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Les maladies mentales dans l’œuvre de Courteline/Chapitre III

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III. Troubles mentaux dans les névroses.


Les névroses offrent souvent des symptômes de troubles mentaux qui les rapprochent des maladies mentales. La neurasthénie est de cet ordre et nous puisons dans l’œuvre de Courteline, deux observations de neurasthéniques : Alceste et M. Badin.

Le premier[1] est l’Alceste de Molière, que l’auteur nous montre converti, contrit, plein de remords et de bonnes dispositions. Mais comme la misanthropie n’est pas un état passager, accidentel, mais bien un état d’esprit permanent, la conversion, les bons propos et les fortes résolutions ne durent pas.

Alceste est un misanthrope moral ; jaloux, envieux de son semblable, quoiqu’il le juge son inférieur, il ne trouve, dans cette vie, qu’amertume et tristesse ; satisfait que de ce qu’il fait lui-même, ne voyant autour de lui que vice, méchanceté, fourberie, il finit, après de nombreux déboires et, petit-à-petit, par retomber dans son état primitif :

Certes, en m’engageant sur la nouvelle route
Où m’obligea mon cœur hanté d’un dernier doute,
Je ne savais que trop où me portaient mes pas,
Et le fossé promis au chemin de Damas ;
Mais je n’aurais pas cru, quand j’ai risqué l’épreuve,
Que les pleurs de mes yeux me fourniraient ma preuve,
Et que le crime au seuil de ma propre maison,
Me viendrait démontrer combien j’avais raison !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

N’importe, tout est bien, puisque je puis en somme,

Ayant fait jusqu’au bout mon devoir d’honnête homme,
N’ayant rien obtenu, mais ayant tout tenté,
De mon stérile effort invoquer la fierté !
Las de l’humain commerce et de sa turpitude
Dont j’avais le soupçon, dont j’ai la certitude !
Dépouillé du bonheur qui fut un temps le mien,
Maître de l’affreux droit de n’espérer plus rien,
Il m’est permis d’aller… — Qu’on m’y vienne poursuivre ! —
Traîner au fond d’un bois la tristesse de vivre,
En tâchant à savoir, dans leur rivalité,
Qui, de l’homme ou du loup, l’emporte en cruauté…

Le second neurasthénique que j’ai à vous présenter est M. Badin [2]. M. Badin est un employé administratif, qui comme tel ne présente rien de particulier à moins que l’on ne fasse entrer sa profession dans l’étiologie de la névrose qui nous occupe en ce moment, mais qui, en retour nous offre les principaux symptômes de la neurasthénie : émotivité, aboulie, pessimisme, dépression, préoccupation outrée de sa santé etc etc… Il est expéditionnaire dans un ministère, mais depuis quinze jours on ne l’a pas vu dans son bureau. On sait qu’il n’a pas été malade, parce que cinq fois le chef du bureau a envoyé le médecin du ministère prendre de ses nouvelles et cinq fois on lui a répondu qu’il était à la brasserie. Il explique à son chef qu’il a été retenu par des affaires de famille, qu’il a perdu son beau-frère. Mais le chef n’y coupe pas : « À cette heure, lui dit-il, vous avez perdu votre beau-frère, comme déjà il y a trois semaines vous aviez perdu votre tante, comme vous aviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité, votre mère à Pâques !… Sans préjudice, naturellement, de tous les cousins, cousines et autres parents éloignés que vous n’avez cessé de mettre en terre à raison d’un au moins la semaine. Quel massacre !… non, mais quel massacre !… A-t-on idée d’une boucherie pareille ?… et je ne parle ici, notez bien, ni de la petite sœur qui se marie deux fois l’an, ni de la grande qui accouche tous les trois mois… »

M. Badin est très peiné de cette sortie et des menaces de renvoi de son chef de bureau ; il est très ému, et pour un peu, il pleurerait. « Je vois bien, monsieur, que vous n’êtes pas content, mais vous me faites de la peine ! Vous vous moquez de moi, vous me raillez…, si, si, vous me raillez. Vous êtes comme tous ces imbéciles qui trouvent plaisant de me taper sur le ventre et de m’appeler employé pour rire » et il commence la longue litanie de ses doléances et donne les raisons de son absence qui peuvent se réduire à l’aboulie, au pessimisme, à l’hypochondrie. « Avez-vous jamais réfléchi, monsieur le Directeur, au sort du pauvre fonctionnaire qui, systématiquement, opiniâtrement, ne veut pas aller au bureau et que l’incessante terreur d’être enfin flanqué à la porte hante, poursuit, torture, martyrise d’un bout de la journée à l’autre ? Eh bien ! monsieur, c’est une chose épouvantable, et voilà ma vie cependant… Tous les matins, je me raisonne ; je me dis « Va au ministère, voilà plus de huit jours que tu n’y es allé ! » Je m’habille alors et je pars, je cingle vers le ministère. Mais ouiche ! J’entre à la brasserie, je prends un bock, deux bocks, trois bocks !… je regarde marcher l’horloge, pensant : Quand elle marquera l’heure, je me rendrai à mon bureau, et quand l’horloge a marqué l’heure, j’attends qu’elle marque le quart, et quand elle a marqué le quart, j’attends qu’elle marque la demie, et quand elle a marqué la demie, je me dis « Ce n’est pas possible, il est trop tard !… J’aurais l’air de me ficher du monde. Quelle existence ! » Il continue, d’une voix mouillée : « Moi qui avais un si bon estomac, un si bon sommeil, une si belle gaieté !! Je ne prends plus de plaisir à rien !  ! Tout ce que je mange me semble amer comme du fiel !… J’ai une fièvre…, j’ai maigri de vingt livres depuis que je ne suis jamais au ministère !!! » Son existence est partagée entre l’horreur du bureau et l’effroi de sa mise en disponibilité. Il relève son pantalon, et continue : « Regardez plutôt mes mollets, si on ne dirait pas des bougies !… Et si vous pouviez voir mes reins ! des vrais reins de chat écorché ; … c’est lamentable ! Tenez, — nous sommes entre hommes, nous pouvons nous dire cela —, ce matin, j’ai eu la curiosité de regarder mon derrière dans la glace —, Eh bien !… J’en suis encore malade, rien que d’y penser. Quel spectacle !  ! Un pauvre petit derrière de rien du tout, gros à peine comme les deux poings… je n’ai plus de fesses, elles ont fondu. Le chagrin, naturellement, les angoisses continuelles, les affres !… Avec ça, je tousse la nuit, j’ai des transpirations, je me lève des cinq à six fois pour aller boire au pot-à-l’eau. Ça finira mal, tout cela, ça me jouera un mauvais tour ! » Le directeur, sympathique, lui conseille un traitement héroïque, pourtant bien simple : « Venez au bureau, M. Badin ? — Non, monsieur, je ne peux pas y venir, c’est plus fort que moi, je n’aime pas ça !!! »… La scène se termine sur une comparaison que fait M. Badin, entre ses collègues qui ne donnent à l’administration, que leur zèle, leur activité, leur intelligence et leur temps, et lui-même qui lui donne sa vie. Le directeur, espérant que son employé va lui remettre sa démission, reste estomaqué quand celui-ci, pour finir, lui demande une augmentation !!!

Messieurs, j’en ai fini avec la neurasthénie. Nous allons voir maintenant les troubles mentaux dans les dégénérescences.

  1. G. Courteline : La Conversion d’Alceste comédie en un acte en vers.
  2. G. Courteline : M. Badin (Modern-Théâtre) ; L’Employé (Facéties de Jean de la Butte).