abîme !

En face de cette immense douleur, la noble femme ne songea plus qu’à consoler le compagnon de sa jeunesse.

— Parle ! dit-elle. Raconte-moi tout. Il me faut ma part de ton malheur !

Et de sa main elle essuyait les larmes nerveuses qui coulaient de ses yeux rougis par la fièvre et par l’insomnie.

— Te rappelles-tu, lui dit M. Bergeret, qu’il y a deux ans, deux des plus fortes maisons de Hollande, la maison Van Groot et la maison Paës, manquèrent à quelques jours de distance ?

— Oui, et je me rappelle même t’avoir demandé alors si tu n’étais pas atteint par ces deux sinistres. Tu me répondis que, fort heureusement, tu avais cessé, depuis un an, tous rapports d’affaires avec ces deux maisons.

M. Bergeret baissa la tête, poussa un soupir et murmura.

— Je te trompais, chère Louise, pour t’épargner des angoisses. Van Groot et Paës m’emportaient chacun deux cent mille francs !

— Tout notre avoir ? fit Mme Bergeret sans sourciller.

— Tout ! oui tout ! mais j’avais le crédit que donnent à tout homme d’honneur vingt ans de probité commerciale. J’entrepris quelques opérations modestes et sûres en tout autre temps que le nôtre. Dieu était contre moi ! Je perdis au lieu de gagner ! si bien qu’un jour, il y a six mois de cela, je me trouvai à découvert de cinquante mille francs.

— Hélas ! s’écria Louise avec admiration. Et depuis deux ans, chaque jour tu rentrais calme, souriant ! Tu jouais avec la fille ! Tu me disais de douces et tendres paroles, comme en dit un homme heureux !

Son mari l’interrompit.

— N’était-ce pas mon devoir ! Je souffrais, sans doute par ma faute, par mon imprudence ! Dieu, dans sa bonté, avait mis deux anges près de moi. Avais-je le droit de faire souffrir ces deux anges ?

— Pauvre martyr ! fit sa femme contenant à grand’peine les sanglots qui lui gonflaient le cœur.

— Il me fallait donc avoir cinquante mille francs, continua M. Bergeret. Je m’adressai d’abord à des amis de vingt ans ; aucun d’eux ne voulut ou ne put me venir en aide. C’était naturel ! Ne sachant que devenir, j’allai trouver un banquier, qui avait une réputation assez mauvaise et qui passait pour vendre aux commerçants malheureux de l’argent, souvent très risqué et par conséquent très cher.

— Eh bien !

— Celui-là me dit : Vous êtes donc bien malade pour venir à moi, vous, un honnête homme ? N’importe ; je vous crois intelligent, je me risque. Voilà votre argent ; seulement, comme dans cette affaire je cours de fortes chances de perte, je veux avoir aussi mes chances de bénéfices. Vous allez me signer une lettre de change de cent mille francs, à six mois.

— Grand Dieu !

— Et l’échéance arrivée, soyez-en prévenu, payez recta, ou sinon je saisis, je vends et je coffre.

— Tu n’as pas signé cette lettre de change ! s’écria la pauvre femme avec angoisse.

— Cela me donnait six mois de répit, et le malheur pouvait se lasser de frapper sur moi. Il n’en a rien été.

— Et l’échéance de cette lettre de change est arrivée ? interrogea Louise tremblante de plus en plus.

— Je me suis trouvé sans ressources ! continua sourdement le commerçant, mon créancier a poursuivi. J’ai demandé un délai, il est resté inexorable. Hier, enfin, il a obtenu la contrainte par corps, me prévenant que si je ne payais pas aujourd’hui il userait de son droit.

La femme regarda son mari ; puis, baissant les yeux, elle lui dit le plus doucement qu’elle put :

— Tu n’as pas songé à fuir ?

— Fuir ! moi ! s’écria-t-il avec un accent de reproche et d’indignation qui témoignait de sa loyauté exagérée. Louise, ce mot-là ne vient pas de toi ! Fuir ! moi ! retirer à mon créancier le seul gage qui lui reste, ma personne ! jamais. On plaint le soldat qui tombe, on méprise le soldat qui déserte ! Le commerçant est un soldat. Si je tombe sous le coup de la fatalité, je veux qu’on puisse me plaindre et non qu’on dise : c’est un banqueroutier !

En entendant ces nobles et fières paroles, Mme Bergeret releva la tête comme pour défier le sort… Puis le souvenir de sa fille venant se placer entre elle et l’héroïsme de son mari, elle reprit d’une voix suppliante :

— Peut-être pourrait-on fléchir ton créancier ?

— Fléchir Jacob Kirschmark !… répondit amèrement le commerçant.

— Veux-tu que j’aille à lui, que je le supplie, que je me traîne à ses pieds ? Je lui mènerai ma fille. Il ne résistera pas aux larmes de la mère, aux caresses de l’enfant.

M. Bergeret se leva, comme poussé par un ressort, et se plaçant devant la porte :

— T’abaisser, toi, devant un pareil misérable ! Je te le défends ! Un lâche, qui croit tout permis à sa fortune ! Il ne respecte ni la vertu, ni le malheur ! Je te défends de le voir ! je te le défends !

Louise s’inclina, en signe d’obéissance.

Plus calme, son mari continua :

— J’ai du reste essayé de le voir. Il m’a fait répondre que c’était inutile. Enfin, résolu à tenter un dernier effort sur cette nature impitoyable, je lui ai envoyé un billet ainsi conçu : « Je vous attends chez moi, à trois heures. Il faut que je vous voie. De cette entrevue peuvent résulter mon salut et le payement de ma dette. » Ce dernier mot le fera venir, peut-être.

— Il est près de trois heures !

— Je l’attendrai.

— Et que vas-tu lui proposer ?

— Voici mon projet…

Au moment où le malheureux négociant allait apprendre à sa femme ce qu’il comptait offrir à son cruel créancier, un domestique vint annoncer ce dernier.

M. Bergeret donna l’ordre de l’introduire.

Puis, malgré les supplications de sa femme, qui voulait assister à cette suprême entrevue, il l’envoya en attendre l’issue auprès de leur fille, lui recommandant de ne pas revenir avant qu’il ne la rappelât.

En sortant, Mme Bergeret se croisa avec un gros petit homme, laid, commun, bourgeonné, qui, à sa vue, fit un salut imperceptible et toucha son chapeau du bout du doigt.

C’était Jacob Kirschmark.

Il vint droit à son débiteur.

Celui-ci lui offrit un siège du geste, et lui dit :

— Mon cher monsieur Kirschmark, je vous ai fait prier de passer chez moi…

L’autre interrompit :

— Où est l’argent ?

— Si j’avais de l’argent, il serait chez vous, et vous ne seriez pas ici.

Le banquier-usurier haussa les épaules et grommela de l’air le plus insolent :

— Pas d’argent ! Alors, pourquoi me faites-vous venir ? Vous ne me connaissez donc pas ?

— Si. Je vous connais de réputation, répondit en se contenant de son mieux cet homme honnête que la nécessité obligeait à se courber devant cet être abject ; on dit beaucoup de mal de vous. On prétend que vous n’avez jamais accordé un délai, une grâce ; que vous n’avez jamais eu pitié de personne, et que vous laisseriez mourir de faim tous vos débiteurs plutôt que de perdre un centime.

Kirschmark se mit à rire grossièrement :

— Vous appelez ça du mal, vous ? On ne me calomnie pas, on dit vrai !

M. Bergeret sentit un froid lui courir dans les veines ; il songea à sa femme, à sa fille, et continua :

— Je n’ai pas voulu croire toutes ces accusations. Il est possible que vous vous montriez dur avec des clients d’une moralité douteuse, et qui mettent de la mauvaise volonté à payer leurs dettes, mais en face d’un homme d’honneur frappé par une fatalité incroyable…

— Les hommes d’honneur sont ceux qui payent, fit le banquier de son ton le plus tranchant.

— Vous aurez quelques égards, quelque pitié, surtout si cet homme a une femme, un enfant.

— Une femme… un… Qu’est-ce que cela me fait à moi, tout ça ? répéta Kirschmark avec le plus profond dédain. N’ayez ni femme ni enfant, et ayez de l’argent, ça vaudra mieux pour moi… et pour vous.

— Monsieur !… s’écria le père de famille, en faisant un mouvement terrible vers son créancier.

— Hein ? quoi ? répondit ce dernier avec le plus grand calme.

M. Bergeret se déchirait la poitrine avec les ongles.

Il s’arrêta, balbutiant :

— Monsieur !… cela importe plus que vous ne pensez, car sans cette femme, sans cette enfant, je vous jure que je ne vous supplierais pas en ce moment !

Kirschmark se leva.

— C’est tout ce que vous me donnez en payement ? Des paroles ! Bonsoir ! Mes mesures sont prises… prenez les vôtres.

Et il allait se retirer.

Le dernier espoir du malheureux commerçant disparaissait avec lui.

Il se fit encore plus petit, encore plus humble :

— Pardon, lui dit-il avant que l’impitoyable banquier eût touché le bouton de la porte, pardon !… Comme je vous l’ai écrit, j’ai une proposition à vous adresser… dans notre intérêt commun… comprenez-vous bien ?

— Parfaitement, répliqua l’autre, qui revint sur ses pas ; je ne suis pas un imbécile… Dans notre intérêt commun, ça veut dire qu’il s’agit de me payer… j’écoute.

— Monsieur Kirschmark, dit rapidement, fiévreusement le mari de Louise, j’ai quarante ans, je suis fort et laborieux. Malgré mes revers, nul ne peut me contester l’intelligence des affaires…

— C’est vrai ! approuva le banquier, quoique, à vrai dire, l’intelligence, dans les affaires, consiste à gagner l’argent des autres, et non à perdre le sien.

— Eh bien ! avec tout cela, si vous consentez à ne pas me poursuivre, il est impossible que je ne trouve pas une place de quatre ou cinq mille francs.

— Une place de caissier ! ricana Kirschmark.

— De caissier… soit.

— Vous l’aurez si je consens à ne pas vous poursuivre… possible… mais je vous poursuivrai.

Le père de Claire eut du sang dans les yeux.

Un moment, Bergeret crut qu’il allait se précipiter sur ce monstre, et l’étouffer entre ses bras.

Mais c’était le nom des siens qu’il jetait en pâture à l’animadversion publique, c’était leur avenir qu’il défaisait pied à pied.

Il se résolut à tenir ferme, jusqu’au dernier pouce de terrain.

Il eut le courage indicible de murmurer :

— Peut-être feriez-vous mieux d’attendre… Sur le fruit de mon travail, je m’engage à ne prélever que le strict nécessaire pour nourrir ma famille, et je vous abandonne le reste.

Kirschmark se tordait.

— Très joli ! Attendez ! répondit-il entremêlant ses paroles d’éclats de rire à mettre la rage au cœur d’un saint, attendez ! vous avez une femme et un enfant ! Le strict nécessaire pour trois personnes, en admettant que les personnes vivent le plus économiquement du monde, comme moi quand j’ai commencé, est de deux mille cent francs, savoir, sept cent francs par tête. Qui de quatre mille paye deux mille cent, ne garde que dix-neuf cents francs. Voici donc ce que vous m’offrez : dix-neuf cents francs par an, jusqu’à extinction de la dette.

— Monsieur !

_ Très joli ! Vous faites une lettre de change à six mois et vous demandez cinquante-deux ans, sept mois et cinq jours pour rembourser. Je ne veux pas des intérêts, qui, au taux de ma maison, pendant ces cinquante-deux ans sept mois et cinq jours, ne laisseraient pas de grossir le, capital. Vous n’êtes pas dégoûté, vous !

— Vous raillez ! fit le malheureux Bergeret les dents serrées, l’œil menaçant.

— Moi ? pas du tout ; c’est vous qui vous… riez de moi.

— J’ai cru devoir vous offrir le dernier moyen qui me restât de m’acquitter envers vous. D’ailleurs les marchandises que j’ai en magasin, si je puis attendre, reprendront de la valeur, et l’an prochain, qui sait ? je vous rembourserai d’un seul coup.

L’usurier remit son chapeau.

Il regarda son débiteur bien en face et dit, en lui riant au nez :

— Décidément vous êtes un farceur ! Vos marchandises !… mais demain vos marchandises seront vendues à la criée ! demain je les aurai rachetées au rabais ; elles ne seront plus dans vos magasins, mais dans ma cave ; elles attendront chez moi, et si elles remontent, ce qui est certain, elles remonteront pour moi.

— Ainsi, monsieur, fit M. Bergeret frémissant, vous êtes décidé à tout faire vendre demain ? Ainsi, vous me ruinez de gaieté de cœur.

— Oh ! mon bon ami, ne faisons pas de sentiment ! Parlons clair. Lorsque vous êtes venu à moi, car c’est vous qui êtes venu à moi, et non moi qui suis allé vous chercher, je me suis tenu ce raisonnement : Je prête cinquante mille francs, mais dans six mois je recevrai le double de la somme ou j’entrerai en possession de marchandises qui me garantiront mes déboursés. Vous ne vous trouvez pas en mesure, je fais vendre. Maintenant, que vous importe que ce soit monsieur Pierre, monsieur Paul ou moi qui rachète. Un peu de raison, que diantre ! les affaires sont les affaires !

L’excès du cynisme de son créancier fit tomber la colère du débiteur.

Il lui dit simplement :

— Monsieur, le ton dont vous me parlez me fait mal, et je vous prie d’en changer.

— Comme il vous plaira.

— Une dernière fois, et il articula lentement chacun des mots qui suivirent, si vous ne voulez pas devenir un assassin, ! acceptez ce que je vous propose !

— Jamais ! s’écria Kirschmark avec véhémence. Vous vous moqueriez de moi. Ah çà ! pour qui me prenez-vous ?

— Je vous prends pour un…, répondit M. Bergeret en faisant un geste terrible qui s’arrêta à moitié chemin…

— Hé ! là-bas ! faites attention, vous levez la main sur moi… hurla l’usurier, qui opéra prudemment sa retraite. Vous me payerez cela par-dessus le marché.

— Mais, j’ai tort !… continua le père de Claire… Vous êtes dans votre droit ; seulement, retenez bien ceci : Je vous le jure par Dieu, qui nous voit et nous juge tous deux : au moment où vos recors mettront le pied dans cette maison, je me ferai sauter la cervelle.

Kirschmark eut un sourire ironique.

— Allons donc ! est-ce qu’on se tue ? Vous dites tous la même chose ! Mais, mon cher monsieur, je connais toutes ces histoires-là ! — et prenant une voix de fausset, il cria : « Moi ! déshonoré. ! perdu !… Jamais ! je me tuerai ! »

— Misérable !

— Oui ! oui ! continua le banquier de sa voix naturelle, une fois coffré on ne se tue pas du tout ! On se retourne, on cherche, on intrigue, on se met en quatre et l’on finit par payer. Mon-bon ami, vous voulez apprendre à un vieux singe à faire des grimaces.

M. Bergeret, immobile, pâle, écoutait tout cela comme dans un rêve.

Cette dernière raillerie le réveilla.

— Assez ! fit-il. J’ai cru devoir, pour la vie de ceux que j’aime, m’humilier devant vous, mais je ne vous marchanderai pas plus longtemps la mienne. Sortez de cette maison. Les vautours n’ont rien à faire avec les vivants ! Revenez dans une heure, vous trouverez un cadavre !

Kirschmark se dirigea de nouveau vers la porte, murmurant entre ses dents :

— Oh ! de grandes phrases !

Puis, par un remords de conscience ou par une vague crainte, il revint vers son débiteur :

— Ah çà ! continua-t-il, vous n’allez pas faire de bêtise, au moins. Avant tout, vous êtes un homme d’honneur ; vous ne vous appartenez pas, tant que vous ne m’avez pas payé.

M. Bergeret lui fit signe de sortir.

Et comme l’autre allait parler de nouveau, il lui dit sourdement :

— Allez-vous-en, et bien vous, en prendra ! Votre refus me rend libre ! Souvenez-vous de mes paroles. Ce que j’ai dit, je le ferai.

— Le plus souvent !

— Partez ! Ne me forcez pas à vous prouver que je suis encore chez moi, et que j’ai le droit de vous chasser !

Kirschmark était sur le pas de la porte.

— C’est bon ! on s’en va ! répliqua-t-il.

Il hésita un moment, murmura : Ah bah ! est-ce qu’on se tue ? plein d’un doute railleur, et sortit en ajoutant :

— Je m’en vais, je m’en vais… Vous serez plus coulant tout à l’heure.

Au moment où Kirschmark refermait derrière lui la porte du salon de M. Bergeret, une main tremblante lui saisit le bras, et une voix plus tremblante encore que la main lui souffla dans l’oreille ces trois mots :

— Par grâce, venez !

Le banquier se retourna.

Et il suivit la personne qui venait de lui adresser cette prière.