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Les invisibles de Paris (Aimard)/III/X

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Roy et Geffroy (p. 491-500).
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X

OÙ RIFFLARD SOULÈVE SON MASQUE

Le fiacre attendait toujours à la porte de la maison de santé du docteur Martel.

— Montons, dit M. Jules.

— Bah ! vous avez une roulante ! fit l’ouvrier en employant le langage favori de son compagnon, quel genre ! Alors, je vous suis inutile. Bien le bonsoir !

— Non pas ! restez, je vous en prie. Je ne fais qu’une course ici près, et nous laisserons la voiture à l’entrée de la place de la Concorde. Marcher me fera du bien.

— Vous y tenez ?… Allons-y, répondit Rifflard avec insouciance.

Ils montèrent en voiture.

L’ex-agent dit au cocher :

— Retourne à l’endroit d’où tu viens… Cinq francs de pourboire si tu vas au grand trot.

Grand ou petit, toujours est-il que, stimulé par cette promesse argentée, l’automédon fit prendre le trot à ses deux petites bêtes bretonnes.

Bêtes et gens, les uns portant les autres, s’arrêtèrent, peu d’instants après, devant la maison de la rue des Batailles, que M. Jules venait de visiter avant de se rendre chez le docteur Martel.

L’agent ouvrit précipitamment la portière.

L’ouvrier se préparait à descendre avant lui pour lui donner le bras, mais l’autre refusa.

— Voulez-vous avoir la complaisance de m’attendre cinq minutes ? fit-il.

— Bon, répondit Rifflard, mais ça va donc mieux, que vous n’avez plus besoin de votre bâton de vieillesse ?

— Ça va mieux, oui, merci. Attendez-moi, je ne fais que monter et descendre.

— Oh ! j’attendrai tant qu’il vous plaira.

M. Jules descendit du fiacre et pénétra dans l’allée de la maison.

À peine eut-il disparu qu’un sifflement doux et modulé comme le chant d’un pinson sortit de l’intérieur de la voiture.

Le cocher se dressa sur son siège et écouta.

Le même sifflement se fit entendre.

Sans avoir l’air de rien, le cocher descendit et se mit à arranger l’une des lanternes de son véhicule.

À quelle heure se lève la lune ? demanda l’ouvrier cambreur, qui passa la tête par la portière.

Elle est levée pour moi, répondit le cocher sur le même ton.

Et pour qui encore ?

Pour ceux qui voient tout et qu’on ne voit pas.

— C’est toi, Caporal ?

— Oui, compagnon.

-Les ordres ?

— Exécutés.

— De point en point.

— Oui.

— Le rapport ?

— Filoche a été découvert vers les deux heures de l’après-midi. Je l’ai lancé sur M. Jules. Il l’a conduit ici dans la journée. Tout était prêt et réglé. M. Jules parti, le comte endormi a été enlevé et transporté chez le docteur Martel.

— Je sais cela ; et Filoche ?

— Parti avec sa femme.

— Suivra-t-il Mouchette ?

— Il le surveille, déguisé en Robert Macaire pris de vin.

— À merveille. Ainsi, tout est paré ?

Paré ! répéta Caporal, qui jusque-là n’avait fait que répondre sans regarder le visage de son interlocuteur. Tiens ! c’est vous, capitaine ?

— Oui, mon brave.

— Ne vous inquiétez de rien. La Cigale est installé là-haut. Tout malin qu’il soit on qu’il se croie, M. Jules n’y verra que du feu.

— Ce soir, là-bas, avec la Cigale, n’est-ce pas ?

— Pour que j’y manque, à ce rendez-vous-là, on me coupera bras et jambes.

— C’est bien, caporal, je suis content.

— Moi aussi, capitaine.

Rifflard se renfonça dans la voiture, laissant le cocher remonter sur son siège.

Quelques minutes s’écoulèrent.

M. Jules sortit de la maison.

Il ne se ressentait plus des émotions et des souffrances par lesquelles il venait de passer.

Un observateur sagace n’aurait pu dire s’il était plus déconcerté que furieux.

Donnant l’ordre à son cocher de se rendre au coin de la rue Royale, il s’installa auprès de l’ouvrier cambreur, qui se recula pour lui faire place, avec tous les égards dus à son âge, à sa position, à sa santé compromise et à sa déconvenue, haute de six étages.

Pas un mot ne fut échangé entre les deux hommes durant tout le trajet — et il fut long — de la rue des Batailles à la rue Royale.

On stationna enfin.

Les deux voyageurs descendirent.

L’ex-agent paya, puis, prenant le bras du jeune ouvrier, il alla du côté du boulevard.

À la hauteur de la rue Saint-Honoré un embarras de voitures les força à s’arrêter devant un cabaret qui existait alors à l’angle de la rue Royale et de la rue Saint-Honoré, ayant pour enseigne : À la Porte Saint-Honoré.

— Ah çà ! monsieur Jules, fit Rifflard, qui profita de la circonstance pour adresser la parole à son taciturne compagnon, ah çà ! vous m’aviez dit que nous allions causer. Il faut croire que l’envie vous en a drôlement passé, ou bien que vous avez perdu la langue ?

— Hein ! quoi ? Il n’y a rien de drôle dans tout cela, fit l’autre, qui ne donnait évidemment aucune attention à sa réponse.

— Parbleu ! je m’en doute bien qu’il n’y a rien de drôle… pas même de donner le bras à un particulier plus sombre que s’il ruminait un mauvais coup.

— Un ?

— Un crime !

— Un crime ! Qui parle de crime ici ? s’écria l’agent avec un tressaillement nerveux.

Ce tressaillement n’échappa point à son compagnon.

— Qui en parle ? moi !

— Et à quel propos ?

— À propos… à propos de ma soif… J’étouffe… Je boirais bien quelque chose… Si nous entrions là-dedans…, ajouta-t-il en montrant le cabaret de la Porte Saint-Honoré, ça vous délierait le larynx…

— Peut-être bien.

Au moment d’entrer dans ce bouchon, M. Jules se retourna vers Rifflard et lui dit avec un mauvais sourire :

— Ne joue pas à ce jeu-là avec moi, petit… Il t’en cuirait.

— Laissez donc, répliqua l’autre en hochant la tête, vous mettez de la malice dans la chose la plus innocente.

— Tu veux me faire boire ?

— Pour vous faire jaser, pas vrai ?… C’te bêtise !… Puisque vous ne demandez qu’à aller ! répondit l’ouvrier cambreur, qui chercha à rompre les chiens, se voyant découvert.

— C’est vrai ? la même idée m’était venue.

— Ah ! bien, vous me voulez promener dans les vignes du père Noé… Après tout, ce ne serait pas de refus.

— Mais je n’ai pas de temps à perdre ; sans cela, quoique je sois sûr que tu tiennes pas mal de litres, je t’aurais montré ce que c’est que ma tête.

— Cristi ! vous m’en faites venir l’eau à la bouche.

— Essuie-toi le bec et n’y pense plus, mon garçon.

Tout cela se disait en marchant.

— Voyons, mon bon monsieur Jules, reprit Rifflard après un moment de réflexion. Il n’est pas possible que vous serriez votre langue dans le fond de votre palais, sans un motif aux pommes.

— Tu veux m’attendrir… pour m’exciter à la confiance, hein ?

— Ah ! vous êtes malin… il n’y a pas moyen de piger avec vous.

— Que veux-tu savoir ?

— Vous avez quelque chose qui vous tracasse.

— Eh bien !

— Qu’est-ce que c’est ?

L’agent s’arrêta.

— Tu es curieux, mon bon Rifflard ? lui dit-il.

— Il faut bien passer le temps.

— Soit. Je suis bon prince. Sais-tu ce que je suis allé faire rue des Batailles ? lui demanda-t-il avec brusquerie.

— Ma foi, non, répondit son compagnon sans qu’un des muscles de son visage bougeât.

Il flairait le piège.

M. Jules espérait que la soudaineté de la question troublerait son interlocuteur.

Voyant qu’il n’en était rien, il continua :

— Eh bien ! je vais te le dire.

M. Jules tutoyait toutes les personnes qu’il voyait pour la deuxième ou troisième fois, dès que ces personnes lui paraissaient occuper, dans la société parisienne, une position inférieure à la sienne.

Rifflard le savait.

Aussi cette familiarité, loin de le blesser en quoi que ce fût, lui était une garantie, — une garantie de sécurité.

— Je vous écoute, monsieur Jules.

L’ex-agent fut sur le point de commencer un récit sans queue ni tête.

Il pensait, à part lui, que de la sorte il saurait bien distinguer à la longue sur les traits de son auditeur une expression quelconque d’étonnement ou d’incrédulité.

Mais il renonça à ce petit moyen.

Voyant que l’ouvrier cambreur attendait toujours, il se décida à lui rompre en visière.

— Ainsi, lui dit-il en le regardant bien en face, voilà une comédie que vous allez me mettre en cinq actes, hein ? mon bon ami.

— Vous dites ?

— Je dis, mon vieux, qu’il vaudrait mieux nous contenter des deux que vous avez déjà joués à mon bénéfice, ce matin rue des Noyers et ce soir chez le docteur Martel.

— Tiens ! fit Rifflard avec tristesse, vous ne me tutoyez plus. Pourquoi donc ça, mon cher monsieur Jules ?

— Parce que voilà six mois que vous me roulez, et que j’en ai assez comme ça.

— Ah !

— Oui.

— À votre aise. Tutoyez-moi, ne me tutoyez pas, c’est affaire à vous. Seulement laissez-moi vous certifier que je ne comprends pas un traître mot à vos allées, à vos venues, à vos phrases et à vos contre-phrases.

— Bien. Voyons, jouons-nous cartes sur table ? demanda l’ex-agent.

— Dans quel but ?

— Pour abréger la partie.

— Votre enjeu ?

— Ma réputation.

— Peuh ! fit Rifflard avec une moue expressive. Contre quoi ?

— Contre votre tête.

— C’est peu contre beaucoup. Pas si dupe ! fit froidement l’ouvrier cambreur. D’ailleurs, je ne suis pas joueur. Repassez demain, mon brave homme, on a déjà donné à votre fils.

— Allons, poitrinez, si cela vous convient, continua M. Jules, moi, je vais découvrir mon jeu. Nous verrons bien si ça ne mettra pas de l’eau dans votre vin.

— Voyons.

— Mon bon Rifflard, ouvrier cambreur…, pendant que j’examinais la peau d’âne que vous vous êtes jetée sur le corps, le bout de votre oreille a passé. Je sais maintenant à quoi m’en tenir sur vous et les vôtres.

— Parlez.

— Oh ! ne craignez rien, s’écria M. Jules, vous ne perdrez rien pour attendre. Depuis six mois, vous accomplissez des prodiges d’adresse, des miracles d’audace…

— Moi ?

— Vous-même. Ne m’interrompez pas. Je suis sûr de ce que je dis. Voilà plus de six mois que je vous suis à la piste…

— Ah bah ! fit Rifflard d’un air étonné.

— Sans vous perdre une minute, une seconde de vue.

— Et votre bureau ? demanda l’autre dans son incrédulité.

— Et ma police ?

— Oh ! alors !

— Quoi, alors ?

— Rien.

— Mais encore, expliquez-vous.

— Faut de la police, pas trop n’en faut.

— Il y a un pied de trop, fit M. Jules en riant.

— Coupez-le.

— Ce n’est pas sous ce pied-là que pousse l’herbe que je voudrais couper.

— Bah !

— Non. Vous allez voir, mon petit Rifflard, que des recherches bien faites suivies avec persévérance, amènent toujours un résultat satisfaisant.

— Voyons.

— Il existe à Paris, continua l’ex-agent, une société…

— J’en connais plusieurs… mêlées, interrompit l’ouvrier cambreur, qu’envahissait un commencement d’inquiétude.

— Ce n’est pas de celles-là que nous causerons.

— Tant pis.

— Il existe, dis-je, en ce moment…

— Je vous ferai remarquer, mon bon monsieur Jules, que en ce moment est un pléonasme. Si votre société existe… il est évident… qu’elle existe en ce moment.

M. Jules ne fit que rire des observations saugrenues que maître Rifflard lançait au beau milieu de son discours.

Il sentait, il devinait parfaitement la tactique de son adversaire.

L’impatienter, le faire sortir des gonds, et le forcer à se mettre dans une de ces colères où il ne se souvenait plus de rien, tel était le plan de l’ouvrier cambreur.

Mais l’ex-agent tenait à prouver la valeur de son personnel.

Il se contint.

Et de sa voix la plus aimable, il reprit pour la troisième fois :

— Il existe, à Paris, une société, que ses membres nomment la Société des Invisibles.

— Ah ! ah ! c’est un nom bien trouvé… fit son compagnon avec une admiration naïve, jouée au mieux, tandis qu’un frisson glacial courait dans ses veines. À une condition pourtant.

— Laquelle ?

— C’est que ces membres, vous ne les ayez jamais vus.

— Ah ! voilà ! continua M. Jules… Cette société, dont la puissance est immense…

— Vous en convenez ?

— A des ramifications dans l’univers entier.

— Et dans mille autres lieux, ajouta Rifflard, qui se trouvait en veine de plaisanteries musicales.

— Ses membres se répartissent sur tous les degrés de l’échelle sociale.

— Quel style, monsieur Jules !

— Il faut bien que les couleurs soient dignes du tableau. Le chef de la Société des Invisibles se trouve placé au rang le plus élevé du grand monde parisien.

— De plus fort en plus beau.

— Ce chef, vous le connaissez, maître Rifflard.

— Vous dites ?

— Ce que vous savez aussi bien que moi ? répondit l’ex-agent d’un ton goguenard.

— Je le veux bien, dès que cela vous fait plaisir.

— Niez-vous l’existence de cette société ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Niez-vous qu’elle ait un chef ?

— Je lui permets d’en avoir dix-huit.

— Niez-vous que vous en fassiez partie ?

— Qui ?… de quoi ?…

— Vous, de la Société des Invisibles ?


Il tomba sur le parquet comme une masse.

— Monsieur Jules ! monsieur Jules ! ceci sort du programme que nous nous sommes tracé. Vous m’avez demandé mon bras, je vous l’ai donné. Vous m’avez promis de me raconter un tas de jolies choses. Vous me racontez des gandoises de l’autre monde. Et vous me faites subir un interrogatoire, comme on ne m’en ferait subir que sur les bancs de la correctionnelle (6e chambre). Si vous croyez que je ne vais pas profiter de la première occasion qui se présentera pour vous lâcher de belle manière ?

— Oui ! oui ! oui ! Bon ! bon ! boni Zigzaguez ! bifurquez ! pataugez ! vous ne me ferez point prendre une fausse piste !

— Encore !

— Cher monsieur, répéta l’ex-chef de la police de sûreté, vous êtes membre de la Société des Invisibles.

— Honoraire ou titulaire ?

— Un des chefs peut-être de ces Protées insaisissables…

— Insaisissables… repartit ironiquement Rifflard. Les insaisissables… c’est aussi ronflant que les Invisibles !

— Oui, riez, riez ! Je suis sûr de mon affaire.

— Avouez, mon bon monsieur Jules, que vous vous donnez beaucoup de mal pour peu de bien ?

— Ce qui signifie ?

— Que, si cette Société existe…, la première chose à faire est de connaître le but vers lequel tendent ses efforts.

— En effet.

— Le connaissez-vous, ce but ?

— Pas tout à fait.

— Pas du tout.

— Pourquoi ça ?

— Pourquoi, monsieur ? Parce que, si vous le connaissiez, dit l’ouvrier cambreur avec tant de hauteur et de sérieux que l’ex-agent perdit de sa superbe et de son assurance, si vous le connaissiez, vous n’en parleriez pas si haut en plein boulevard, au risque de prononcer le dernier mot qui dût échapper de vos lèvres.

— ein ? une menace ! Nom d’un tonnerre ! J’ai fait serment de vous démasquer, vous et les vôtres ; je réussirai à tenir ce serment, ou j’y laisserai ma peau.

— Qui en voudra ? fit tranquillement son compagnon.

M. Jules s’arrêta.

— Rifflard, voulez-vous être des miens ?

— Bien. Voici que vous me proposez une infamie, à présent. Ce qui est très bête.

— Parce que ?

— Parce qu’en supposant que je sois ce que vous pensez, si je suis assez lâche pour trahir MM. les insaisissables ou les invisibles, comme il vous plaira de les appeler, il n’y a aucune raison de croire qu’à un moment donné je ne vous trahirais pas en faveur de ces messieurs.

— Oui, mais moi, je vous repincerai.

— Croyez-vous qu’ils aient la main moins longue que vous ?

— Ainsi, vous refusez mon offre ?

— Avec enthousiasme.

— N’en parlons plus, monsieur Rifflard, dit l’ex-agent d’une voix brève et cassante… Seulement, à l’avenir, prenez mieux vos précautions quand vous voudrez bien m’honorer de vos visites.

— Ah ! ah ! vous m’avez fait suivre ?

— Un peu, mon cousin. Il faudrait recommander à vos amis et connaissances de ne pas décliner si souvent vos grades et qualités.

— Déclinez-m’en un.

— Au hasard ? fit M. Jules en souriant d’un air triomphateur.

— Un seul.

— Je pourrais vous faire droguer plus longtemps, mon cher capitaine… vous m’entendez bien… mon cher capitaine…

— Ah ! ah ! vous êtes instruit de cela…, murmura l’ouvrier, dont l’œil lança un éclair fauve.

— De cela et d’autres détails encore qui pourront vous gêner à la longue.

— Pourquoi me dites-vous cela ? demanda négligemment le compagnon de l’ex-agent.

— Pour ne point passer pour un vantard, pour un Gascon, afin que, à l’avenir, vous fassiez plus de cas d’un homme qui voulait être votre ami, et dont vous venez de gagner l’inimitié.

Rifflard réfléchit un moment, puis de sa voix la plus tranquille :

— C’est un tort.

— Expliquez-vous.

— Vous prétendez devoir nous gêner dans toutes nos entournures ?

— Je ferai mon possible.

— Si vous devenez gênant, on vous supprimera.

— Hein ? s’écria M. Jules avec un haut-le-corps de retraite.

— On vous supprimera.

— Hop là ! sautez, muscade ! répondit l’ex-agent en prenant le fausset d’un escamoteur forain. Ainsi, vous avouez ?

— Oui.

— Vous convenez de tout ?

— Oui.

— Vous êtes un invisible ?

— Rifflard ou capitaine, à votre choix.

— Nous nous retrouverons en temps et lieux opportuns.

— Plus tôt que vous ne le pensez, maître juré-mouchard, fit le compagnon de M. Jules en lui serrant le bras à le lui briser.

— Eh ! là-bas ! pas si fort ou je cogne.

— Essayez.

L’ex-agent se secoua de son mieux.

Rien n’y fit.

Malgré sa force herculéenne, l’étau qui l’enserrait ne lâchait pas prise.

M. Jules se mit à rire jaune et demanda merci en plaisantant.

— Souvenez-vous bien, lui fut-il répondu, qu’un jour vous demanderez sérieusement grâce et merci, mais que ce jour-là il me sera beaucoup plus difficile d’accéder à votre demande.

— J’ai bonne mémoire.

— Ne continuez pas. Voilà une phrase qui vous a porté malheur déjà aujourd’hui, chez le docteur Martel.

Tout ce qui venait de lui arriver, tout ce qu’il avait oublié dans son entretien avec l’ouvrier cambreur, passa subitement devant les yeux de l’ex-agent.

Il se souvint du double comte de Mauclerc, de la sœur Agathe, de son évanouissement, de Filoche remplacé dans son taudis par la Cigale.

Il pensa que mieux vaudrait pour lui abandonner ce côté de ses occupations, et se rejeter dans ses affaires nocturnes.

Il se décida à rendre la liberté à son compagnon.

Mais celui-ci n’avait pas attendu le bon plaisir de M. Jules.

Un fiacre les suivait depuis quelques instants.

Il fit un signe.

Le cocher s’arrêta.

Rifflard monta dans la voiture, puis, attirant doucement son adversaire déclaré en étendant le bras par la portière :

— Un dernier mot, mon bon ami !… lui dit-il.

— Allez !

— Vous êtes content de vous et fier comme Artaban, parce que vous avez deviné que Rifflard n’était pas mon nom ? Vous faites blanc de votre épée parce que vous connaissez la nuance de mes cheveux et la couleur de mes yeux ? Tout le monde en sait autant que vous.

— Eh bien ?

— Moi, je vais vous prouver que sans bruit, sans embarras et sans scandale il est possible de savoir telle chose, d’avoir la clef de telle énigme, que les plus malins en jettent leur langue aux chiens.

Poussez votre venin, monsieur Rifflard, riposta l’ex-agent, moitié colère, moitié curieux.

— Portez la main au sachet mystérieux que vous portez suspendu à votre cou, et vous me dispenserez de vous en dire davantage.

M. Jules pâlit et chancela comme s’il avait reçu une balle en plein corps.

Au même instant, et sans que l’ouvrier cambreur, Rifflard ou le capitaine, eût besoin de donner une adresse, un ordre au cocher, le fiacre partit au galop de ses deux chevaux, qui, sous les apparences les plus misérables, cachaient une ardeur et une vitesse peu communes.

La voiture disparue, M. Jules, qui était demeuré stupéfait, porta vivement la main à son cou, et retirant le sachet qui y était suspendu, il l’examina avec une anxiété sans égale.

Le résultat ne fut sans doute pas des plus rassurants, car il s’écria avec une explosion de rage indicible :

— Mille millions de tonnerres ! ce démon a raison ! Je suis perdu ! Ils me tiennent… si je ne les écrase pas.