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Les jours et les nuits/II/I

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 67-77).

i
adelphisme et nostalgie

Sengle n’était pas bien sûr que son frère Valens eût jamais existé. Il se souvint bien d’une orgie d’étudiants ensemble, et d’une promenade cyclique, la veille du conseil de révision, dans l’air si chaud et si solaire qu’il en était fluide, parmi une pérennité de cris d’insectes et d’oiseaux comme le bruissement des atomes ouï, et des petites explosions des carapaces chues des arbres qu’ils s’amusaient à éclater de leurs roues flexibles. C’était tout à fait comme cela qu’il se figurait l’harmonie céleste des sphères. Puis il sut que Valens avait quitté la France et végétait dans l’Inde parmi des fièvres, en même temps qu’on cloîtrait Sengle dans le bagne mobile de l’escargot militaire ; et il fallait soixante jours pour envoyer là-bas une lettre, et l’écho dormait d’un sommeil de quatre mois.

C’est pourquoi il n’osa pas du tout écrire à Valens et crut qu’il avait rêvé. Sengle était dépourvu de toute mémoire des figures et ne pouvait reconstruire, même en s’imaginant les calquer dans l’air, les traits de sa mère morte deux jours après la mort. Et il ne se souvenait pas du tout de la figure de Valens. Malgré trois ou quatre photographies, l’une du moment du départ. Les yeux fuyaient et la bouche muette était aussi monstrueuse que l’empaillage d’un oiseau.

Je ne sais pas si mon frère m’oublie
Mais je me sens tout seul, immensément
Avec loin la chère tête apâlie
Dans les essais d’un souvenir qui ment.

J’ai son portrait devant moi sur la table,
Je ne sais pas s’il était laid ou beau.
Le Double est vide et vain comme un tombeau.
J’ai perdu sa voix, sa voix adorable,
 
Juste et qui semble faite fausse exprès.
Peut-être il l’ignore, trésor posthume.
Hors de la lettre elle s’évoque, très
Soudain cassée et caressante plume.

Il retrouva un regard qui l’évitait moins et une bouche où à défaut de paroles respirait un peu de souffle dans un portrait plus ancien de Valens, cinq ans avant, presque enfant, en marin noir, dans de la verdure. Et puis il vit qu’il s’était peut-être trompé et contemplait sa propre image, sept ans et demi avant, et c’était devant un miroir qui aurait gardé sa figure sans vieillir qu’il avait murmuré ces vers.


Sengle découvrait la vraie cause métaphysique du bonheur d’aimer : non la communion de deux êtres devenus un, comme les deux moitiés du cœur de l’homme, qui est isolément double chez le fœtus ; mais la jouissance de l’anachronisme et de causer avec son propre passé (Valens aimait sans doute son propre futur, et c’est peut-être pourquoi il aimait avec une violence plus hésitante, ne l’ayant pas encore vécu et ne le pouvant tout comprendre). Il est admirable de vivre deux moments différents du temps en un seul ; ce qui est suffisant pour vivre authentiquement un moment d’éternité, soit toute l’éternité, puisqu’elle n’a pas de moment. C’est aussi énorme que le vraisemblable sursaut de Shakspeare, revenu dans tel musée de Stratford-on-Avon, où l’on montre encore « son crâne à l’âge de cinq ans ». C’est la jubilation de Dieu le Père un et deux dans son Fils, et la perception qu’a le premier terme de son rapport avec le second n’a pu donner moins que l’Esprit-Saint. Le présent possédant dans le cœur d’autrui son passé vit en même temps Soi et Soi plus quelque chose. Si un moment de passé ou un moment de présent existait seul en un point du temps, il ne percevrait point ce Plus quelque chose, qui est tout simplement l’Acte de le Percevoir. Cet acte est pour l’être qui pense la plus haute jouissance connue, il y a une différence entre elle et l’acte sexuel des brutes comme vous et moi. — Pas moi, rectifia Sengle.

Le mot Adelphisme serait plus juste et moins médical d’aspect qu’Uranisme, malgré son exacte étymologie sidérale. Sengle, pas sensuel, n’était capable que d’amitié. Mais pour se retrouver en son prédécesseur Double il importait qu’il reconnût, comme une âme, un corps assez beau pour le juger tel que le sien.

Et Sengle, amoureux du Souvenir de Soi, avait besoin d’un ami vivant et visible, parce qu’il n’avait aucun souvenir de Soi, étant dépourvu de toute mémoire.

Il avait essayé de réaliser en soi ce souvenir de Soi en coupant sa légère moustache et endurant de son corps une méticuleuse épilation grecque ; mais il s’aperçut qu’il risquait d’avoir l’air d’une tapette et non d’un petit garçon. Et surtout il était très nécessaire qu’il demeurât ce que Valens allait devenir, jusqu’au malheureux jour où, la différence de deux ans et demi n’étant plus visible, ils se confondraient trop jumeaux.

Avant Valens, il eut plusieurs amitiés qui s’égarèrent, des faute-de-mieux, qu’il reconnut plus tard avoir subies parce que les traits étaient des à-peu-près de Valens, et les âmes, il faut un temps très long pour les voir. L’une dura deux ans, jusqu’à ce qu’il s’aperçut qu’elle avait un corps de palefrenier et des pieds en éventail, et pas d’autre littérature qu’un amiévrissement de la sienne, à lui Sengle ; laquelle fit des ronds des mois après avec des souvenirs rapetassés dans la cervelle de l’ex-ami. Il trouvait mauvais également, fervent d’escrime, qu’on eût peur des pointes et ne sût pas cycler assez pour jouir de la vitesse.

Ces gens horripilaient Sengle, qui, se croyant poètes, ralentissent sur une route, contemplant les « points de vue ». Il faut avoir bien peu confiance en la partie subconsciente et créatrice de son esprit pour lui expliquer ce qui est beau. Et il est stupide de prendre des notes écrites.

Si l’homme a été assez génial (comme on apprend que les figures géométriques, leurs lignes étant extérieurement prolongées, construisent d’autres figures de propriétés semblables et de plus grandes dimensions) pour s’apercevoir que ses muscles pouvaient mouvoir par pression et non plus par traction un squelette extérieur à lui-même et préférable locomoteur parce qu’il n’a pas besoin de l’évolution des siècles pour se transformer selon la direction du plus de force utilisée, prolongement minéral de son système osseux et presque indéfiniment perfectible, étant de la géométrie ; il devait se servir de cette machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes ; car servir les aliments à l’esprit broyés et brouillés épargne le travail des oubliettes destructives de la mémoire, et l’esprit peut d’autant plus aisément après cette assimilation recréer des formes et couleurs nouvelles selon soi. Nous ne savons pas créer du néant, mais le pourrions du chaos. Et il semblait évident à Sengle, quoique trop paresseux pour être jamais allé le voir fonctionner, que le cinématographe était préférable au stéréoscope…

C’est peut-être selon cette compréhension qu’il ne se rappelait plus du tout la figure de Valens.


Quelque point qu’il explorât, il ne vit nulle part faillir chez Valens ce parallélisme continu de tout à deux ans et demi d’intervalle ; jusqu’au vieil armorial, feuilleté à la bibliothèque, qui à peu de pages de distance, leurs lettres étant voisines dans l’alphabet, superposait en majeur et mineur leurs armes :

Sengle (1086). —

Sur le champ noir de l’écu les lys ont semé leurs croix

D’argent, sanglots fleuris sur le deuil du manteau des rois.

L’or déchiqueté du lion y broche les effrois.

Valens (1301). —

Assis, le collier rose arrêtant ses abois,

Le lion d’or levant sa patte dextre avec sa foi

Cueille au ciel bleu l’une des trois
Fleurs d’or qui sont signes des rois.

Pour le moment, Sengle regrettait surtout le passé où il était libre… de prendre son tub tous les jours, d’avoir des vêtements possibles, de ne pas être mené à la manœuvre deux lois par jour, et de rentrer sans trembler devant des cadrans.