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Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/VIII

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Roy et Geffroy (p. 658-670).
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VIII

VAINQUEURS, MAIS VAINCUS !

L’arrivée du colonel Renaud et de ses hommes avait changé la face des choses.

Maître Coquillard-Charbonneau sentait s’éloigner à grandes guides cette superbe confiance que lui donnait naguère la supériorité du nombre.

D’autre part, pour Passe-Partout et ses compagnons, la lutte à chances égales ne devenait plus qu’un jeu.

Aussi, sans la moindre hésitation, le séide de M. Jules changea-t-il immédiatement son ordre de bataille.

Le : En avant ! qu’il venait de lancer d’une voix si belliqueuse se transforma tout net en un sauve-qui-peut général et parfaitement compris de tous les siens.

Sans demander l’explication d’un changement de front aussi honteux qu’inattendu, ces derniers s’envolèrent comme une nuée immonde de corbeaux ou d’oiseaux de proie dérangés dans leur curée.

La terreur leur donnait des ailes.

Ils disparurent, poursuivis par les huées et les rires des Invisibles, qui dédaignaient de les poursuivre.

Martial Renaud s’approcha du comte de Warrens.

— Merci, frère, lui dit celui-ci.

— J’arrive juste à temps. Mais, en vérité, en voyant les jambes de ces gaillards-là, je commence à croire que ce n’était pas la peine de tant me presser. J’aurais dû te laisser le loisir de leur donner une bonne leçon.

— Ils la recevront peut-être bien tout de même, grommela Mouchette, qui se mêlait sans cérémonie aucune à toutes les conversations, à celles de ses supérieurs aussi facilement qu’à celles de ses égaux.

— Que veux-tu dire ? demanda Passe-Partout.

— Rien ! Seulement, écoutez, et, si vous n’entendez pas une drôle de musique avant une demi-minute, je permets à ces deux messieurs de me conduire au violon.

Ce disant, le gamin de Paris désignait le faux duc de Dinan et son compagnon le baron de Kirschmark.

Pendant que les deux frères cherchaient à comprendre le sens de ses paroles, la Cigale ricanait avec satisfaction.

— Tonnerre ! oui ! Ils vont la danser belle, s’il a fait ce qu’il m’a dit.

— Et je l’ai fait, nononcle, ou que le même tonnerre vous écrase !

— Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? s’écria le géant, qui, après un court examen, s’aperçut du sans-gêne avec lequel le fils de la Pacline se jouait de sa personne. Si tu jurais sur quelque chose de moins…, de moins…

— Fragile, acheva Mouchette. Puisque tu ne risques rien, mon bon oncle.

— On ne sait pas.

— Mais si.

— Tu peux t’être trompé.

— Mais non.

Ici des cris nombreux se firent entendre dans le lointain, à un demi-kilomètre environ du lieu où se tenaient les Invisibles.

— Et la preuve, la voilà, reprit le gamin triomphalement.

— D’où viennent ces cris ? demanda Passe-Partout.

— Ne faites pas attention, mon capitaine.

— Sont-ce nos fuyards ?

— Dame ! faut le croire, répondit Mouchette de son air le plus modeste.

— Que leur est-il advenu ?

— Ah ! voilà ! en cherchant bien…, nasilla le gamin de Paris, qui tenait à faire durer une situation où il tranchait de l’homme d’importance.

— Veux-tu parler, satané Tortillard ! lui grogna la Cigale en pleine oreille.

Et, comme Mouchette prenait encore un temps avant de répondre, le géant lui allongea une chiquenaude à décorner un taureau sauvage.

Selon sa louable habitude, l’enfant esquiva la torgnole, mais il se considéra comme bien averti.

Les cris lointains continuaient de plus belle.

On se remit à le questionner de tous côtés.

Quelques-uns des compagnons de Passe-Partout venaient même d’aller explorer les environs, battre le parc en éclaireurs et s’édifier par leurs propres yeux sur ce tumulte inattendu et inexpliqué.

Mouchette se décida à satisfaire la curiosité générale.

— Voici ce que c’est, messieurs, mesdames et mesdemoiselles…

La Cigale chercha les dames et les demoiselles.

N’en trouvant pas, il salua pour elles.

Mouchette continua :

— Après avoir exécuté l’ordre de maître Passe-Partout, qui m’avait enjoint d’aller à la découverte, je revenais les mains dans mes poches, essayant mes plus belles notes.

— Notes de quoi ? demanda la Cigale.

— Turlututu, rengaine,
Rengaine, rengaine,
Turlututu, rengaine,
Rengaine ton compliment,


chantonna Mouchette, en guise de réponse à son gigantesque ami.

— Continue, fit Passe-Partout.

— Tout à coup, repartit le gamin, je bute contre quelque chose.

— Et ce quelque chose ?…

— Était un quelqu’un qui se dresse sur son séant.

— Filoche ! que je me mets à crier.

— Mouchette !

— C’est toi, ma vieille ! Tu te reposes, paresseux !

— Il me répond : Nous sommes deux à nous la passer douce

— Deux, qui ça ?

— Le camarade et moi.

— Je cherche plus loin, et qu’est-ce que je trouve ?

— Quoi ? fit la Cigale. Quoi ? quoi ?

— Retourne à ta mare, nononcle.

— Va donc, lambin ! Qu’est-ce que tu trouves ?

— Un pauvre diable qui avait un couteau planté entre les deux épaules et un morceau de robe de soie dans son poing fermé.

— La comtesse ! dit vivement le chef des Invisibles… C’est elle qui a fait faire cela !…

— M’sieu Benjamin ? précisément…

— Échappée.

— Vous l’avez dit… Oh ! c’est un malin ou une finaude, comme il vous plaira.

— Mais qui a frappé Filoche, qui a tué son compagnon ?

— Pardi ! son majordome, son chien enragé, son nègre blanc.

— Marcos Praya ?

— Lui et les autres.

— On les avait pourtant rudement ficelés…, grommela la Cigale.

— Il est venu un gros rat qui a mangé les ficelles, mon bon oncle. Aussi la première chose qu’ils ont faite a été de délivrer la comtesse, de l’arracher à nos deux camarades, qui ont voulu tenir bon, pour leur malheur.

— Cré mâtin ! on verra ! dit violemment la Cigale. S’ils m’ont abîmé Filoche de fond en comble…

— Non. Ils ne l’ont assommé qu’à moitié ; c’est l’autre qui a gobé le bouillon.

— Il est mort ?

— Tout ce qu’il y a de plus mort… et enterré.

— Enterré ?

— Oui.

— Par qui ?

— Par ces messieurs qui se sont donné la peine de lui trouer le dos jusqu’à la poitrine, puis de le jeter dans un grand fossé où se trouvent deux pièges à loups.

— Tu l’as vu ?

— D’un œil au moins…, et, ma foi, je ne l’ai pas dérangé dans ses attributions. Seulement, on avait recouvert le fossé avec des branchages, des troncs d’arbres, des poutres, pour faire un pont et le traverser.

— Eh bien ! tu t’en es servi ? Après ? fit le géant.

— Après ? Après être passé et repassé plusieurs fois, je suis convenu avec Filoche de ce que vous allez voir, si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre.

— Te suivre où ? dit Passe-Partout.

— Du côté du château, répliqua le gamin en clignant de l’œil. Ça ne peut que faire votre affaire, patron ; rapportez-vous-en à moi.

— Mauvais diablotin ! tu as outrepassé mes ordres.

— Non pas. J’ai chanté juste.

— Oh ! juste !… Enfin !

— Vous êtes difficile, capitaine ; et, si vous m’accompagnez par là-bas, vous serez forcé de reconnaître que, si je chante faux moi-même, je fais danser les autres en mesure.

— Ainsi, tu ne veux pas nous en apprendre davantage ?

— Vous en saurez plus en voyant par vous-même le coup de temps ! Je ne vous dis que ça.

Le tumulte croissait au loin.

— Allons, mes amis, puisque maître Mouchette l’exige et que cette marche rentre dans mon plan, ajouta tranquillement Passe-Partout, dirigeons-nous vers le fossé en question.

— Ça y est ?… Bon !… Je crois que notre arrivée ne causera pas de chagrin à ce brave Filoche.

— Il est donc sur pied !

— Oui ! oui !… comme vous et moi. Je lui ai appliqué sur la fente qu’il avait à la tête un emplâtre de terre pétrie avec de l’eau-de-vie ; ma foi, petit bonhomme vit encore.

— Nous y sommes, fit la Cigale, partons du pied gauche.

On se dirigea en masse, et en prenant les précautions nécessaires, vers le coin du parc où les cris avaient retenti.

Le baron de Kirschmark et le général duc de Dinan se trouvèrent entraînés, poussés par le flot des Invisibles.

Mortimer et la Cigale les tenaient toujours en laisse.

Kirschmark se prêtait le plus complaisamment du monde à la circonstance.

Le général ne suivait que contraint, poussé, la baïonnette ou le poignard dans les reins.

Martial Renaud marchait en avant, à la tête du renfort qu’il avait amené à son frère.

Passe-Partout était resté à l’arrière-garde.

Au moment où il allait suivre les siens, une main saisit la sienne.

Il se retourna.

Une voix douce et bien connue lui dit :

— Restez, Noël.

— Edmée ! s’écria-t-il au comble de la stupeur et du désespoir, Edmée ! Vous ! Rioban ne m’avait pas trompé.

— Noël, empêchez vos amis d’aller plus loin, répliqua vite la jeune fille sans répondre à ces interpellations.

— Dites-moi d’abord comment…

— Non… rien… Arrêtez les vôtres… Fuyez !

— Fuir !… Non…

— Il le faut.

— Je ne quitterai ce lieu maudit que mon but rempli.

— Mon frère a fait ce que vous comptiez faire… Fuyez… je vous en supplie.

— Le vicomte, dites-vous… ?

— Il a trouvé ce que vous cherchiez.

— Expliquez-moi, de grâce…

— Rien… Le temps presse… Vous et les vôtres vous êtes enveloppés. J’attendais…, je guettais votre arrivée pendant que Raoul, guidé par Brigitte, faisait ses préparatifs avec l’aide d’Hervé.

— A-t-il les papiers, les titres ?

— Je le crois.

— Ah ! vous n’en êtes pas sûre… Coûte que coûte, il faut que nous nous en emparions.

— Noël…, laissez-moi achever…

— J’écoute.

— J’étais là…, à deux pas de la maison… Des hommes sont passés devant moi… sans m’apercevoir…

— En grand nombre ?

— Oui.

— Avez-vous entendu quelques mots dits par eux ?

— L’un d’eux, celui qui paraissait leur chef, encourageait les autres et répétait avec un accent qui m’a jeté la terreur dans l’âme : Nous les tenons ! nous les tenons enfin !

— Son nom, l’a-t-on prononcé, par hasard ?

— J’ai cru l’entendre plusieurs fois appeler M. Jules.

— Lui ! fit Passe-Partout avec un mouvement terrible. Par le Dieu vivant, ce sera la dernière fois qu’il se dressera sur ma route !

— Ne les attendez pas, ils sont dix fois plus nombreux que vous !

— Eh ! qu’importe !

— Noël, partout ce que vous avez de plus cher, de plus sacré dans ce monde, je vous adjure de vous hâter de rappeler vos amis.

— Ils sont loin déjà ! Je cours les rejoindre.

— Au nom de mon aïeul, au nom de mon père ! s’écria la jeune fille suppliante et lui saisissant les mains dans une étreinte passionnée.

— Edmée, laissez-moi courir où le devoir et l’honneur m’appellent, répondit le comte de Warrens se raidissant contre la puissance de ces accents qui lui étaient si chers.

— Au nom de notre amitié !

— Impossible !

— De notre amour, ajouta la fille du duc de Dinan en se cachant le visage dans la poitrine de Passe-Partout, qu’elle sentait sur le point de lui échapper.

— Edmée, vous me rendriez lâche et traître.

La jeune fille sanglotait nerveusement.

— C’est au nom de votre noble père, continua-t-il, au nom de ce même amour qui est tout mon espoir, que je vous conjure de me rendre la liberté.

— Non, non ! répondait-elle d’une voix entrecoupée, je le sens… si vous me quittez, vous vous perdez. Noël, vous le voyez, je pleure, je tremble… n’aurez-vous pas pitié de ma douleur et de mon effroi ?

Le comte se dégagea par un effort suprême.

— C’est pour moi que vous pleurez, que vous tremblez, Edmée…, pour moi, qui suis un homme et qui dois vous défendre et vous protéger… Voyez quel rôle vous me feriez jouer si je consentais à vous obéir !

Edmée ne l’écoutait pas. Elle fondait en larmes, et ses larmes étaient sa plus grande force, son langage le plus éloquent.

Passe-Partout sentit que, s’il les écoutait, il était vaincu.

Il s’arracha de ses bras et fit quelques pas pour rejoindre les Invisibles.

Edmée tomba à genoux.

Une inspiration lui traversa l’esprit.

Elle cessa de pleurer et s’écria :

— Noël, vous me laissez seule !… Je n’ai plus de forces et j’ai peur.

Il s’arrêta.

Un nuage passa sur ses yeux.

À la pensée que la jeune fille pouvait tomber aux mains des grossiers acolytes de M. Jules, ou des séides de la comtesse de Casa-Real, il frissonna, et, s’élançant jusqu’à elle, il la prit dans ses bras, et lui dit :

— Vous me faites manquer à tout ce que je me dois, à tout ce que je dois à la cause de votre aïeul…, mais je vous aime et je ne vous abandonnerai pas.

Edmée poussa un cri de bonheur.

Passe-Partout cherchait si le ciel ne lui enverrait pas quelqu’un à qui il pût confier celle qu’il aimait par-dessus son honneur.

Une course rapide se fit entendre dans les taillis.

Il porta la main à ses armes.

Au bruit qu’il fit en armant ses pistolets, une voix lui cria :

— Minute ! ne tirez pas au jugé, patron.

— Mouchette ! se dit Passe-Partout.

Et, repoussant doucement la jeune fille, qui se serrait palpitante contre lui, il se précipita au-devant du gamin de Paris.

Mouchette déboucha du taillis avoisinant.

— Ouf ! M’y voilà ! s’écria-t-il… Ce n’est pas sans peine !

— Que se passe-t-il là-bas ? demanda le chef des Invisibles.

— Ma foi ! je n’y comprends plus rien. Vous savez, ou vous ne savez pas, que Coquillard et ses brigands de camaraux avaient donné en plein dans le panneau que Filoche et moi nous leur avions tendu.

— Quel panneau ?

— Le fossé dégagé et franchi par eux au beau milieu de l’obscurité, ils sont allés donner tête baissée dans une corde attachée horizontalement le long de la route.

— Après ?

— Pour sauter le fossé où sont les pièges à loups et le corps de l’ami de Filoche, il leur a fallu prendre de l’élan, ils se sont cognés contre la corde, qui les a repoussés dans le fossé… Et ma foi, les pièges se sont détendus en conscience, ajouta le gamin en riant. Ils étaient là trois ou quatre à piailler comme des sourds. Les autres se sont payé une dizaine de paires de pattes que c’était à en mourir de rire.

— Alors, pourquoi ton air effaré ?

— Il n’y a peut-être pas de quoi ? Écoutez, patron. Nous étions tous là à regarder la drôle de figure que faisaient les mauvais zigues de Coquillard. Ils se tortillaient, ils se tortillaient que c’était à les croquer ! Leurs jambes se trouvaient prises dans les pièges à loups. Impossible de s’en dépêtrer… et ils se payaient des grimaces dans le genre Debureau, des Funambules.

— Passons ! passons ! s’écria Passe-Partout avec impatience.

— Oh ! nous avons le temps… On ne se tire pas de coups de fusil… Nous les entendrons bien… et ce n’est pas loin… En deux pas, une coulée, nous y serons.

— Bavard !

— V’là donc ce que c’est… On riait, n’est-ce pas… Le colonel Renaud lui-même s’en donnait à bouche que veux-tu ? Mais voilà mon Filoche qui reparaît… Attention ! qu’il nous crie ; ils sont une centaine qui viennent sur vous !

— Vous le voyez, je ne me trompais pas, dit rapidement Edmée au comte de Warrens.

— Après ? après ? demanda celui-ci au gamin.

— Dame ! après ça, il y a que, tous comptes faits, Filoche avait raison ; nous sommes enveloppés par un tas de va-nu-pieds qui ne demandent pas mieux que de nous envoyer manger du pissenlit par la racine. Faut avoir l’œil, patron. Voilà ce que le colonel m’a chargé de vous annoncer. Plus tôt vous les rejoindrez là-bas, et mieux cela vaudra.


La maison isolée devenait un rendez-vous général.

— Les rejoindre !… oui… mais Edmée… murmura-t-il en jetant un regard à la jeune fille envieuse et palpitante auprès de lui.

— Qui ça, patron, cette dame ? demanda le gamin avec respect.

— Oui, elle ; je ne puis l’abandonner ainsi, seule… Mon Dieu ! que faire ?

— Eh bien, et moi ? Je ne compte donc pour rien ? fit Mouchette en prenant une pose héroïque.

— Toi ? s’écria-t-il. Au fait, oui…, reprit-il presque aussitôt. Tu es prudent…, tu es rusé…

— Ajoutez que je suis brave, capitaine, et vous n’aurez pas fini mon daguerréotype.

— Je te confie mademoiselle.

— Elle est en bonnes mains…

— Je la mets sous ta garde.

— Si on y touche, c’est que ces six pruneaux-là seront sortis de leur bocal, répondit Mouchette, qui venait de mettre son revolver à la main et qui parlait des six balles y contenues.

— Bien. Tu resteras ici.

— Dans ce taillis ?

— Oui.

— Et j’attendrai ?

— Que je vienne vous chercher… ou que je t’envoie un de nos amis qui vous guidera soit du côté de la grotte, soit du côté du château.

— Compris, patron. Il faut balayer le chemin d’abord.

— Ce ne sera pas, long, va.

— J’ai confiance.

— Edmée, reprit le comte en pressant la jeune fille sur son cœur, vous êtes vaillante, vous m’attendrez.

— Je veux vous suivre, Noël.

— Pas dégoûtée, la demoiselle ! murmurait le gamin de Paris.

— Impossible ! répondit Noël, le sang va couler ; votre place n’est pas là où il coulera.

Cela fut dit d’une volonté si ferme, que la jeune fille, sentant l’inutilité de son insistance et de ses prières, se résigna.

— J’attendrai, fit-elle d’une voix étranglée par la douleur ; mais sachez-le et soyez-en sûr, Noël, si vous mourez, je mourrai.

— J’ai à défendre à la fois votre vie, l’honneur de votre famille, et à combattre pour le salut de tous mes compagnons. Je ne mourrai pas, Edmée, je reviendrai.

Il lui donna un dernier et chaste baiser sur le front.

Puis il partit à grands pas dans la direction de la fosse aux loups.

Mlle de l’Estang, pâle, égarée, les lèvres frémissantes, ne pouvant plus prononcer une seule parole, tomba à genoux et se mit à prier.

Mouchette, l’œil et l’oreille au guet, le poignard d’une main, son revolver de l’autre, se tenait immobile derrière elle, attendant le moment propice pour la cacher avec lui au plus épais du fourré voisin.

Là, ils pouvaient, attendre les événements en toute sûreté.

Au moment où il allait l’inviter à le suivre, deux hommes parurent au bout de l’allée.

— Qui vive ? cria le brave enfant. N’avancez pas, ou je vous brûle !… Qui vive ?

Compagnons de la Lune, répondit le vieux sergent.

— Le père Pinson ! Avancez à l’ordre, fit joyeusement Mouchette.

Le sergent avança.

Un homme l’accompagnait.

C’était le vicomte de l’Estang.

— Raoul ! dit Edmée.

— Ma sœur ! Enfin… je te retrouve ; tu m’as fait trembler.

— Ce n’est pas pour moi qu’il faut craindre…

— Je ne me pardonnerai jamais de t’avoir laissée venir avec moi.

— Que faisiez-vous ici ? demanda Hervé Kergraz.

— Nous exécutions la consigne donnée par le maître.

— Comment ?

— Il nous a ordonné d’attendre ici qu’on vienne nous relever de garde, répliqua Mouchette.

— Eh bien ! nous serons trois au lieu d’un à veiller sur elle, dit le vicomte ; attendons, puisque c’est l’ordre.

— Attendons !

Et les trois hommes, bien armés, ayant à protéger la jeune fille et à conserver les titres de la famille de Dinan, résolus à se faire tuer plutôt que de se laisser enlever l’un ou l’autre de ces deux trésors, pénétrèrent dans le fourré qui devait les cacher aux yeux de leurs ennemis.

Le comte de Warrens, ou Passe-Partout, comme on voudra le nommer, venait de rejoindre les siens, qui se trouvaient groupés au bord de la fosse aux loups.

On tenait conseil en attendant sa venue.

Et, tout en discutant le pour et le contre de chaque proposition, on ne laissait pas que de jeter de temps à autre un regard ironique sur trois ou quatre mauvais drôles pris aux pièges et plus penauds que des renards pris par des poules.

L’arrivée du chef des Invisibles fut accueillie par un cri de joie..

— Combien sommes-nous ? demanda Passe-Partout en se mettant à la tête de ses compagnons.

— Vingt-sept, répondit Martial Renaud.

— Tous résolus ?

— Tous résolus à tout.

— Alors, je ne vous cacherai rien, ajouta Passe-Partout, Amis, la situation est critique. Quoique, par un moyen détourné, par un secours inespéré, le but dans lequel je vous avais amenés ou mandés ici soit rempli, nous nous trouvons dans un de ces moments où l’homme le plus brave doit en appeler à toute sa bravoure.

Il s’arrêta.

Pas un frémissement ne se fit entendre.

Il reprit :

— Nous sommes cernés par des forces quintuples, au moins, des nôtres. Le château est plein d’ennemis qui viennent d’arriver, appelés par M. Jules, l’ex-chef de la police dé sûreté, qui a juré notre perte. La grotte par laquelle nous sommes venus et donnant accès dans l’ancien ruisseau de Ménilmontant est gardée par une centaine d’hommes, embusqués dans des positions presque inexpugnables. Par où commencerons-nous ?

— Par la grotte, lui fut-il répondu d’une voix unanime.

— Vous le voulez ?

— Oui, cria-t-on.

— Bien ! La Cigale, viens.

— À la grotte ! à la grotte ! répétaient les Invisibles agitant leurs bâtons.

Le géant s’approcha de son chef.

Passe-Partout lui parla bas à l’oreille.

La Cigale fit un signe d’affirmation et il reprit son rang.

— À la grotte ! à la grotte ! répétaient les Invisibles agitant leurs bâtons.

— Un moment ! Et nous ? cria piteusement le baron de Kirschmark ; allez-vous toujours nous mettre en avant ? À quoi servira de nous faire fusiller comme deux sacs de terre ?

— Non. Mortimer, San-Lucar…, aidez ces messieurs à descendre dans le fossé que voilà.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Nous ne jurerions pas précisément qu’au lieu de leur donner la main pour les aider à descendre près des hommes de Coquillard San-Lucar et Mortimer ne se soient pas servis de l’extrémité de leur pied droit.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, s’ils ne servaient plus de boucliers aux Invisibles, ils ne pouvaient leur nuire en rien, dans la position peu élevée qu’ils occupaient momentanément.

— À la grotte, messieurs ! fit Passe-Partout.

Ils partirent, le pistolet et le revolver au poing.

Edmée ne s’était pas trompée.

Mouchette lui-même venait de faire un récit exact.

C’était bien M. Jules en personne qui commandait les nouveaux venus.

Et M. Jules arrivait avec un arriéré terrible de haine et de vengeance à solder.

L’ancien chef de la police de sûreté avait une centaine de bandits, forçats plus ou moins libérés, sous ses ordres.

Il les avait placés dans des positions habilement choisies.

Seulement, ne sachant pas si les Invisibles, qu’il supposait avoir escaladé les murs du parc pour y pénétrer ; ne sachant pas, disons-nous, s’ils iraient vers la grotte, il s’était vu obligé de partager ses forces.

Une quarantaine d’hommes réunis aux restes de la troupe de Coquillard-Charbonneau, commandés par ce dernier, qui avait reçu les instructions les plus nettes, surveillait les environs de la maison isolée.

Les autres, sous les ordres de M. Jules lui-même, s’étaient embusqués à droite et à gauche de la grotte.

Ne se doutant pas qu’il existait une issue au fond de la grotte, il comptait les y laisser entrer, puis les prendre comme dans une souricière.

Sa joie fut grande quand il vit la troupe entière de ses ennemis tomber dans le piège qu’il leur tendait avec une si grande simplicité.

Une fois le dernier Invisible entré dans la grotte, l’ancien chef de la police de sûreté fit un signe.

Tous ses hommes s’élancèrent hors de leur embuscade en poussant des cris propres à tromper leurs ennemis sur leur nombre exact.

Un silence de mort régnait dans la grotte.

Après avoir bien campé les siens, leur avoir fait apprêter leurs armes, et les avoir exhortés à bien recevoir les Invisibles qui auraient le courage ou l’imprudence de ne pas se rendre, il envoya un parlementaire.

On ne lui permit pas de pénétrer dans la grotte.

M. Jules, sûr de la victoire, et voulant autant que possible éviter l’effusion du sang, annonça à voix haute qu’il attendrait cinq minutes, et que si, au bout de ce laps de temps, on ne se rendait pas à discrétion, il lâcherait la bride à ses hommes ivres de liqueurs frelatées et de cupidité inassouvie.

Les cinq minutes s’écoulèrent.

Après une dernière sommation à laquelle on ne fit pas plus l’honneur de répondre qu’aux autres, il s’écria :

— En avant, mes garçons, et pas de quartier pour qui résistera !

Le feu commença.

Les hommes de M. Jules se précipitèrent bravement dans l’intention de forcer l’entrée de la grotte.

Une pistolettade bien nourrie les reçut presque à bout portant.

Les pauvres, diables reculèrent, blessés plus ou moins grièvement.

Mais ils se trouvèrent en face d’un danger aussi grand que celui qu’ils cherchaient à éviter.

M. Jules était là, poussant les uns, retenant les autres, promettant grâce et fortune à celui-ci, menaçant celui-là.

En fin de compte, il terminait tous ses encouragements par ces mots féroces, mais clairs :

— Le premier qui recule, je le tue !

Il l’aurait fait comme il le promettait.

Il se tenait derrière eux.

Ses hommes donnèrent un deuxième assaut.

Le feu des Invisibles répondit à leur attaque ; mais les effets en furent moitié moins meurtriers.

On eût juré qu’au lieu de vingt-cinq hommes il n’y en avait plus qu’une dizaine à la riposte.

— Oh ! oh ! garçons ! courage ! Ils en tiennent ! Vous leur avez fait plus de mal qu’ils ne vous en ont fait eux-mêmes ! Allons ! feu ! feu ! toujours et démontez-m’en le plus possible.

Ses hommes tirèrent une troisième fois.

À peine si quatre coups de feu leur furent envoyés par les défenseurs de la grotte.

M. Jules jubilait.

— Ah ! mâtin ! grommelait-il joyeusement. Vous ne voulez pas vous rendre ! Mais vous y êtes en plein, nom de nom ! Le godan est bon ! la trappe solide ! Tirez-vous de là, si vous pouvez !

Il n’avait pas plutôt fini le dernier mot qu’une branche d’arbre taillée en massue s’abattit sur son crâne et le renversa raide sur le sol.

Il n’eut pas même le temps de voir qui venait de le traiter avec si peu de ménagement.

Ou l’évanouissement ou la mort, tel devait être son partage.

M. Jules abattu, quatre hommes et un enfant entourant une femme passèrent comme une trombe à travers les rangs des séides de l’ex-chef de la sûreté et pénétrèrent dans la grotte pendant une éclaircie de coups de feu.

Ces cinq personnages étaient la Cigale, dont le bras formidable venait de renverser M. Jules, le vicomte de l’Estang, Mouchette, le père Pinson et Edmée.

La Cigale avait exécuté les ordres de Passe-Partout.

Malheureusement, il n’avait réussi qu’à réunir ses quatre amis au corps principal des Invisibles.

Il n’avait assommé qu’à moitié l’ex-chef de la police de sûreté, dont le crâne était autrement dur que sa massue en chêne.

Une demi-minute et une goutte d’eau-de-vie suffirent à ce dernier pour se remettre sur pied ou à peu près.

— À mort ! tous ! pas de quartier ! tuez-les tous ! hurla-t-il ; à la baïonnette ! au couteau ! Je ne veux pas qu’il s’en échappe un ! En avant ! dans la grotte ! allez !

L’impulsion donnée par ces ordres furieux, hachés, fut si vigoureuse, que tout ce qui restait vivant de sa troupe s’élança dans la grotte la baïonnette en avant.

Leur stupéfaction fut complète.

Un seul homme se tenait dans le fond de la grotte.

Cet homme allait disparaître, à la suite des siens.

Comme un capitaine de vaisseau ne quitte son banc de quart qu’au dernier moment, celui-là avait d’abord laissé passer tous ses compagnons.

Voyant que, s’il les suivait, le passage secret serait découvert, le temps manquant pour faire tourner la pierre assez à temps, il cria :

— Pousse, la Cigale !

Le géant obéit, croyant son chef dans le passage.

La pierre reprit sa place.

Et Passe-Partout se trouva seul, en face d’une meute hurlante, affamée, ivre de sang et de vengeance !

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Le lendemain, on apprit que le comte de Warrens venait de quitter Paris.

Nul ne s’en étonna.

Ni ses amis, qui avaient l’habitude de ses départs subits ;

Ni les Invisibles, qui le savaient bien, non parti, mais disparu.

Dans cette affaire, les Invisibles avaient remporté la victoire, mais la victoire, pour ne pas faire mentir son nom de femme, leur avait coûté cher !

Ils avaient perdu leur chef !