Aller au contenu

Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/VII

La bibliothèque libre.
Administration de librairie (1p. 127-141).

CHAPITRE VII.

Mme Wilson et sa fille. — Amours de Raphaële et du vicomte Scipion Duriveau. — Confidences. — Jusqu’où peut aller l’amour d’une mère. — Raphaële apprend la mort de Bruyère.

Pendant que les événements précédents se passaient à la métairie du Grand-Genévrier, d’autres scènes avaient lieu au cottage de la Sablonnière, résidence de Mme Wilson.

De retour chez elles, après cette malencontreuse journée de chasse, Mme Wilson et sa fille, tristes, abattues, avaient gagné leur appartement sans songer à dîner ; M. Alcide Dumolard, à peine revenu de la terreur dont il avait été saisi lors de l’audacieuse attaque de Bamboche, ne partageait cependant pas l’insouciance de sa sœur et de sa nièce à l’endroit du repas ; mollement étendu dans un fauteuil, au coin d’un excellent feu, il se faisait servir un copieux dîner, prétendant que tant d’émotions diverses, et surtout la douleur causée par la perte de sa bourse, lui avaient étrangement creusé l’estomac.

Cédant aux instances de sa mère, Raphaële Wilson venait de se mettre au lit ; à son chevet était sa femme de chambre, Mlle Isabeau, fille de trente ans au plus, point jolie, mais ayant une figure fine, expressive, intelligente, de magnifiques cheveux, des yeux étincelants, la main fluette, le pied cambré et une taille fort élégante, que faisait encore valoir une robe noire très-simple, mais façonnée à ravir. Mlle Isabeau paraissait aussi surprise qu’attristée de l’air souffrant, abattu, de ses deux maîtresses. À un signe de Mme Wilson, elle quitta l’appartement.

La mère et la fille restèrent seules.

La chambre à coucher de Raphaële, attenant à celle de sa mère, était tendue et meublée de toile de Perse, fond blanc semé de gros bouquets de bluets ; une lumière, à demi-voilée par un globe de cristal d’une opacité transparente, éclairait à demi cette pièce.

Mme Wilson avait quitté son habit de cheval pour une robe de chambre de cachemire gris de lin, bordée et ornée de passementerie d’un rose pâle, souple et fin de tissu qui accusait les contours de ce corps charmant.

Assise au bord du lit de sa fille, elle tenait, avec une sollicitude inquiète, une de ses mains dans les siennes. La charmante figure de Raphaële, d’un coloris ordinairement si délicat et si rose, était alors tellement altérée, que, sans l’éclat fiévreux de ses grands yeux bleus et le châtain foncé de ses bandeaux de cheveux, la pâleur de son visage se fût confondue avec la blancheur neigeuse de la dentelle et de la batiste de son petit bonnet de nuit.

Cette toute jeune fille et cette jeune mère, ou plutôt ces deux sœurs ainsi groupées, offraient un ravissant tableau : une douce lumière jetait sa clarté douteuse dans cette chambre tapissée d’étoffes fleuries et tout imprégnée de la senteur légèrement parfumée qu’exhale toujours l’entourage des femmes élégantes et recherchées.

Pour la première fois, depuis leur retour de la chasse, Mme Wilson et sa fille se trouvaient seules.

— Pauvre ange… tu souffres donc bien ? — dit Mme Wilson à Raphaële.

La jeune fille répondit par un douloureux soupir accompagné d’un regard chargé de larmes.

Mme Wilson prit entre ses deux petites mains la tête de sa fille, qui reposait sur son épaule, et la baisa plusieurs fois au front en disant :

— Toi souffrir… mon ange… toi… oh ! je n’ai jamais jusqu’ici… ressenti la haine… mais celui-là qui te causerait le moindre chagrin serait poursuivi par moi… d’une animosité terrible, implacable…

En parlant de la haine qu’elle éprouverait… la vive et agaçante physionomie de Mme Wilson se transfigura ; ses yeux, toujours si gais, si sereins, brillèrent d’un sombre éclat ; sa bouche, toujours si rieuse, se contracta ; les veines de son front se gonflèrent ; enfin, l’expression de son visage parut un instant si menaçant à Raphaële, qu’elle s’écria, épouvantée :

— Maman… ne le hais pas… Je l’aime tant…

À ces mots de Raphaële, qui disaient son incurable passion pour le vicomte Scipion Duriveau, Mme Wilson, par un brusque revirement, cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes.

— Mère… mère chérie… je te désole… — s’écria la jeune fille en se jetant au cou de Mme Wilson, — oh ! combien je suis lâche… et malheureuse… il ne m’aime plus peut-être… et je te brise le cœur…

— Il ne t’aime plus ! — s’écria Mme Wilson en essuyant brusquement de sa main les larmes qui ruisselaient sur ses joues à fossettes, — il ne t’aime plus… — et ses joues pâlies s’empourpraient d’indignation. — Toi… toi… subir un tel mépris… Toi, belle entre toutes… toi belle… oh ! belle à réaliser l’idéal, l’impossible… — s’écria Mme Wilson, emportée par le fol orgueil de l’amour maternel.

— Ne plus t’aimer ! lui… — reprit-elle après un moment de silence, — Mais tu ne sais donc pas tout ce que m’a coûté…

Madame Wilson s’interrompit : emportée par son premier mouvement, elle allait dévoiler à sa fille un secret qu’elle voulait lui taire : elle se hâta donc d’ajouter en se reprenant :

— Non, tu ne sais pas ce que cet amour ma coûté d’inquiétudes… Calme-toi, rassure-toi donc… mon adorée.

— Hélas ! ma mère, depuis notre départ de Paris, nous sommes fiancés… Et durant cette journée d’aujourd’hui, vous l’avez vu… rien… quelques politesses banales ; à peine il s’occupait de moi… toujours distrait, insouciant ; et qu’est-ce encore que cette indifférence, auprès de cette scène… horrible… où il a montré, comme toujours, tant de courage et de dédain !… Oh ! cette femme… cette fille des champs, il l’aime. Voilà pourquoi il ne m’aime plus… Il l’aime… et elle a tué son enfant ! — s’écria Raphaële, avec un inexprimable mélange de haine, de jalousie et de désespoir…

Puis, fondant en larmes, elle se jeta au cou de sa mère et cacha sa figure dans son sein.

— Ah ! plaignez-moi… méprisez-moi… — reprit-elle. — Malgré tout cela… j’aime encore Scipion… je l’aime toujours… je l’aime davantage peut-être, car jamais il ne m’a paru plus beau que lorsque, seul, si jeune, si faible, mais si intrépide, il bravait dédaigneusement la furie de ces paysans qui le menaçaient… Oui, maudissez-moi… ma mère, — ajouta Raphaële ; et tournant vers sa mère son beau visage inondé de larmes, elle tendit ses mains suppliantes en répétant : — Maudissez-moi !… car vous ne savez pas tout…

Mme Wilson se redressa brusquement sur son séant, et, d’un regard inquiet, pénétrant, interrogea sa fille.

— J’ai abusé de votre aveugle tendresse… de votre confiance sans bornes… — reprit Raphaële avec abattement.

À ces mots, le premier mouvement de madame Wilson fut de tressaillir en se rejetant en arrière, et d’abandonner les mains de Raphaële, qu’elle tenait entre les siennes ; puis, rougissant d’avoir un instant douté de sa fille, quoique celle-ci s’accusât elle-même, elle lui dit :

— Toi ? abuser de ma confiance… Je ne te crois pas… pauvre ange.

Ces mots furent prononcés avec un sourire d’une telle sérénité, que Raphaële, frappée de stupeur, resta muette et accablée.

— Non, tu n’as pas pu abuser de ma tendresse, ma chérie, — reprit sa mère. — Selon ton habitude, ton candide et bon cœur s’exagère quelque enfantillage… comme tu t’exagères la froideur de Scipion !.. Du reste, vilaine enfant, — ajouta madame Wilson en souriant et abaissant, par un mouvement plein de grâce, sa jolie tête au niveau de celle de sa fille, — tu finiras par me rendre aussi peureuse que toi, car, tout à l’heure, lorsque tu t’es écriée, méchante petite aveugle : Il ne m’aime plus !… un moment, j’ai… tremblé… Me faire douter de toi… ! de la toute-puissance de ta beauté, de l’adorable influence de ton esprit et de ton cœur… c’est ce que je ne saurais te pardonner… Venez, mademoiselle, que je ferme ces beaux yeux sous de gros baisers, puisque ces beaux yeux sont si mal voyants, si mauvais juges de l’amour de Scipion.

Et Mme Wilson appuya ses lèvres roses sur les blanches paupières de Raphaële.

Pour la première fois de sa vie, Raphaële se sentit douloureusement étonnée du langage de sa mère.

La confiance, la quiétude de Mme Wilson, après les incidents de cette journée, incidents si pénibles pour le cœur de la jeune fille, remplissaient celle-ci de surprise et d’inquiétude :

— Pardonne-moi, ma mère, — dit-elle avec embarras, — si je m’étonne de entendre traiter avec si peu d’importance tout ce qui s’est passé aujourd’hui, et…

Mme Wilson, interrompant sa fille, lui dit avec un accent de sérieuse tendresse :

— Écoute, chérie, nous sommes deux sœurs… je vais te parler en femme mariée… à toi, qui seras bientôt la femme de l’homme que tu adores. Il faut, vois-tu, mon enfant aimée, prendre le monde comme il est… les choses comme elles sont. Tu t’effrayes… tu souffres de ce que tu appelles l’insouciance, la froideur de Scipion. Que veux-tu ? il est de son siècle… de son temps. Quoique bien jeune, il affecte… (et je le lui ai reproché devant toi), il affecte, comme la plupart des hommes de son âge, un détachement, une dédaigneuse insouciance de tous les sentiments tendres. Il regarderait comme parfaitement ridicules les airs empressés d’un fiancé ; il croirait jouer le rôle d’un prétendu de province en t’accablant de soins et de prévenances… Au fond, qu’est-ce que ces affectations ? des apparences… des semblants… qui n’altèrent en rien l’affection sérieuse, profonde, qu’il a pour toi… Oui… car il l’aime plus que tu ne le crois… Après tout, c’est à moi, qui sais ce que tu vaux, ce que tu es… de le défendre contre tes doutes funestes… pauvre ange idolâtré… tu as choisi Scipion… tu l’aimes tant, que tu as failli mourir. Il t’a fait demander en mariage par son père… Ce n’est pas ta modeste dot qui a pu le tenter… ce qui me reste de fortune est bien peu de chose ; et tout ce que possède ton oncle est placé en viager…

— Ma mère…

— Mon Dieu ! toutes ces raisons que tu me forces à te donner pour te rassurer, pour te convaincre, sont pitoyables, sont odieuses, ange aimé… Mais puisque tu manques d’une légitime confiance en toi, il me faut bien entrer dans ces détails, si répugnants qu’ils et soient.

— Hélas ! ma mère, aujourd’hui, dans cette triste journée, ce n’est pas seulement du manque de prévenances de Scipion que j’ai eu à souffrir…

— Je te comprends ; tu songes à cette cruelle découverte… à ce malheureux petit enfant… Ici encore, mon ange, il me faut te parler en sœur… en amie… ou plutôt en mère qui met de côté toute fausse réserve, toute pruderie mensongère, parce qu’il s’agit de t’éclairer et non pas de te tromper. Écoute-moi… L’an dernier, Scipion était ici seul avec son père ; il ne te connaissait pas… Dans le désœuvrement de la vie de campagne, ayant rencontré cette jeune fille, il lui aura fait la cour. Elle l’aura écouté… et tu sais le reste… Maintenant, au point de vue moral, c’est mal, très-mal… mais, il faut bien te le dire, au point de vue du monde… de ce monde où toi et moi nous vivons, l’action de Scipion est, ce qu’on appelle, une… peccadille de jeunesse… Demain, tout Paris saurait que le vicomte Scipion Duriveau a eu pour maîtresse une petite paysanne, et que cet amour a eu le dénouement tragique dont nous avons été témoins ; demain, tout Paris saurait cela… que pas un salon ne serait fermé à Scipion, et que pas un homme, pas une femme de quelque autorité dans le monde ne modifierait en quoi que ce soit l’accueil qu’ils ont coutume de faire à Scipion… bien plus, mon enfant, pas une mère, pas un père ne lui refuserait, pour cela, sa fille en mariage… Tout ceci, je le vois, t’étonne un peu, ma chérie, mais en te parlant à cette heure le langage qu’une fois mariée tu entendrais dans quinze jours, en te montrant enfin le vrai des choses, je te rassure, je te console, je fais enfin justice d’une idée funeste à ton repos.

— Ainsi, maman, — dit Raphaële d’une voix altérée en devenant pâle et tressaillant de tous ses membres, — ainsi… dans le monde… aucune pitié pour la jeune fille… séduite… abandonnée… ainsi, dans le monde, pour le séducteur, aucun blâme… aucune réprobation ; tous lui tendent la main comme de coutume ; tandis que, pour la victime… c’est… indifférence… c’est mépris…

— Ma pauvre adorée, cela est sans doute cruel… injuste… déplorable ; mais que veux-tu ? le monde est ainsi fait, il faut le prendre comme il est. Cette pénible scène de tantôt n’a donc pas, à ce point de vue, tu le conçois, la fâcheuse importance que tu lui attribues… S’agit-il de ton bonheur à venir ? l’importance est moindre encore… car, enfin, il y a un an, Scipion ne te connaissait pas… et, je te le répète… il a eu tort sans doute de séduire cette fille… mais enfin… pourquoi a-t-elle été si faible ? pourquoi n’a-t-elle pas eu assez de vertu, assez de courage pour résister ?… C’est une juste punition de…

— Oh !… c’en est trop, — s’écria Raphaële en interrompant sa mère ; — je suis trop lâche aussi ! Entendre cela… et me taire… c’est infâme…

Puis, s’adressant à Mme Wilson d’un air presque égaré, elle lui dit d’une voix profondément altérée :

— Ma mère… il ne faut pas parler avec cette dureté… des filles séduites…

— Raphaële… mon ange… qu’as-tu ? Comme tu trembles ! comme tu me regardes !…

— Je vous dis, ma mère… qu’il faut être indulgente et avoir pitié des filles séduites…

— Tu pâlis encore… tu m’épouvantes…

— Ayez pitié… oh ! bien pitié… des malheureuses qui n’ont eu ni la vertu… ni le courage de résister… à Scipion… entendez-vous, ma mère !…

Et les sanglots entrecoupèrent la voix de la jeune fille.

— Raphaële… reviens à toi… calme-toi…

— Dieu vous punit, ma mère…

— Dieu me punit ?

— Cette malheureuse enfant que Scipion a séduite… était pauvre, sans appui, — reprit Raphaële avec un sourire d’une effrayante ironie, — aussi, vous avez dit, comme dira le monde… qu’importe !… mépris pour la victime… gloire au séducteur !

— Raphaële !!!

— Son enfant est mort… elle mourra peut-être aussi… qu’importe… une pareille créature ?… Peccadille de jeunesse du vicomte Scipion… Vous avez dit cela… et Dieu vous punit, ma mère…

— Oh !… mon Dieu ! mon Dieu !…

— Écho d’un monde égoïste et cruel, vous avez été sans pitié pour la pauvre fille des champs… Je vous dis que Dieu vous punit dans votre enfant… ma mère.

— Que dis-tu ?…

— Je dis que j’ai été aussi coupable… plus coupable encore que cette malheureuse créature, car je ne suis pas seule et abandonnée comme elle, moi… J’ai une mère tendre et adorée… que je n’ai pas quittée depuis mon enfance… Eh bien ! cette mère… si tendre… je l’ai trompée…

— Oh ! tais-toi…

= J’ai indignement abusé de sa confiance

— Tu ne sais pas ce que tu dis… tu es folle… Raphaële, reviens à toi !…

— Non, non, je ne suis pas folle… — s’écria la jeune fille presque en délire ; — mais je le deviendrai… si je ne meurs pas de honte.

— De honte !…

— Moi non plus ! je n’ai pas su résister à Scipion !…

— Malheureuse !…

— Qu’importe ?… Peccadille de jeunesse du vicomte Scipion… dira le monde, n’est-ce pas, ma mère ? — murmura l’infortunée dont les forces étaient à bout.

Et cachant son visage dans ses mains, elle retomba sans mouvement sur sa couche.

Quelques instants se sont écoulés depuis le terrible aveu fait par Raphaële à Mme Wilson, aveu complété par une explication donnée d’une voix mourante par la jeune fille.

Un mot sur Mme Wilson avant de poursuivre ce récit.

Cette femme idolâtrait sa fille ; les preuves de cette idolâtrie, de ce dévoûment aveugle, passionné, nous dirions presque héroïque. abonderont tout à l’heure.

Les gens qui connaissent ce qu’on appelle le monde et qui l’ont vu tel qu’il est, tel que les conséquences, tel que les nécessités de l’ordre social actuel l’on fait, trouveront le langage de Mme Wilson à l’endroit de sa séduction de Bruyère par Scipion, déplacé peut-être dans la bouche d’une mère parlant à sa fille ; mais, en soi, ce langage est rigoureusement conforme aux idées, aux mœurs, aux habitudes, aux traditions de ce monde.

En peignant à Raphaële la société sous des couleurs si crues, Mme Wilson avait ses raisons, et ces raisons étaient, à son point de vue, excellentes.

La passion que Scipion Duriveau avait inspirée à Raphaële était née et arrivée à son paroxysme pendant un voyage que Mme Wilson avait été obligée de faire en Angleterre, au sujet de quelques créances laissées par son mari, banquier américain, mort en état de faillite. Mme Wilson n’avait donc pu défendre sa fille contre une passion si folle, si éperdue, qu’au retour de sa mère, Raphaële était mourante… et mourante de cette passion…

À cette époque, il ne s’était plus agi pour Mme Wilson d’examiner, de discuter si l’objet de cet amour insensé en était digne. Avant tout, elle avait voulu sauver la vie de sa fille en la marrant au vicomte Duriveau. Ce mariage présentait des difficultés incroyables ; il fallut, pour les surmonter, toute l’adresse, toute la puissance de volonté de Mme Wilson… il fallut surtout qu’elle se résignât à un sacrifice admirable…

Enfin, Mme Wilson était trop fière de l’adorable beauté de Raphaële, trop convaincue de ses rares qualités, pour ne pas leur supposer une irrésistible influence, et croire que Scipion cachait un amour véritable sous une apparence de froideur calculée, et puis enfin Raphaële l’aimait à en mourir ; madame Wilson devait donc à tout prix calmer les craintes de sa fille et la rassurer sur l’avenir d’un amour qui était toute sa vie.

Telle avait été la ligne de conduite de Mme Wilson envers Raphaële jusqu’à ce moment, où celle-ci venait de lui faire un si pénible aveu, aveu bientôt complété par les révélations suivantes :

Quelques jours avant de partir de Paris pour la Sologne avec sa mère, Raphaële, profitant d’un moment de liberté, avait cédé aux instances passionnées de Scipion, et était allée au rendez-vous qu’il lui avait donné.

Un assez long espace de temps s’était écoulé depuis ces tristes aveux.

Raphaële et sa mère restaient silencieuses, mornes, accablées.

Madame Wilson, accoudée sur le bras d’une chaise longue, semblait en proie à une douleur profonde ; elle attachait sur sa fille un regard rempli de tristesse, de pitié, d’amour et de pardon…

Raphaële, pâle, la tête baissée, les yeux fixes, les mains croisées sur ses genoux, semblait inerte, insensible… de temps à autre, de grosses larmes coulaient silencieusement sur ses joues blanches et froides comme le marbre.

— Raphaële, — dit tout à coup Mme Wilson, écoute-moi… ma pauvre enfant…

À ces mots, qui disaient l’indulgence, la tendresse infinies de sa mère, la jeune fille tressaillit et couvrit les mains de Mme Wilson de larmes et de baisers.

— Relève-toi… calme-toi… mon ange… j’ai moi-même grand peine à contenir mon émotion… Ayons du courage… parlons de toi… parlons de nous…

— Je vous écoute, ma mère, — dit Raphaële en tâchant de contenir ses larmes.

— Nous sommes, vois-tu, deux femmes, seules, isolées ; nous ne pouvons prendre conseil que de nous-mêmes ; tu sais ce que nous pouvons attendre de ton oncle… C’est à nous seules, chérie, à prendre une résolution pour l’avenir… Tu as dit vrai… Dieu m’a punie de la cruauté avec laquelle j’ai parlé de cette pauvre fille des champs… Dieu m’a punie… Mais qu’il ne punisse que moi, et je le bénirai… Il y a un instant, tes doutes sur l’amour de Scipion me paraissaient peu fondés… à cette heure ils me paraissent insensés, car maintenant je m’explique la froideur apparente de Scipion… cette froideur, il se l’imposait dans votre intérêt à tous deux.

— Ah ! ma mère… — répondit Raphaële avec abattement, — à la vue de ce pauvre petit enfant mort, qui était le sien… le regard de Scipion est resté sec et arrogant… Cela m’épouvante… Cela me fait douter de son cœur, et pourtant je sens que toujours je l’aime. Lui, à présent, le maître absolu de mon honneur comme il l’est de mon cœur, Oh ! c’est affreux à penser !… si à cette heure il manquait à sa parole… si le mépris… l’abandon…

— Pour toi ? le mépris… l’abandon… mais je serais donc morte alors ! — s’écria madame Wilson avec une incroyable énergie. — Oh ! non, non, rassure-toi, mon enfant, Scipion tiendra sa promesse… il la tiendra parce qu’il t’aime… il la tiendra… parce qu’il faut qu’il la tienne… parce qu’il n’y a pas de puissance humaine, vois-tu ?… qui puisse maintenant s’opposer à ce mariage…

— Ah ! ma mère, si vous saviez l’inflexibilité du caractère de Scipion !… Oh ! s’il ne m’aime plus, rien ne l’empêchera de m’abandonner, — murmura la jeune fille avec un abattement douloureux.

Les anxiétés de Raphaële, l’altération croissante de ses traits, déchiraient le cœur de Mme Wilson. Elle connaissait l’excès de sensibilité de sa fille, que cet amour avait déjà failli tuer. De plus en plus effrayée de l’abattement de cette infortunée, voulant à tout prix lui donner foi dans l’avenir en lui dévoilant le passé, elle se résigna à une révélation jusqu’alors tenue secrète par la modestie de son dévoûment maternel.

Après un moment d’hésitation, s’adressant à Raphaële :

— Réponds-moi, mon pauvre ange… Avant ce jour où, éperdue, insensée, tu es allée chez Scipion… on t’aurait dit : Renoncez à cet amour…

— Je serais morte…

— Aujourd’hui… on te dirait : Il faut renoncer à cet amour, à ce mariage…

— Je mourrais à la fois et d’amour et de honte.

— Oui… je le crois, je le sais, tu mourrais d’amour et de honte… mais je ne veux pas que tu meures, moi, et pour que tu vives, il me faut te rassurer ; et pour te rassurer, il me faut te prouver que rien au monde ne peut s’opposer à ton mariage… pas même la volonté de Scipion… entends-tu bien ? il me faut enfin te prouver que si, pour assurer cette union, j’ai fait, je puis le dire, l’impossible…

— Vous, ma mère ?

— Oui… et alors, tu le vois, le possible, à cette heure, ne sera qu’un jeu pour moi… Ceci t’étonne, pauvre chérie ; je vais tout te dire… non sans regret… car tu devais toujours ignorer…

Puis, après une pause, Mme Wilson reprit avec orgueil :

— Et pourquoi rougirais-je… de t’avouer ce que l’amour maternel m’a inspiré de généreux ? Écoute-moi donc. J’avais quitté Paris, tu le sais, dans l’espoir de recouvrer en Angleterre des créances contestées ensuite de la mort et des fâcheuses affaires de ton père ; la somme que je réclamais était très-importante ; l’obtenir, c’était t’assurer une dot considérable ; et, par ce temps de cupidité, cela devait, selon moi, importer beaucoup au bonheur de ton avenir. À mon arrivée en Angleterre, le hasard me mit en rapport avec sir Francis Dudley, intéressé dans les réclamations que je venais soutenir… Loyauté chevaleresque, délicatesse exquise, esprit charmant, noble cœur, grand caractère, sir Francis réunissait tout ce qui peut commander l’estime et l’affection. Je dus le voir souvent pour défendre auprès de lui des intérêts qui étaient les tiens… Que te dirais-je, mon enfant ? À nos relations toutes sérieuses succéda une vive amitié… puis un sentiment plus tendre… dont j’étais heureuse et fière, car je le partageais, et je me sentais digne de l’homme qui me l’inspirait… Sir Francis Dudley était libre… je l’étais aussi… je ne te dis pas toute la part que ton avenir avait dans nos projets de mariage… Mais à quoi bon maintenant ces souvenirs ? — ajouta Mme Wilson avec un sourire mélancolique, — tout ceci n’est plus qu’un vain et heureux songe…

— Et pourquoi, ma mère, parler de ce passé comme d’un songe ? — dit Raphaële, aussi surprise que touchée de cette confidence.

Mme Wilson secoua tristement la tête ; et, comme si elle eût voulu échapper à des souvenirs pénibles, elle ajouta, en embrassant tendrement sa fille :

— Parlons de toi, chérie… Durant ce voyage, je recevais, tu le sais, chaque jour une lettre de toi ; tout à coup, tes lettres me manquent… la tante m’écrit ; par elle, la nouvelle de ta maladie m’arrive comme un coup de foudre… Je pars… j’arrive : tu étais mourante…

— Ô ma mère ! tu aimais… et tu es venue… je comprends maintenant le sacrifice que tu m’as fait !…

— Si je me suis dévouée pour toi, mon enfant, tu ne connais pas encore mon sacrifice… J’arrive… je te trouve mourante ; tu me fais l’aveu de ta folle passion… Éperdue, voulant te faire vivre à tout prix… je te promets de te marier à Scipion ; l’espoir de ce bonheur, ton aveugle confiance dans ma parole, te causent une crise salutaire : tu renais, tu vis, tu es sauvée !… mais cette promesse, faite par moi dans le délire de la douleur, il me fallait la tenir… il me fallait t’unir à Scipion, ou tu retombais dans cet abîme de douleur et de mort dont je t’avais miraculeusement retirée par une promesse téméraire. Hélas ! je ne savais pas, pauvre ange, à quoi je m’étais engagée.

— Comment ?… mon mariage ?…

— Écoute… Une femme de mes amies connaissait intimement le père de Scipion, le comte Duriveau. Après un long entretien avec cette femme, je sortis désespérée : ton mariage était impossible ; M. Duriveau voulait alors marier son fils à une héritière de trois millions de fortune, d’une très-haute naissance ; et comme j’avais fait observer à mon amie que le consentement de Scipion était au moins nécessaire…

— Eh bien ! ma mère ?… — s’écria Raphaële.

— On me répondit que, si je connaissais M. Duriveau, je saurais que, pour cet homme d’un caractère de fer, chose voulue était chose faite.

— Scipion consentait donc à ce mariage ! — s’écria douloureusement Raphaële. — Il me trompait déjà !

— Non, non, il ne te trompait pas ; mas il ne voulait pas, sans doute, heurter tout d’abord de front la volonté de son père.

— Et tu m’avais caché cela, ma mère ?

— À quoi ben te le dire ? Je t’avais fait revivre en te promettant de te faire épouser Scipion ; ces craintes, ces anxiétés, ces doutes t’auraient tuée ; il me fallait te laisser ta foi aveugle à ma parole, à ma promesse.

— Ô ma mère !… ma mère !… — murmura la jeune fille comme accablée sous ces preuves d’attachement de sa mère…

— Je voulus personnellement connaître le comte Duriveau, — reprit Mme Wilson ; — je voulus juger par moi-même cet homme redoutable qui tenait entre ses mains, sans le savoir, la vie de ma fille. Cet amie dont je t’ai parlé me fit rencontrer avec le comte…

— Et alors… ma mère ?

— Trois mois après cette entrevue, — dit Mme Wilson sans chercher à cacher cette fois l’orgueil de sa joie maternelle, — le comte Duriveau, après avoir rompu brusquement l’union certaine qui flattait tant sa vanité, venait te demander en ma présence si tu voulais agréer Scipion pour ton mari.

— Et ce changement soudain… comment est-il venu ?

— Parce que j’ai su me faire aimer du comte Duriveau, — dit simplement Mme Wilson.

— Aimer du comte Duriveau ! — s’écria Raphaële.

— Aimer… éperdument… car, après deux mois d’une cour assidue… il me suppliait d’accepter sa main, sa fortune… j’acceptai…

— Vous, ma mère ? — dit Raphaële avec stupeur.

— Mais à une condition… c’est que ton mariage avec Scipion serait célébré en même temps que mon mariage avec le comte…

Après un nouveau mouvement de surprise si profonde, que la jeune fille resta silencieuse, elle s’écria en se jetant au cou de Mme Wilson :

— Ah ! ma mère, je comprends tout maintenant… Je comprends le sacrifice douloureux, immense, que vous m’avez fait… Pour assurer mon mariage… vous avez renoncé à cet amour dont vous vous souvenez avec tant de bonheur et tant d’orgueil… vous allez épouser un homme que vous n’estimez pas… que vous haïssez peut-être… et c’est pour moi…

— Non, non, mon ange, détrompe-toi, — dit Mme Wilson afin de calmer les scrupules de sa fille, rassure-toi… je suis sincèrement attachée à M. Duriveau : n’a-t-il pas d’abord assuré ton bonheur ? cela ne lui mérite-t-il pas à jamais ma reconnaissance ?… Puis, — ajouta Mme Wilson avec un léger embarras, car le mensonge répugnait à cette âme loyale, — je te l’avoue, j’ai vu avec joie que mon influence sur le comte a été salutaire… ce qu’il y avait d’âpre, de dur dans son caractère, s’est effacé peu à peu… À son âge, vois-tu ? et surtout avec l’ardente énergie de son caractère et de ses passions, l’amour opère bien des prodiges… Rassure-toi donc sur mon sort, mon enfant. Quant à toi, maintenant, — ajouta Mme Wilson en embrassant sa fille avec ivresse, convaincue de l’avoir absolument tranquillisée, rassurée, — crois-tu trouver assez de garanties pour la sécurité de ton avenir dans ma volonté, dans celle du comte, enfin et surtout dans l’amour sincère que Scipion ressent pour toi, amour à cette heure indestructible, sacré… car de cet amour dépendent l’honneur d’une femme et l’honneur d’un homme ? Crois-tu enfin, pauvre ange, que si, comme je te le disais au commencement de cet entretien, j’ai pu l’impossible… en amenant le comte Duriveau à me demander ta main pour son fils, il ne me sera pas, à cette heure, facile de…

— Je te crois, je te crois, mère chérie ! — s’écria Raphaële en interrompant Mme Wilson.

Et le beau visage de la jeune fille rayonnant d’espoir et de bonheur, elle se jeta au col de sa mère.

— Oh ! je te crois, j’aime à te croire, — reprit Raphaële ; — oui, tes bonnes paroles ont porté le calme, la confiance, le bonheur dans mon âme ; et puis je suis heureuse, oh ! mille fois heureuse d’apprendre que je te dois autant… d’apprendre les nouveaux sacrifices que tu m’a faits… cela m’impose tant d’obligations, de tendresse…

Quelques coups, discrètement frappés à la porte de la chambre de Mme Wilson, qui précédait l’appartement de sa fille, rompirent cet entretien.

— Qui est à ? — dit Mme Wilson en quittant la chambre de Raphaële.

— Moi, madame, — répondit derrière la porte la voix de Mlle Isabeau.

— Que voulez-vous, Isabeau ?

— Madame, c’est une lettre qu’on apporte de la part de M. le comte Duriveau ; c’est très-pressé, on attend une réponse.

— Donnez, — dit Mme Wilson en ouvrant la porte à sa femme de chambre, — et voyez si ma fille n’a pas besoin de vous.

Et pendant que Mlle Isabeau se rendait auprès de Raphaële, Mme Wilson décacheta la lettre du comte.

— J’en étais sûre, — dit Mme Wilson en lisant cette lettre, — il est dans la plus grande anxiété… Que d’amour ! que de passion ! À cet âge, avoir conservé autant de chaleur de cœur !… Comment se fait-il qu’en dehors de cet amour, qui le domine, il n’y ait, dans le comte, qu’égoïsme, cupidité, orgueil et audacieux dédain de tout ce qui n’est pas riche, noble ou puissant ?… Et cet homme a été bon, il a obéi, dit-on, dans sa jeunesse, aux plus généreuses inspirations. Les temps son bien changés : l’âge a durci, a bronzé cette âme, autrefois délicate et tendre.

Puis, continuant sa lecture, Mme Wilson ajouta lentement et d’un air pensif :

— Je n’y attendais : il craint que la terrible scène de tantôt n’ait changé les intentions de Raphaële et les miennes… il me supplie, au nom de son amour, d’user de toute mon influence sur ma fille pour l’engager à pardonner à Scipion… Car, — ajoute le comte, — le bonheur de sa vie… son mariage avec moi, dépend de l’union de ma fille avec Scipion…

Et, après une pause, Mme Wilson reprit en essuyant une larme furtive :

— Oh ! mes beaux songes d’or… doux et chers souvenirs, avivés tout à l’heure encore.

Mais, s’interrompant, elle ajouta :

— Pas de faiblesses, pas de lâches regrets ; il ne s’agit pas de moi. Courage… le comte est d’ailleurs plus pressant que jamais… il me supplie de fixer le 15 du mois prochain comme époque de notre mariage. Il le faut… hier, j’aurais hésité à hâter ce terme fatal, qui, pour moi, ne doit arriver que trop tôt ; mais aujourd’hui… — et Mme Wilson rougit comme s’il se fût agi de sa propre honte, — aujourd’hui, la position de cette malheureuse enfant m’ordonne de presser ce double mariage…

Puis, continuant de lire la lettre :

— À quel triste événement, arrivé ce soir même, le comte fait-il allusion ? Il ne veut pas m’en instruire, de crainte de m’impressionner trop vivement ; mais demain il me dira tout, si je puis, comme d’habitude, le recevoir. Allons lui répondre…

Et Mme Wilson quitta sa chambre à coucher et passa dans un petit salon où elle écrivait d’habitude.

Mme Wilson terminait sa lettre au comte Duriveau, lorsque soudain Raphaële, pâle, demi-nue, égarée, entra dans le salon.

— Oh ! c’est affreux !… — s’écria la jeune fille en se jetant dans les bras de sa mère, — morte !…

— Mon Dieu ! qu’y a-t-il ?… Raphaële !… de quoi parles-tu ?…

— Cette jeune fille !… la mère de ce petit enfant qu’on a trouvé ce matin !… elle est morte !…

— Que dis-tu ?

— Elle s’est noyée !… on venait l’arrêter !…

— Mais comment sais-tu ?…

— Tout à l’heure, un des gens du comte l’a dit à Isabeau.

— Plus de doute, — s’écria douloureusement Mme Wilson, — c’est l’événement auquel le comte faisait allusion…

— Oh !… ma mère !… Dieu nous punit… Cette mort !… c’est un présage !… — murmura la jeune fille.

Et elle tomba dans les bras de sa mère épouvantée.