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Les invisibles de Paris (Aimard)/V/I

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Roy et Geffroy (p. 773-784).
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HERMOSA

I

DIPLOMATIE EN PARTIE DOUBLE

L’entrée si imprévue de la comtesse de Casa-Real dans sa prison, les paroles railleuses que cette dame lui avait adressées, avaient causé une stupéfaction telle au comte de Warrens, que bien qu’il se fût subitement relevé et se fût incliné devant elle, il n’avait pas trouvé dans le premier moment un mot à répondre.

Sa présence d’esprit ordinaire lui avait fait complètement défaut.

Les deux adversaires ou plutôt les deux ennemis demeurèrent ainsi pendant quelques instants muets en face l’un de l’autre, semblables à deux duellistes sur le point d’engager le fer.

Le prisonnier parvint à dompter son émotion et il se décida enfin à rompre ce silence terrible, il s’inclina une seconde fois devant la créole, et, la saluant avec les démonstrations les plus exagérées du respect le plus ironique.

— Je vous attendais, madame, dit-il lentement ; vous vous êtes fait attendre. Vous avez bien tardé à m’honorer de votre gracieuse visite.

— C’est bien ! Me voici, monsieur, répondit-elle sur le même ton.

— Je vous remercie de vous être souvenue que j’existais encore.

Ce disant, il lui offrit la chaise, seul siège qui se trouvât dans la chambre.

Les deux adversaires demeurèrent ainsi immobiles pendant quelques secondes, se défiant du regard, mais sans prononcer un mot.

La créole fit un geste de refus, repoussa la chaise et répliqua paisiblement au comte :

— On n’a pas été luxueux dans l’hospitalité qui vous a été offerte, monsieur le comte. J’aime à croire cependant que vous n’avez jamais manqué de rien ?

— Me suis-je plaint, madame, à un seul de vos serviteurs ?

— Au moyen âge, vous n’auriez même pas daigné pousser un gémissement sur le fauteuil de la torture. Vous êtes un homme de l’école stoïque, oh, je le sais, depuis longtemps, monsieur le comte.

— Ah ! fit-il ironiquement.

— Vous excuserez les précautions prises jusqu’à ce jour. Vous voudrez même excuser celles qu’on se verra encore forcé de prendre jusqu’à notre arrivée à destination, n’est-ce pas, monsieur le comte de Warrens ?

— J’ai excusé, j’excuse et j’excuserai tout, comtesse.

— Je n’attendais pas moins de votre longanimité. Mon Dieu ! que voulez-vous, mon cher comte, on ne peut vous loger en voyage, et surtout dans un voyage aussi rapide et d’aussi longue haleine, comme vous avez l’habitude de l’être dans votre magnifique hôtel du quai Malaquais. Mais, d’ailleurs, comte, vous êtes vous-même un trop grand voyageur pour vous étonner de tout ce qui vous arrive en ce moment ; mais comptez que, hormis ces petits inconvénients, complètement indépendants de notre volonté, nous ferons notre possible pour vous rendre l’existence douce, douce et agréable même.

Passe-Partout sourit.

Il savait trop bien, pour l’avoir entendu quelques heures auparavant pendant son sommeil simulé, ce que la créole appelait une existence douce et agréable.

La fosse aux lions était un des moindres agréments de son futur programme.

— Ne prendrez-vous pas la peine de vous asseoir ? madame la comtesse, reprit-il avec une charmante insistance.

— Vous tenez à ne pas mentir à votre caractère, n’est-il pas vrai ? fit-elle avec son plus mauvais sourire.

— Je tiens, avant tout, à être poli avec une femme.

— Ah !

— Quelle que soit cette femme, reprit-il d’une voix railleuse.

Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang, mais elle répliqua simplement :

— Vous appelez cela de la politesse, vous, monsieur de Warrens ?

Le comte lui présentait toujours le siège.

Elle le repoussa du pied avec une impatience fébrile.

— Nous causerons debout, monsieur, dit-elle sèchement.

— Soit. J’attends qu’il vous plaise de vous expliquer, madame.

— D’expliquer quoi, monsieur ?

— Mais le but de votre visite, il me semble, comtesse ?

— Ce but, ne le devinez-vous pas, monsieur le comte ?

— Sur l’honneur, non.

— Vous êtes ou bien naïf, ou bien oublieux, monsieur le comte.

— Ce n’est pas sans doute l’intérêt que vous daignez porter à un pauvre prisonnier, madame la comtesse, qui vous a poussée à descendre… pardon, est-ce à descendre ou à monter dans son cachot… pardon encore, dans son infirmerie, car en vérité je ne sais comment dire.

Ce brave Passe-Partout se moquait de son ennemie le plus agréablement du monde.

La comtesse de Casa-Real ne fit pas mine de s’en apercevoir.

— Peut-être, repartit-elle avec un sourire un peu forcé.

— Vous me rendez confus… Je suis vraiment indigne de tant de bontés.

— Vous en convenez ?

— Oui.

La comtesse se contenait.

Elle sentait qu’il lui fallait jouer serré, car maintenant qu’il était redevenu maître de lui-même, elle retrouvait cette fois encore, dans son prisonnier, le rude jouteur qui, jusque-là, l’avait constamment tenue en échec.

Mais elle comprenait cependant que, en ce moment du moins, le haut du pavé lui appartenait et cela par ce droit incontestable : le droit de la force, puisqu’elle tenait littéralement son ennemi entre ses mains.

— Je prendrai ma revanche quand il me plaira…, pensait-elle. Laissons-le s’épuiser en vains efforts de raillerie, enjeux de mots ironiques. Nous verrons bien plus tard si cette morgue affectée ne tombera pas tout d’un coup quand enfin nous arriverons au fait.

Il y eut un instant de silence.

Passe-Partout, comme tous les hommes réellement forts, tremblait rarement à l’approche d’une tempête, la veille d’une bataille ; mais il ne tremblait jamais quand la grande voix du tonnerre se faisait entendre, quand les vents orageux ballottaient son navire comme une coquille de noix ; il ne tremblait jamais au sifflement du boulet, à l’éparpillement de la mitraille sur son navire, au milieu de son brave équipage.

Il appréhendait ou plutôt il redoutait depuis longtemps la visite inévitable cependant de la comtesse de Casa-Real, son ennemie acharnée.

Mais une fois en sa présence, son sang-froid était subitement revenu ; elle ne lui produisait plus que l’effet d’une poupée de plâtre prête à lui servir de cible.

Si la comtesse s’était doutée, par bonheur pour elle, de ce que nous constatons ici, elle n’aurait point conservé aussi longtemps les froides manières qui la soutenaient et par cela même la maintenaient encore presque à la hauteur du dédain de son adversaire.

Ce fut la comtesse qui, la première, reprit la parole.

— Vous souvient-il, monsieur le comte, lui dit-elle d’une voix langoureuse et avec un regard voilé, vous souvient-il de notre dernière entrevue ?

Le comte sourit.

— Je m’en souviendrai pour peu que cela vous convienne, madame, dit-il. De laquelle voulez-vous parler ?

— De celle que nous avons eue dans ma maison de Paris…

— Vous voulez dire sans doute, madame, dans votre petite maison, répondit-il d’une voix railleuse.

— Je dis ce que je dis, comte, fit-elle, le rouge au front.

— Vous faites même ce que vous dites, répondit nettement Passe-Partout… ce qui vaut beaucoup mieux.

— Trop d’esprit… même en prison, monsieur le comte.

— Je me retiendrai, madame la comtesse, pour ne pas humilier votre si douce et si agréable hospitalité, reprit-il. C’est de notre entrevue, ou plutôt de ma visite imprévue allée des Veuves, car j’ignorais alors votre présence à Paris, que vous voulez parler, sans doute ?

— Oui, monsieur le comte, c’est de cette visite que je parle ; répondez donc, je vous prie, à ma question ; vous en souvenez-vous encore ?

— Je n’oublie rien de ce qui vous touche, madame. Rien… rien.

Il appuya sur ces derniers mots d’une façon toute significative.

— Nous avons, ce jour-là, engagé une partie dont l’enjeu est terrible, continua-t-elle d’une voix sourde, dans laquelle grondait une colère contenue à grand’peine.

— Terrible…, c’est selon l’idée que vous attachez à cet adjectif.

Elle l’interrompit.

— Vous avez perdu.

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûre.

— Je ne me permettrai pas de vous donner un démenti.

— Vous avez perdu, payez.

— Il me semble, madame la comtesse, que je ne fais que cela, depuis quelque dix jours que je suis entre vos mains.

— Vous avouez donc enfin, mon cher comte, que vous êtes bien réellement cette fois en mon pouvoir ?

— Le nier serait inutile et insensé. Je suis en votre pouvoir, aujourd’hui, c’est vrai.

— Aujourd’hui, demain, toujours.

Aujourd’hui n’est pas fini, comtesse ; demain n’est pas encore commencé ; quant à toujours, ce mot qui fait le pendant du vocable éternité, il n’a ni commencement ni fin. Si c’est de cette façon que vous l’entendez, oui, effectivement, je suis votre prisonnier aujourd’hui, je le serai demain, je le serai toujours.

— Raillez ! raillez ! comte.

— Dieu m’en garde ! madame.

— Oh ! pour cette fois, mes mesures sont si bien prises que, sachez-le, comte, nulle puissance humaine ne pourra vous enlever à ma haine.

— Oh ! le vilain mot, comtesse.

— Dans vingt-quatre heures vous aurez quitté la France.

— Merci, comtesse, merci, cela se trouve à merveille.

— Vraiment !

— Oui, sur ma foi, je vous avoue que Paris commençait à me lasser.

— Lorsque vous aurez quitté la France, répéta la créole d’une voix lente et ferme, croyez-en ma parole, comte, ce sera pour ne plus y remettre jamais le pied.

— La France, si belle qu’elle soit, n’est pas le seul pays du monde où l’on puisse vivre heureux, vous le savez, comtesse.

« Ah ! comtesse…, en vérité…, vous voyez tout en noir aujourd’hui… Vos prophéties sont d’une tristesse… Mais pardon, est-ce donc pour parler comme une pythonisse de mauvais augure que vous avez eu l’amabilité de venir me rendre visite dans ma prison ?

La comtesse de Casa-Real s’était surtout promis de conserver son sang-froid ; elle laissa continuer son adversaire, qui, du reste, ne demandait pas mieux.

— Au fait, chère madame, au fait, reprit en souriant Passe-Partout, je suis vraiment honteux, quoique ce ne soit pas ma faute, de vous tenir debout aussi longtemps, dans un taudis, sur ma parole, si peu digne de vous.


Une voix railleuse, écho sinistre de sa prière, lui répondit…

— Soit, vous le désirez ?

— Vivement.

— Au fait donc. Seulement…

— Ah ! il y a un seulement ?

— Oui, dans votre intérêt, comte ; et pour que vous rabattiez un peu de votre assurance et de votre superbe…

— Superbe…, vieux style…, fit Passe-Partout en souriant.

— Je vous préviens que cet ami inconnu sur lequel vous comptez…

— Ah ! très bien ; quel ami, s’il vous plaît, comtesse ? Je n’ai pas d’amis inconnus, moi… Les quelques amis que je possède, je les connais tous, répliqua froidement le prisonnier.

— L’ami qui doit vous délivrer, vous sauver… enfin ?

— Il y en a donc un ?

— Oui.

— Eh bien ?

— Il n’est plus à craindre pour moi, dit-elle d’une voix nerveuse.

— Oui-da ? fit-il en ricanant.

— Il n’est plus à espérer pour vous.

— Voyez-vous cela ! continua-t-il toujours sur le même ton.

— Voulez-vous savoir son nom ?… ajouta-t-elle, toujours sans s’échauffer.

— Dame ! comtesse, je vous l’avoue, cela me serait très agréable.

— Eh bien ! c’est…

« C’est, fit-elle après un instant, quelqu’un que je vous nommerai si vous refusez le marché que je viens vous proposer.

— Ah ! ah ! voilà donc le but réel de votre visite, comtesse ?

— Elle n’en a pas d’autre.

— Voyez-vous cela ? fit-il avec ironie ; enfin, je suis heureux de connaître la cause de cette charmante entrevue.

— Eh bien ! vous la connaissez, je veux vous proposer un marché.

— Vous piquez vivement ma curiosité ; voyons ce marché, chère comtesse.

Ils échangèrent un regard d’un rayonnement sinistre.

Il y eut un silence terrible cette fois ; jusque-là cet entretien n’avait été qu’une escarmouche, la véritable lutte allait enfin commencer.

Tout ce qui précède était dit avec la plus grande désinvolture par les deux acteurs de cette scène.

Ils ressemblaient, à s’y méprendre, à deux amis en visite, ou bien se retrouvant après une longue séparation.

Cependant, s’ils avaient le sourire et l’affabilité sur les lèvres, dans leur âme ulcérée bouillonnait une rage sourde ; une inquiétude aux griffes d’acier les déchirait à coups répétés.

La comtesse prêchait le faux afin de découvrir le vrai.

Elle avait jugé, et avec raison, qu’on ne faisait pas disparaître un homme comme le comte de Warrens, connu et bien posé dans le monde, sans que de nombreux et puissants amis ne se missent à sa recherche.

En disant au comte qu’elle tenait en son pouvoir un seul de ces amis, elle se croyait certaine de ne pas rester au-dessous de la vérité.

Un instant de faiblesse chez lui, et c’en était fait de son secret.

Cette faiblesse ne vint pas.

Le comte tremblait sur cet ami inconnu, que la créole disait tenir entre ses mains.

Il pensait qu’elle avait eu vent de quelque fausse démarche.

Le porte-clefs pouvait s’être ou l’avoir trahi. La situation était terrible pour lui.

Le moindre indice suffisait pour mettre la comtesse sur la piste de ses libérateurs.

Malgré lui, il tremblait d’inquiétude au fond de son âme.

Mais rien ne paraissait sur sa physionomie, masque de marbre sur lequel les émotions venaient se briser comme se brise et s’enfuit la vague mugissante qui vient frapper le pied d’un rocher centenaire.

— Elle ment ! se dit-il à part lui, elle ment. Attendons encore.

Elle reprit :

— Il dépend absolument de vous, monsieur le comte, dit-elle d’une voix insinuante, de reconquérir votre liberté à l’instant même.

— Je l’ai toujours pensé ainsi, madame la comtesse.

La créole frappa du pied avec un commencement de colère indomptable.

— Assez de plaisanteries ! On ne recule pas quand on agit comme j’ai agi, vous devriez le comprendre. Répondez-moi sérieusement.

— Comtesse.., faites vos conditions… et tenez-le pour certain… si ces conditions sont possibles, je veux dire acceptables, j’y souscris aussitôt des deux mains.

— Donnez-moi votre parole d’honneur…

— C’est quelque chose, vous le savez.

— Donnez-moi votre parole.., toute promesse est sacrée pour vous, je le sais… et quelle qu’elle soit, vous la tenez… Donc, vous sortirez librement de…

— De cette prison modèle.

— Oui, de cette prison.

— Voyons vos conditions. Et d’abord, combien comptez-vous m’en dicter ?

— Deux. Ce n’est pas trop, je suppose.

— C’est assez, si elles sont acceptables.., trop, si vous voulez me les faire impossibles. La première ?

— Vous me remettrez le papier que M. le comte de Casa-Real…

— Votre pauvre mari !

— Mon mari, vous a confié quelques instants avant sa mort.

— Je m’attendais à cette demande.

— Vous semble-t-elle acceptable ?

Quien sabe ? — qui sait ? — comme disent vos compatriotes… Cependant permettez, madame ; supposons que je consente à manquer au serment fait à M. le comte de Casa-Real, je ne peux vous donner ce papier séance tenante, ne l’ayant pas sur moi :

— Je ne vous le demande pas à l’instant… Je ne vous demande que votre parole de me le faire tenir.

— Passons à la seconde condition, s’il vous plaît, comtesse.

— La voici.

— J’écoute.

— Vous me rendrez ma fille.

Le comte baissa la tête avec découragement.

Hermosa fixait sur lui des regards de feu.

— J’attends, dit-elle.

— Quoi ? madame.

— Votre réponse.

— Mon silence en est une.

— Qui ne dit mot, consent.

— Hélas ! retournez le dicton, et vous serez dans la vérité.

— Ainsi ?

— J’en suis désolé, mais… qui ne consent pas, ne dit mot !

— Vous refusez ?

— Formellement.

— Les deux propositions que je vous fais ?

— Les deux.

— Vous êtes fou.

— C’est possible. Si l’honneur est une folie, je suis fou, fou incurable.

— Vos raisons ! Voyons vos motifs pour ne pas accepter, pour risquer votre liberté, votre vie sur un non, s’écria-t-elle, en proie à une agitation impossible à réprimer.

— Ces motifs, depuis longtemps vous les connaissez, madame : j’ai juré sur mon honneur, et cela en votre présence, de venger la mort du comte de Casa-Real. Si je consentais à vous rendre son testament, ses dernières volontés, dont, vous en conviendrez, madame, je n’ai pas fait un usage bien cruel jusqu’à ce jour, si je consentais à cela, je serais lâche et parjure…

— Mais…

— Et, vous le disiez vous-même tout à l’heure…, quand je donne ma parole, je la tiens.

— Le comte a mis une condition à cette vengeance… Souvenez-vous-en, vous ne devez vous servir de ce testament qu’au cas seulement où je voudrais me remarier.

— Eh bien !

— Par tout ce qu’il y a de plus sacré dans ce monde et dans l’autre, je vous jure, monsieur, que je resterai veuve toute ma vie.

— Vous oubliez, madame, que si j’avais voulu, le lendemain même de la mort de votre mari, vous vous engagiez à porter mon nom.

C’était vrai.

La créole ne trouva rien à répondre.

Dans sa rage, il ne lui vint qu’une menace aux lèvres.

— Que me parlez-vous de vengeance, que me parlez-vous de châtiment, vous qui êtes en mon pouvoir, vous dont l’existence dépend d’un geste de moi !

— Je suis entre les mains de Dieu, madame.

— Dieu ! fit-elle impatiemment.

Il continua :

— Contre sa volonté, je vous mets au défi de faire tomber un cheveu de ma tête.

— Pas de sermon, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle d’une voix railleuse.

— D’ailleurs, l’écrit que vous redoutez tant et si justement est dans les mains d’un ami.

— D’un frère, peut-être ?

— Non, comtesse ; d’un homme dont vous n’avez jamais vu le visage, dont vous n’avez même pas entendu prononcer le nom. Je ne suis pas assez niais, assez imprudent pour faire courir des dangers inutiles à ceux que j’aime, pour ne pas trouver un confident sûr et implacable. Ma disparition vous coûtera cher, madame. Ma mort serait cruellement vengée.

— Ainsi, vous refusez ma première condition ? demanda-t-elle, frissonnant d’une rage contenue.

— Oui.

Hermosa était d’une pâleur de morte.

Un tremblement nerveux agitait tous ses membres.

Sa beauté, qui résistait à ses colères violentes comme une tempête des tropiques, prit un aspect fatal qui, malgré toute sa fermeté, troubla un moment la résolution du comte de Warrens.

Il se tut.

— Et ma seconde condition ?

— Laquelle ?

— Ma fille ?… Me rendrez-vous ma fille ?

— Je ne le puis.

La comtesse se frappa le front avec désespoir.

— Implacable ! fit-elle. Il me forcera à l’être moi-même… à l’être inutilement.

— Vous avez témoigné moins d’hésitation en deux circonstances différentes, répondit le comte, faisant allusion aux tentatives d’assassinat dont, à deux reprises diverses, il avait failli devenir la victime.

— J’avais perdu la raison… J’ai, retrouvé un calme momentané, une espérance que vous pouviez satisfaire… ne m’arrachez pas cette espérance.

— Impossible ! répéta Passe-Partout.

— Écoutez…, je vous le jure sur mon salut éternel…, je vous rends à l’instant même votre liberté… Je renonce à toute haine contre vous, si vous me donnez cette enfant !… Que je la voie ! que je l’embrasse ! que je l’emmène avec moi… Vous n’entendrez plus parler d’elle ni de moi…

— Cet enfant n’est-il pas le mien aussi ?

— Vous êtes un homme, vous ! vous avez tant d’autres affections ! tant de sujets de plus haute ambition ! Rendez-la-moi… dites-moi seulement où vous l’avez cachée… et par la mémoire de ma mère… de ma mère, entendez-vous…, je vous jure…

— Voyons, que ne jurez-vous par la mémoire de votre mère, madame ! dit avec une ironie terrible le comte de Warrens, qui, en ce moment poignant, se souvenait des amours de la jeune fille et du capitaine Noël.

Elle poussa un gémissement… et continua :

— Gardez le testament… gardez l’écrit du comte… Vous ne voulez pas fausser votre serment, je comprends cela… Je vous approuve même… Poursuivez-moi de votre haine, si vous avez de la haine contre moi… Vengez-vous, vengez-le si vous pouvez, peu m’importe !… Mais l’enfant, rendez-moi l’enfant… Je la demande…, je l’implore…, je…, je la veux…

Le comte de Warrens secouait la tête.

— Non, murmura-t-il d’une voix basse mais ferme.

— Non…, je la veux…, cria-t-elle au comble de l’exaltation… Ma fille ! vous me l’avez volée…, vous me l’avez enlevée au mépris des droits humains les plus sacrés… Rendez-la-moi.., rendez-la-moi, il me la faut… Je la veux !…

Passe-Partout la regardait avec tristesse, mais il ne céda point.

Hermosa était splendide de fureur, de rage, de douleur maternelle.

La créole, si fière, si hautaine, pleurait de vraies larmes.

Ce démon indomptable s’abaissait à la prière devant l’homme qu’elle haïssait, qu’elle tenait en son pouvoir, que d’un signe elle pouvait faire broyer à ses pieds, devant cet homme qui la bravait !

Sa poitrine était soulevée par les sanglots les plus déchirants.

Sa voix sifflait, comme un rugissement de tigresse aux abois, entre ses dents serrées.

Vaincue par le désespoir, elle se laissa tomber aux genoux du comte, et avec un inexprimable accent de prière, les mains jointes et les yeux baignés de larmes, elle répétait :

— Mon enfant ! ma fille !

C’était un spectacle qui eût attendri le bourreau lui-même.

Il y eut entre les deux ennemis un long et terrible silence.

Passe-Partout releva froidement la comtesse.

— Ce que vous demandez est de toute impossibilité, madame ! dit-il enfin.

Elle fut sur pied en un moment.

Elle le regarda avec tant de haine qu’il crut sa dernière heure venue. Son œil se tourna vers la porte.

Derrière cette porte si bien close, il devait y avoir des hommes armés prêts à accourir à son premier signal.

Il porta la main à ses armes et recommanda son âme à Dieu.

La créole changea d’idée.

Elle éclata d’un rire strident et saccadé, nerveux et sinistre, puis elle lui dit :

— Adieu, Noël.

— Adieu, madame.

— Je vous ai supplié de me rendre mon enfant… vous me le refusez… c’est bien… prenez garde… À votre tour vous me supplierez de vous rendre un jour un être qui vous sera cher. À mon tour je serai alors aussi inexorable pour vous que vous venez de l’être pour moi.

— Soit.

— Quant à votre sort… il est tout décidé…

— C’est ?

— Une prison perpétuelle.

— Je vous croyais plus d’imaginative, madame la comtesse.

— Nous verrons à la longue qui se lassera de vous ou de moi.

— Nous verrons.

— En attendant, monsieur, je veux bien consentir encore à vous laisser une chance de salut, ajouta-t-elle.

— Laquelle, madame ?

— J’attendrai jusqu’à demain matin, huit heures précises, votre réponse définitive.

— À votre aise.

— Vous me rendrez ma fille ! fit la créole avec un éclat de menace terrifiant.

— Jamais !

— Je la retrouverai, alors !

— Sans mon aide, madame ? fit en riant Passe-Partout.

— Sans vous.

— Jamais ! dit-il une seconde fois.

— Pourquoi ? Pour quelle raison ?

— Parce que…

Elle tendait avidement l’oreille.

Passe-Partout fut sur le point de se laisser aller à une vaine bravade.

Un peu plus il lui livrait son secret.

Passe-Partout se retint à temps.

— Ainsi vous ne me répondez pas, monsieur ? dit-elle.

— Non, madame.

— Eh bien ! monsieur, moi je suis plus généreuse que vous… Interrogez-moi à votre tour… Non seulement je vous y autorise, mais encore je vous répondrai.

— Je n’ai rien à vous demander, madame.

— Oui-da !

— Rien.

— Pas même le nom de l’amie inconnue dont je vous parlais tout à l’heure ?

— De l’amie ?… Vous disiez un ami d’abord, fit le comte de Warrens les sourcils froncés.

La créole tenait le commencement de sa vengeance.

Ce fut une intuition, un de ces éclairs fulgurants de génie que la haine seule, que le désir de la vengeance, porté à sa dernière puissance, seul, peuvent inspirer.

— Une femme ! dit le comte avec un frémissement intime.

Passe-Partout la torturait dans ce qu’elle avait de plus cher au monde, dans cet enfant qu’elle n’avait jamais embrassé de sa vie.

Elle lui rendrait torture pour torture en lui laissant croire qu’elle tenait en son pouvoir la femme adorée par lui.

— Cet ami est une femme, répondit-elle.

— Son nom ?

— Ah ! ah ! fit-elle avec un accent de triomphe, voilà qui vous intéresse, mon maître, voilà qui vous émeut, enfin, à votre tour.

— Son nom ? le nom de cette femme ?

— Et s’il me plaisait à présent à moi de ne pas le dire, monsieur.

Le comte s’avança sur elle, l’œil en feu, la menace aux lèvres.

En face du triomphe qui apparaissait sur la physionomie de sa belle ennemie, il comprit qu’il faisait fausse route.

Il fit deux pas en arrière.

— Vous êtes libre… ne le dites pas, madame, s’écria-t-il.

— Vous l’avez déjà deviné, n’est-ce pas, comte ? Cette femme… me paiera toutes les souffrances que vous m’avez infligées ; cette femme vous fera endurer toutes les douleurs que ma fille me cause involontairement. Cette femme… tenez… je vous le répète une dernière fois, son sort dépend de la réponse que vous me ferez demain, vous tenez sa vie entre vos mains.

Elle sortit.

La porte se referma sur elle.

— Saints du ciel ! cria le comte de Warrens, quand il se trouva seul, c’était l’écriture d’Edmée ! Je ne me trompais pas !

Et il tomba accablé sur le siège que la comtesse de Casa-Real venait de refuser.

L’amour et la haine de ces deux femmes s’étaient rencontrés.

Qu’allait-il sortir de cette rencontre ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le temps s’était mis à l’orage.

Le vent, la pluie, les éclairs et le tonnerre se mettaient de la partie.

Passe-Partout, en proie à une agitation extrême, veilla plus tard qu’à son ordinaire.

La soirée se passa sans aucun autre incident remarquable.

Vers les dix heures, au moment où l’ouragan tonnait, retentissait dans toute sa force, le comte se jeta sur son lit.

Il allait peut-être s’endormir.

Tout à coup il se redressa, jeta loin de lui le livre qu’il avait machinalement ouvert et tendit avidement l’oreille.

Un coup de sifflet venait de se faire entendre, malgré les bruits furieux de la tempête.

Ce coup de sifflet strident avait des modulations particulières bien connues du chef suprême des Invisibles.

— Enfin ! murmura-t-il. Les voici !

Et sautant à bas de son lit, il écouta.