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Les jours et les nuits/I/IV

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Société du Mercure de France (p. 21-24).

iv
éteignoir

Sengle, qui aurait voulu être réformé avant qu’on lui coupât les cheveux, se demandait anxieux s’il allait l’être ou non avant le plongeon dans la livrée sordide. Il n’avait vu de près qu’une fois un militaire : par hasard, dans un wagon de troisième, près de Brest, un rapatrié tout nu sous sa capote et son pantalon. Par les trous des poches on voyait la peau sale. Il sentait le bran, la fièvre, le sperme, le cirage et la graisse d’armes. Les habits qu’on jeta à Sengle avaient manifestement essuyé plusieurs corps de Tonkinois. Sengle comprit l’utilité au régiment des caleçons contre le contact de ces doublures. Désinfectées, soit, physiquement ; mais les relents y restaient en esprit. Détail aggravant : les chaussures. Tout ce qu’il y a de plus petit, chercha-t-il. Et il s’enlisa dans des boîtes de cuir de vingt-trois centimètres, laissant place au roulis et au tangage, râpant le talon de leur flux et forçant le cou-de-pied à des gymnastiques inconscientes pour les retenir, avec l’hypocrisie d’un capitonnage de viscosité noire.

Symétriquement, une crasse pareille maintenait souples les cuirs du képi. Des boutons de larbin incendiaire avec leurs grenades, montait à son nez le vert-de-gris. Et les manches de la veste étaient longues — les mesures réglementaires prévoyant une différenciation moins visible, par le raccourcissement des bras, des anthropoïdes dont les pieds étaient des mains, mais dont les mains étaient des pieds aussi, semblables à la méduse marine qui n’a qu’un trou pour anus et bouche.

Le caporal était plus à l’aise pour ne pas lui dire Monsieur.


La théorie dans les chambres — les nouveaux habillés debout « dans une attitude militaire » autour du gradé, regardant avec orgueil, paysans la plupart, leurs martiaux costumes — fit plaisir à Sengle, car il y apprit ce que signifiaient les galons, et à distinguer les grades. Ne s’étant jamais soucié de cette ferblanterie, par paresse et dégoût instinctif, on lui en entonnait et ingurgitait sans fatigue la science.

« N’y a plus de Monsieur ici. On doit me dire Caporal et non Cabo. Pas Mon caporal : on ne dit Mon qu’à partir d’adjudant… »