Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/IX

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Administration de librairie (4p. 118-130).

CHAPITRE IX.

Suite du journal de Martin. — Mort aux gants-jaunes et aux bien-mis. — Bataille. — Conversation entre le prince et Monsieur le Marquis. — Conséquences d’une mauvaise éducation.

Soudain un incident imprévu vint donner un nouveau cours, un nouveau caractère à mon entretien avec le prince.

Une rumeur d’abord sourde, puis de plus en plus bruyante, éclata dans le bal ; je tournai les yeux du côté d’où partaient ces murmures croissants, je vis à vingt pas de nous l’horrible bergère que le prince avait rudement repoussée après avoir dansé avec elle. Cette créature, renforcée d’un assez grand nombre de personnages de sa trempe, vociférait et gesticulait en se dirigeant du côté où nous nous trouvions… Je compris aussitôt le danger dont le prince était menacé ; aussi, réellement effrayé, je m’écriai :

— La femme à qui vous avez refusé à boire, après avoir dansé avec elle, vient de recruter bon nombre de souteneurs… Regardez… ils s’avancent ; soyons sur nos gardes.

— Il ne s’agit pas de cela, — s’écria le prince, furieux, sans vouloir jeter les yeux vers l’endroit que je lui indiquais ; — il faut qu’à l’instant je sache qui tu es, misérable.

Me plaçant alors devant le prince, relevant la tête, changeant subitement de langage, de manières, affectant même les termes et les façons d’un homme du monde, imitation d’autant plus facile pour moi, que, doué d’une grande faculté d’observation, j’entendais, je voyais, j’étudiais chaque jour à l’hôtel de Montbar, depuis plus d’une année, les manières d’être et de dire des gens les plus distingués de Paris, je m’adressai au prince d’une voix ferme, calme et de la plus parfaite mesure.

— J’ai l’honneur de vous répéter, Monsieur, — lui dis-je, — que l’approche de ces gens-là est menaçante… Nous ne sommes ici que deux hommes de bonne compagnie… nous risquons d’être écharpés.

La stupeur du prince, en m’entendant m’exprimer de la sorte, fut plus saisissante encore qu’elle ne l’avait été jusqu’alors ; sa colère, sa honte s’élevèrent, pour ainsi dire, en raison même de la position sociale qu’il me supposa ; mais aussi ses violents ressentiments se manifestèrent autrement. Il se sentit sans doute plus à l’aise en croyant avoir affaire à un homme du monde ; aussi, lorsque son émotion lui permit de parler, il me dit d’une voix qu’il tâchait de rendre calme :

— Je ne vous quitterai pas, Monsieur, que je ne sache qui vous êtes… Je comprends tout maintenant ; il n’y a pas eu un mot de votre conversation qui n’ait été une insolente épigramme, une allusion outrageante ! Cela demande une réparation terrible, monsieur… et je l’aurai… Je ne peux pas arracher ce masque peint sur votre figure, mais de ce moment je m’attache à vous, et…

Puis, s’interrompant, le prince ajouta avec une dignité parfaite :

— Mais non… non, je n’aurai besoin de descendre à aucune extrémité pénible pour vous et pour moi, Monsieur. Vous êtes un homme de bonne compagnie… m’avez-vous dit… Si cela est… vous n’hésiterez pas à vous nommer, après ce qui vient de se passer entre nous…

— Soyez tranquille, Monsieur, je me conduirai en galant homme… vous saurez tout… ce que vous devez savoir… mais vous êtes ici en danger, Monsieur… toute retraite vous est coupée… Regardez derrière vous… (le prince, en me parlant, tournait le dos à la salle) nous ne pouvons sortir de ce coupe-gorge qu’avec beaucoup d’énergie… Je dis nous, Monsieur, d’abord parce que deux hommes bien élevés, deux hommes de cœur se doivent soutenir en pareille circonstance… puis la menace même que vous m’avez adressée tout à l’heure, Monsieur, me donne maintenant presque le droit de partager votre péril.

— Je vous remercie, Monsieur… j’accepte… Votre langage, vos sentiments même dans cette occasion, me prouvent du moins que ce qui se passera entre nous, plus tard… se passera entre gens comme il faut.

— En attendant, Monsieur… — dis-je au prince, et brisant d’un vigoureux coup de pied un tabouret, je donnai ensuite à M. de Montbar un de ces montants de siège cassé, transformés ainsi en bâtons courts et solides, — armez-vous de ceci ; surtout n’attaquez pas… mais si l’on vous touche… frappez à tour de bras et visez aux figures…

Pendant que je tenais à M. de Montbar ce langage digne et poli dont il était si surpris, j’avais vu l’orage s’amonceler… L’horrible bergère et une foule de hideux personnages, dignes de soutenir cette créature, s’étaient groupés au pied du seul escalier par lequel il nous fût possible de descendre de la galerie… Trois ou quatre municipaux chargés de maintenir l’ordre, se trouvaient alors éloignés ; d’ailleurs, ainsi que cela arrive toujours dans des lieux pareils, la majorité de ceux qui les hantent, fort curieuse de rixes et de scandales, oppose aux gens de police une puissante force d’inertie, en se formant en masse compacte longtemps impénétrable ; aussi les représentants de la force publique arrivent-ils presque toujours trop tard pour empêcher des collisions souvent sanglantes.

Un nouvel incident, sur lequel je n’avais pas compté, vint augmenter le désordre et porter à son comble l’humiliation du prince…

Nous venions de nous mettre prudemment en défense en haut de l’escalier, pouvant à peu près compter sur la neutralité des buveurs de la galerie, gens moins tapageurs que les autres ; ils m’avaient vu briser un tabouret et partager ses débris entre moi et mon compagnon, ils commençaient donc à monter sur les tables pour juger impartialement des coups.

La tempête éclata par une bordée d’injures, qui, à ma grande surprise, s’adressaient à mon maître, reconnu non pour être le prince de Montbar, mais pour être un gant-jaune un bien-mis, pour parler le langage du lieu. Un Titi, garçon de vingt ans, d’une figure ignoble, placé aux premiers rangs de la foule, criait d’une voix enrouée en désignant le prince :

— Ohé ! les autres, voyez donc ce Pierrot manqué, qui vient agoniser et battre nos femmes ; c’est un malin, un gant-jaune ! je le reconnais…

— Lui ? ce crapaud-là !

— Faut le crever…

— T’en es sûr ? Titi… c’est un gant-jaune ?

— Eh ! oui, je l’ai vu vingt fois à cheval ou en voiture aux Champs-Élysées, où je ramasse des bouts de cigare.

— Quoi qu’y vient faire ici ? ce bien-mis-là.

— Est-ce que nous allons dans leurs bastringues à eux ?

— Ohé ! ce bien-mis ! il vient faire sa tête !

— Parce qu’il a du linge en dessous.

— Ce Monsieur ! il vient s’amuser à voir chahuter la canaille…

— Est-ce que nous sommes les amusements, eh ! dis donc, filou ?

— Eh ! dis donc, mauvais mufle ?

À ces sales injures, le visage du prince devint pourpre ; ses yeux étincelèrent de rage ; il allait se précipiter tête baissée sur cette foule ; Je devinai son mouvement, et le saisissant par le bras :

— Vous êtes perdu si vous quittez le haut de l’escalier… Ne bougez pas, regardez-les bien en face… et pas un mot… le sang-froid et le silence imposent toujours…

Le prince suivit mon avis, et, en effet, pendant un instant, les vociférations diminuèrent de violence, les assaillants demeurèrent indécis, car notre position, militairement parlant, était excellente ; nous tenions le haut d’un escalier où deux hommes pouvaient à peine monter de front ; nous étions armés de bons bâtons, et nous paraissions à la foule calmes, résolus, prêts à tout.

Cette suspension d’hostilités dura une minute à peine. L’horrible Bergère, s’adressant à ses acolytes, se mit à crier d’une voix aigre et enrouée, qui domina le tumulte :

— Faut-il que vous soyez lâches, de laisser des bien-mis battre et agoniser vos femmes… Oui, y m’a battue… y m’a appelée crapule…

— C’est lui, qui est une crapule.

— Attends donc un peu, — dit un Sauvage, qui, excité par les cris de cette mégère, monta deux marches de l’escalier, et là s’arrêta un instant, encore indécis, — je vas lui voir sa peau, moi, à ce bien-mis-là.

— C’est un mouchard, — dit un autre.

— Oui, c’est un mouchard, oui… — crièrent plusieurs voix.

— Y ne viendrait pas ici… sans ça…

— À vous le mouchard !

— À bas le mouchard !

— Faut l’effiler ! le mettre en charpie !

— Mais y sont deux… deux bien-mis, — cria une voix ; — l’autre Pierrot a pris aussi un bâton de chaise…

— Faut leur enfoncer dans la gueule leurs bâtons de chaise…

— À vous… à vous ! les gendarmes !…

— Qu’est-ce que ça nous f… les gendarmes ! serrez les rangs… — dit l’homme habillé en sauvage, — le temps de casser une pipe, et il n’en restera rien… de ces deux bien-mis

— Soyez prêt, — dis-je tout bas au prince, — le moment est venu ; à la première voie de fait, imitez-moi.

—— Ah ! Monsieur… dévorer tant d’insultes, — murmura M. de Montbar, livide de fureur, mais plein d’énergie et de courage.

À peine lui avais-je recommandé de se tenir prêt à tout, que le Sauvage, gravissant les dernières marches de l’escalier, arriva jusqu’à nous. Je me plaçai devant le prince, et dis au Sauvage, en le regardant sans reculer d’une semelle :

— Voyons… touche-moi !

— Tu vas me manger ?

— Touche donc !


Le Bal des Titis.

— Tiens !!! — me dit cet homme en levant la main sur moi ; mais avant qu’il m’eût atteint, un rude coup de bâton de chaise que je lui assenai entre les deux yeux, le fit rouler au bas de l’escalier.

Cet acte de vigueur intimida un instant les assaillants.

— Tenons bon ici seulement deux ou trois minutes, — dis-je au prince, — et nous sommes sauvés. Je vois là-bas les gendarmes ; ils s’efforcent de percer la foule pour venir à notre aide.

Je n’avais pas achevé qu’un Turc et un athlétique Débardeur s’élançaient sur l’escalier.

— Tu en veux donc aussi ?… — dis-je au Turc.

— Oui… je veux t’en donner, — et il me frappa…

Je levais mon bâton pour riposter, lorsque le compagnon du Turc se jeta brusquement à genoux, me prit par les jambes, et me fit tomber. Le prince, à son tour, frappa le coup que j’aurais dû porter ; mais ma chute fut le signal d’un assaut général. Au moment où, avec des efforts inouïs, je parvenais à me relever, je vis M. de Montbar renversé, foulé aux pieds, frappé au visage… et le Turc, à genoux sur sa poitrine, lui serrant le cou. Un instant dégagé de mes adversaires, je me jetai sur le Turc ; je le saisis aux cheveux, et, le renversant en arrière, je débarrassai ainsi le prince. Il put se mettre alors sur ses genoux et parer au moins de ses deux bras la grêle de coups qu’on lui portait…

Heureusement alors les trois ou quatre gendarmes, témoins éloignés de cette scène, étaient parvenus à grand peine à faire une trouée à travers la foule. À leur aspect, ainsi que cela arrive toujours, les plus forcenés de nos agresseurs disparurent ; la foule reflua sur elle-même, et il se fit un grand vide autour de l’escalier, théâtre du combat.

Nous avions été si évidemment provoqués, le sang qui coulait du visage du prince témoignait tellement de la brutalité de l’attaque dont nous étions victimes, que les gendarmes, généralement disposés à arrêter battus et battants, lors des rixes fréquentes dans ces lieux perdus, nous engagèrent à quitter le bal par prudence, et protégèrent notre retraite lorsque nous eûmes payé notre écot et le tabouret cassé.

Ce dénoûment me satisfit pleinement. J’avais craint un instant de me voir arrêté avec le prince ; il eût été obligé de donner son nom, et s’il avait fallu à mon tour me nommer… dans quel mortel embarras me serais-je trouvé !

Du reste, je savais ce que j’avais voulu surtout savoir : — le prince aimait encore passionnément sa femme ; — l’orgueil et la crainte du ridicule l’avaient sans doute empêché d’avouer cette jalousie à Régina et de tenter d’obtenir son pardon. — M. de Monthar cherchait enfin un étourdissement à ses chagrins dans une dégradation honteuse.

Une seule chose pouvait m’intéresser à lui : — la constance de son amour pour Régina. — La persistance de ce sentiment me prouvait que son cœur n’était pas complétement perdu ; j’avais d’ailleurs tant souffert, je souffrais encore presque des même peines, que, plus que personne, je devais compatir à de pareils chagrins ; mais l’orgueil de M. de Montbar, sa mauvaise honte, l’ignoble diversion qu’il cherchait à ses tourments, ne m’inspiraient qu’une dédaigneuse pitié… Cet homme, même amoureux, ne m’offrait aucune garantie, aucune sécurité pour le bonheur à venir de Régina ; j’avais au contraire une foi extrême dans le caractère, dans l’esprit, dans la valeur personnelle de Just ; aussi, ayant en mon pouvoir le moyen presque certain de lever le dernier scrupule qui empêchait Régina de quitter son mari, et de la décider à confier sa destinée à l’amour de Just… à lui à qui elle devrait la réhabilitation de la mémoire de sa mère… j’étais à peu près résolu de faire pencher la balance en faveur du capitaine… Pourtant, songeant à l’extrême responsabilité que je prenais sur moi, je voulus, dans un dernier entretien avec le prince, m’assurer si véritablement il n’y avait plus rien à espérer de lui. pour le bonheur de Résina.

 

M. de Montbar, sorti de la salle sous la protection des gendarmes, demanda un peu d’eau fraîche pour étancher et laver le sang dont sa figure était couverte ; sa physionomie me parut morne, sombre ; sans doute, la scène dans laquelle il venait de jouer un si pénible rôle, lui était doublement odieuse, parce que, moi aussi, j’avais été acteur et témoin, moi qu’il prenait pour un de ses égaux, moi qui déjà possédais quelques secrets dont la divulgation pouvait lui être si pénible.

— Maintenant, Monsieur, — me dit-il, dès que nous fûmes hors du bal, — vous allez, je l’espère, me dire votre nom… Que je sache au moins, — ajouta-t-il avec amertume, — qui je dois remercier du secours inespéré, sans lequel j’étais écharpé par ces misérables. Une fois ma dette de reconnaissance acquittée, Monsieur… — reprit le prince d’une voix altérée, avec une animation croissante, — j’aurai à vous demander compte… des outrages…

— Monsieur, — dis-je au prince, — permettez-moi de vous interrompre… Il n’est pas prudent de rester à la porte du cabaret que nous venons de quitter… il pleut. Je m’étais précautionné d’un fiacre pour toute la nuit… Faites-moi la grâce d’accepter une place dans le cas où vous n’auriez pas vos gens ici… Je serais trop heureux de vous descendre à votre porte.

— Monsieur, — s’écria le prince, — ne croyez pas m’échapper… il faut que je sache qui vous êtes, et je le saurai.

— Je vous ferai observer, Monsieur, — lui dis-je, — que je cherche d’autant moins à vous échapper, que je vous prie de me faire l’honneur de monter en voiture avec moi…

— Soit, Monsieur… j’accepte… — dit M. de Montbar.

En quelques minutes, nous avions atteint la petite rue obscure dans laquelle m’attendait Jérôme, endormi sur son siège. Je tremblais que, ainsi éveillé en sursaut, il eût oublié mes recommandations, et qu’il ne me nommât de mon nom de Martin. J’allais prier le prince de monter d’abord dans la voiture, comptant éveiller ensuite Jérôme ; mais M. de Montbar, dans son impatience, le secoua rudement, en le tirant par le collet de son carrick.

Mon angoisse fut extrême en entendant le digne cocher bâiller, se détirer, et dire enfin encore tout endormi :

— Hein ?… qu’est-ce que c’est ?… voilà ! voilà !

— Allons, Jérôme, mon garçon, dépêchez-vous donc, — lui dis-je à voix haute, — venez donc nous ouvrir la portière, — et j’appuyai sur ce mot nous.

Jérôme se souvint parfaitement de ma recommandation ; car, sautant à bas de son siège, il me dit respectueusement :

— Ah ! mon Dieu ! je vous demande bien pardon… je m’étais endormi, Monsieur le marquis

— Monsieur le marquis ! Bon, — se dit le prince à demi-voix, en m’entendant donner ce titre par le cocher.

— Voulez-vous avoir la bonté de monter, Monsieur, — dis-je au prince au moment où, avec inquiétude, je le vis regarder attentivement le numéro du fiacre : il voulait, sans doute, retenir ce numéro, à l’aide de ce renseignement retrouver Jérôme, et, de lui, savoir mon nom, si je continuais de le lui cacher. Ceci, pour moi, était fort grave. Je connaissais la probité, l’attachement de Jérôme ; mais il ignorait combien il m’importait que mon véritable nom restât ignoré du prince ; aussi, cédant à des offres considérables, Jérôme pouvait dire simplement que je m’appelais Martin. Malheureusement il m’était impossible de prévenir alors ce brave homme, et je craignais de ne pouvoir l’avertir avant la fin de la nuit, ignorant quels incidents imprévus allait amener mon entrevue avec le prince.

— Voulez-vous avoir la bonté de monter en voiture, Monsieur ? — répétai-je à M. de Montbar.

— Pardon, Monsieur, — me dit-il en passant devant moi.

Je montai après lui.

— Où faut-il conduire Monsieur le marquis ? — me demanda Jérôme au moment de fermer la portière.

— Chez vous, je pense… Monsieur ? — dis-je au prince.

— Soit, chez moi, Monsieur, — me répondit-il après un moment de silence ; — une fois là… je verrai ce que j’aurai à faire.

— Rue de l’Université, — dis-je à Jérôme ; — je vous arrêterai où il faudra.

La voiture se mit en marche.

— Maintenant, Monsieur le marquis, — me dit vivement le prince, — maintenant que, par l’indiscrétion de ce cocher, je sais du moins votre titre, vous ne me cacherez pas votre nom plus longtemps, je l’espère.

— Monsieur, — lui dis-je, — l’entretien qué nous allons avoir est fort grave… fort sérieux…

— Oh ! oui… grave et sérieux, — s’écria-t-il.

— Alors, Monsieur, faites-moi la grâce de m’entendre quelques instants sans m’interrompre ; nous perdions ainsi un temps précieux.

— Parlez, Monsieur.

— Monsieur… vous êtes le plus malheureux des hommes…

— C’est inouï ! — s’écria le prince en bondissant sur sa banquette ; — de la pitié ! maintenant ; allons… soit… Monsieur… j’ai promis de me taire… je boirai le calice jusqu’à la lie.

Puis il reprit avec amertume :

— Inspirer de la pitié !  !

— Non, Monsieur, mais un intérêt sincère…

— Et qui me vaut, Monsieur, l’honneur de votre sincère intérêt ? — me dit le prince d’un ton sardonique et irrité.

— Vos malheurs ! Monsieur.

— Mes malheurs ?… encore ?

— Oui, vos malheurs, Monsieur, et ils sont cruels : vous aimez toujours passionnément Mme de Montbar, vous luttez en vain depuis dix-huit mois contre cet amour ; pour le vaincre vous avez tout tenté… le bien comme le mal, vous ressentez enfin les affreux tourments de la jalousie. Et pourtant hier encore, vous étiez pleurant d’amour et de désespoir devant le portrait de votre femme !

Il y eut sans doute tant d’autorité dans la sincérité de mon accent et dans la vérité des faits que je rappelais au prince, il fut si confondu de me voir instruit de particularités qu’il croyait ignorées de tous, que d’abord sa stupeur ne lui permit pas de me répondre.

— Et c’est parce qu’il vous reste au cœur un ardent et profond amour, — ai-je poursuivi avec une chaleureuse conviction, — que votre position m’intéresse vivement… et croyez-moi, Monsieur, votre position n’est pas désespérée… l’amour vrai… peut enfanter des prodiges… Et déjà, il y a six mois, rougissant enfin de l’oisiveté où votre vie s’était jusqu alors passée, n’avez-vous pas eu un courageux retour vers une vie digne de vous, digne de ce glorieux nom dont vous êtes fier… dont vous devez être fier, Monsieur… car votre aïeul… dont vous avez fait porter le portrait chez vous pour vous inspirer de ses grands exemples…

— C’est à devenir fou, — s’écria le prince, presque avec un accent de frayeur ; — je ne sais si je veille ou si je rêve… Quel est cet homme ? comment sait-il…

— Ce soldat illustre, dont vous descendez, Monsieur, — ai-je dit sans m’arrêter à l’interruption du prince, — le maréchal prince de Montbar a laissé un nom glorieux, vénéré ; pendant la guerre, il a héroïquement combattu pour la France… pendant la paix, prenant en main la cause des déshérités, il a réclamé, obtenu pour eux des droits qu’on leur déniait. Cette magnifique carrière de votre aïeul devait être d’un grand enseignement pour vous, Monsieur… Un jour, vous l’avez compris, un jour, votre noblesse… votre vraie noblesse… celle de l’âme, s’est enfin révoltée contre votre vie stérile, contre ces égarements, au souvenir desquels, ce soir… je vous ai vu écrasé de honte, de douleur, en songeant à ces profanations infâmes que j’ai voulu vous rendre plus frappantes encore, en prenant l’ignoble langage des misérables que vous fréquentiez.

— Mais, Monsieur… que je sache enfin si vous êtes un ami ou un ennemi, — s’écria le prince, ému malgré lui ; — si vous êtes un ami, pourquoi ce mystère ?… Et d’ailleurs, Monsieur, — ajouta le prince, honteux de laisser pénétrer ses impressions, — de quel droit me parlez-vous ainsi ? je ne veux pas que…

— Oh ! vous m’entendrez jusqu’au bout, — m’écriai-je. — En vain vous voulez me le cacher ; vous êtes ému, non de mes reproches, je n’ai pas le droit de vous en faire ; mais de la sympathie que je vous témoigne, en homme de cœur, fait pour comprendre, pour honorer la résolution généreuse que vous aviez prise… car cela était beau et bien, et noble à vous, Monsieur, de vouloir reconquérir l’affection de Madame de Montbar, en vous montrant aussi épris d’elle que par le passé, mais ayant de plus que par le passé une valeur morale qui vous replaçait à votre rang. Hélas ! pourquoi n’avez-vous pas persisté dans cette voie généreuse ?… Pourquoi ce découragement funeste ?

— Pourquoi ? — s’écria le prince, entraîné malgré lui, soit par la force même de cette étrange situation, soit par l’émotion que lui causaient mes paroles, — Pourquoi je n’ai pas persisté ? — Puis s’interrompant brusquement : — Mais je suis fou de vous répondre… Quel droit avez-vous à mes confidences ? qui êtes-vous enfin, Monsieur, vous qui savez mon passé, les particularités intimes de ma vie, les secrets de mon cœur ? Oui, qui êtes-vous, vous qui voulez m’arracher des confidences que je n’ai faites à personne ? vous qui m’amenez à tâcher de me justifier à vos yeux ? vous que je ne connais pas, qui êtes là… dans l’ombre, à côté de moi ; vous enfin que je n’ai jamais vu que vêtu d’un costume ridicule, et la figure cachée sous un masque grotesque ? Encore une fois, suis-je bien éveillé ? Tout ce qui se passe dans cette nuit funeste n’est-il pas un rêve ? Que voulez-vous de moi ? quel est votre dessein ? êtes-vous un ennemi, êtes-vous un ami ? répondez, Monsieur ! répondez !

Puis sans me donner le temps de dire une parole, le prince continua avec une sorte d’égarement :

— Après tout, ami, ennemi, que m’importe… vous savez sur moi de tels secrets, Monsieur, qu’il faut que j’aie votre vie ou que vous ayez la mienne… Et maintenant, puisque vous voulez des confidences, une de plus… que m’importe… demain vous les payerez cher !! Merci d’ailleurs, Monsieur : depuis longtemps cachés, ces affreux chagrins m’étouffaient… l’enfer m’envoie un confident !! eh bien ! oui, j’adore toujours ma femme… et elle me méprise… et elle aime un autre homme… Oui… pour la ramener à moi, j’ai voulu être meilleur… avoir une vie plus digne… Si je n’ai pas persisté dans ces tendances, c’est que je n’ai été ni soutenu, ni encouragé par la seule personne qui aurait pu m’y faire persévérer… et opérer en moi, si elle l’eût voulu, un changement complet ! Mais il est trop tard… La froideur, le sarcasme ont accueilli mes premières tentatives. Alors la résolution m’a manqué, je suis retombé dans cette vie, dont je sens le néant, et que je tâche de rendre supportable, grâce au contraste des sensations brutales que je cherche dans d’ignobles lieux, vivant aujourd’hui à l’hôtel de Montbar, demain allant m’étourdir dans quelque horrible bouge… Eh bien ! oui, ces alternatives ont eu pour moi une sorte de charme puissant… Et vous qui osez me blâmer, est-ce que vous savez seulement comment, et par qui, et pourquoi, j’ai été conduit à ces habitudes de dégradation bizarre ?

L’exaltation du prince était extrême ; elle allait toujours croissant ; je le voyais sur la pente d’une confidence qui pouvait avoir beaucoup d’influence sur ma décision ultérieure ; je craignis par un mot imprudent de le rappeler à lui-même ; je gardai donc le silence ; il poursuivit avec un redoublement d’amertume :

— Il est si facile d’accuser les gens, quand on ne tient compte ni de l’éducation ni des circonstances ! Est-ce que c’est de ma faute à moi, si, orphelin à douze ans, j’ai été élevé par des parents qui étaient restés des gens de 1760 ? À quinze ans je me suis senti une vocation pour l’art militaire, — « Fi donc ! — m’a-t-on répondu, — est-ce qu’un prince de Montbar peut aller s’asseoir sur les bancs d’une école, pêle-mêle avec des bourgeois, et sortir de là pour être commandé par quelque je ne sais qui ? C’est impossible, » Je renonçai donc à l’art militaire. Plus tard, à dix-huit ans, j’eus envie d’entrer dans la diplomatie. Même réponse. — « Les bourgeois ont tout envahi, Est-ce qu’un prince de Montbar peut être l’attaché ou le secrétaire de M. l’ambassadeur je ne sais qui ? Allons donc ! dans ces malheureux temps-ci, un prince de Montbar qui se respecte vit dans ses terres six mois de l’année, voyage pendant deux mois et habite le reste du temps l’hôtel de Montbar. » Me voilà donc oisif, sans carrière, sans avenir maintenant ! Savez-vous qui m’a achevé ? C’est mon vieil oncle, qui ne tarissait pas sur les bonnes parties que faisaient les grands seigneurs d’autrefois en allant à la Galiote ou aux Porcherons, déguisés en manans. « C’était charmant, me disait-il ; nous quittions notre poudre et notre épée pour endosser le bouracan du dernier gredin, nous trouvions aux Porcherons de fraîches petites commères que nous soufflions à leurs rustauds ; même quelquefois il fallait faire le coup de poing ; on tapageait, on se grisait, on s’encanaillait ; c’était charmant. Après avoir été Jean-Pierre ou Jean-Louis, nous redevenions M. le duc, M. le marquis, et, après avoir chiffonné le jupon d’une grisette, nous chiffonnions la jupe d’une duchesse. Ces contrastes étaient délicieux… » — Eh bien ! — reprit le prince, de plus en plus animé, — que voulez-vous que devienne un enfant de dix-huit ans, élevé ainsi, et maître d’une grande fortune, seul, sans guide, oisif, et ne comprenant malheureusement que trop l’espèce de charme bizarre, ignoble, stupide, soit, mais réel, du contraste de ces deux existences si extrêmes ; l’une tout en haut de l’échelle sociale… l’autre tout en bas ? Eh ! mon Dieu ! il finit par se livrer à cette espèce de passion comme d’autres se livrent à la passion du jeu, et c’est ce que j’ai fait, car dans ces contrastes j’ai retrouvé les équivalents de ces alternatives de perte ou de gain qui sont la vie du joueur. Hier, de l’or ; aujourd’hui, la misère… Ainsi de ma passion à moi ! je sortais d’un bouge infect, peuplé de gens patibulaires, avec lesquels je m’étais enivré, et je rentrais chez moi, dans mon hôtel, où m’attendaient de vieux serviteurs respectueux. La nuit… de malheureuses filles en haillons m’avaient tutoyé… je leur avais plu, et le soir dans le monde, ma maîtresse, noble, jeune, charmante, parée de diamants et de fleurs, me disait aussi toi bien bas, à l’abri de son bouquet. Enfin, que vous dirai-je ? au milieu de cette fête splendide, où j’étais venu en brillant équipage, au milieu de ce bal où se pressait la plus élégante aristocratie de l’Europe, je pensais : Moi qui suis ici, parmi mes pairs, j’étais hier, à cette heure, mes vêtements boueux, attablé dans un affreux repaire avec des chiffonniers et le rebut des filles des rues. — Eh bien ! Monsieur, dites que cette passion est absurde, ignoble, dépravée, dégradante, soit… mais au moins avouez que, sans l’excuser, on peut la comprendre, l’admettre, comme la passion du jeu… Eh ! Monsieur, si j’avais le goût de la crapule… pour la crapule… j’y passerais ma vie.

Et le prince s’interrompit un moment, tant son émotion était grande.