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Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/XI

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Administration de librairie (4p. 144-156).

CHAPITRE XI.

Suite du journal de Martin. — Entrevue du prince et de la princesse de Monthar. — Lettre au baron de Noirlieu. — Un cocher formaliste. — L’innocence de la mère de Régina est reconnue. — Réconciliation.

17 février 18…

Il est minuit… me voici seul… cette journée est achevée.

Rassemblons bien mes souvenirs.

Je suis descendu à huit heures pour faire l’appartement de ma maîtresse ; vers les neuf heures, Mlle Juliette est venue me trouver dans le parloir et m’a dit :

— Bonjour, Monsieur Martin ; vous prendrez garde de faire du bruit dans la galerie des tableaux.

— Est-ce que Mme la princesse est indisposée ?

— Un peu… elle a été toute la nuit d’une agitation extraordinaire… elle avait les nerfs si agacés.. qu’elle m’a sonnée e deux fois pour lui préparer de l’eau de fleur d’oranger…

— Hier, pourtant, Madame ne paraissait pas souffrante.

— Elle n’était pas très-bien… elle a passé une partie de la soirée à écrire… et quand elle s’est couchée, elle avait l’air bien abattu. Tenez, Martin, — ajouta tout bas Juliette d’un air mystérieux, — voulez-vous que je vous dise ?

— Eh bien ?

— Il se passe dans la maison quelque chose.

— Quoi donc ?

— Je n’en sais rien… mais je suis sûre que je ne me trompe pas, et qu’il y a quelque anguille sous roche.

— Mais qui peut vous faire supposer cela ?

— Quand ce ne serait que ce que vient de me dire le vieux Louis ! Le prince a fait demander à Madame si elle pouvait le recevoir ce matin ; voilà, depuis bien longtemps, la première fois que Monsieur viendra chez Madame le matin… et puis… la tristesse de Madame… ses nerfs agacés… Je vous dis, Martin, qu’il y a quelque chose.

Le prince suit mes conseils, ai-je pensé, curieux de voir ainsi se dérouler peu à peu devant moi les événements, que j’avais, pour ainsi dire, préparés pendant la nuit.

— Enfin, — dis-je à Juliette, — s’il y a du nouveau, nous verrons bien…

— Nous serons pour cela aux premières loges. Tout ce que je désire, c’est qu’il n’y ait rien de fâcheux pour Madame ; elle est si bonne !… Enfin, — me dit Mlle Juliette en se retirant, — faites toujours le moins de bruit possible dans la galerie de tableaux.

— Soyez tranquille, Mademoiselle.

 

À onze heures et demie, la princesse m’a sonné.

Elle n’était pas en robe de chambre, comme à l’ordinaire, mais habillée. Elle portait une robe noire montante, qui faisait ressortir encore l’excessive pâleur de son visage abattu. Elle paraissait très-préoccupée, très-inquiète ; elle m’a dit :

— M. de Montbar viendra tout à l’heure chez moi… Excepté pour lui, je n’y suis pour personne, absolument pour personne. Vous entendez ?

— Oui, Madame la princesse.

Et comme je me retirais, elle a ajouté :

— Restez dans le salon d’attente pour veiller à cet ordre, et être là si j’ai besoin de vous.

— Oui, Madame la princesse.

Et je me suis éloigné.

J’avais à peine laissé retomber les portières, que j’entendis Régina s’écrier en se parlant à elle-même :

— Au moins tout va se décider… aujourd’hui.

 

D’après l’ordre de ma maîtresse, je suis resté dans le salon, au lieu de monter m’habiller de noir comme d’habitude, et quitter la veste de coutil rayé et le grand tablier blanc à bavolet triangulaire, que je porte pour mon service du matin.

Je me rappelle cette particularité puérile, parce quelle a été cause d’une observation que m’a adressée le prince, observation singulière dans la disposition d’esprit où il devait se trouver, mais qui ne m’étonna cependant que médiocrement, sachant sa sévérité pour la tenue des gens de sa maison.

À midi moins un quart on a sonné, j’ai ouvert.

C’était le prince…

Il tenait à la main le portefeuille que je lui avais remis pendant la nuit… Le prince était, comme Régina, d’une pâleur extrême ; il me fut facile de lire sur son visage la violence des émotions dont il devait être agité.

— Madame de Montbar est chez elle ? — me dit-il avec un accent plus affirmatif, qu’interrogatif ; — puis jetant les yeux sur mon malheureux tablier, il me dit sévèrement : — Il est incroyable qu’à cette heure vous soyez encore en tablier dans le salon de Madame de Monthar…

— Prince… c’est que… Madame…

— Il suffit… pas de raisons, allez vous habiller convenablement, — me dit le prince avec hauteur en m’interrompant. Puis il ajouta : — Madame de Montbar est chez elle ?

— Oui, prince…

Et il entra précipitamment dans le premier salon dont il ferma la porte.

J’ai eu tort de m’étonner de ce que le prince, au moment d’avoir avec sa femme un entretien de la dernière importance, eût pensé à remarquer l’inconvenance de mon costume, car, je puis le dire, presque aussi intéressé que lui dans l’entretien qu’il allait avoir avec la princesse, je n’ai pu résister au singulier plaisir de m’appesantir sur cette idée :

— Quel étonnement pour le prince, — ai-je pensé, — s’il savait que ce pauvre valet, auquel il vient de parler avec une si dédaigneuse dureté, est ce même homme à qui ce matin, à trois heures, il demandait presque comme une grâce de lui serrer la main, et auquel il exprimait si amèrement son regret de ne pouvoir nouer avec lui une inaltérable amitié !…

Je l’avoue, la joie puérile que m’a causée cette singularité m’a distrait un moment des graves intérêts auxquels j’avais tant de part ; mais bientôt, ramené à des pensées plus sérieuses, J’ai écouté moralement, si cela peut se dire, ce qui se passait dans le parloir entre le prince et sa femme, car matériellement je ne pouvais rien entendre ; toute tentative à ce sujet eût été imprudente… Et d’ailleurs… à quoi bon… ne savais-je pas le sujet… presque les termes de cet entretien ?

J’étais là, me disant : À ce moment sans doute Régina doit parcourir ces lettres que j’ai traduites avec tant de peine ; peut-être elle porte ses lèvres à cette petite médaille qui a appartenu à sa mère… peut-être enfin elle lit d’un regard avide le résumé clair et rapide de cette mystérieuse aventure, écrite par moi d’une écriture soigneusement contrefaite.

Je touchais enfin à ce but poursuivi depuis si longtemps. Malgré moi une sorte de rapide hallucination me présentait toutes les phases de mon amour, depuis ma première entrevue avec Régina dans la forêt de Chantilly… jusqu’à aujourd’hui ; en résumant ainsi l’active influence qu’il m’avait été donné d’exercer sur la vie de cette belle jeune femme, si hautement placée, j’ai songé avec une sorte de frayeur que ces joies si pures que je goûte à cette heure, j’avais été sur le point, dans ma sauvage ardeur sensuelle, de les sacrifier à une violence infâme qui m’eût conduit à l’ignominie ou au suicide.

Mais combien j’ai eu à lutter, à souffrir… combien, hélas ! j’aurai à souffrir encore !… car j’aime toujours Régina… je l’aime plus passionnément que jamais. Oh ! cet amour ne finira qu’avec ma vie…

Soudain la sonnette de la princesse a violemment retenti ; j’ai couru au parloir. Au moment où j’allais y entrer, j’ai entendu ces mots dits par Régina à son mari avec entraînement :

— Ah ! Georges le dévouement de ma vie tout entière ne m’acquittera jamais envers vous !

J’ai craint, en entrant aussitôt, de laisser deviner mon émotion, car ces paroles de Régina, ou plutôt le sentiment d’ineffable reconnaissance qu’elles exprimaient, n’était-ce pas au vengeur de la mémoire de sa mère et par conséquent à moi… qu’elles s’adressaient ? Je suis donc resté une seconde derrière les rideaux des portières : puis, les soulevant à demi :

— Madame la princesse a sonné ?

— Oui… attendez… — m’a-telle dit vivement, en ployant en hâte une lettre qu’elle venait d’écrire, Les joues de Régina étaient colorées, ses yeux, humides de larmes, brillaient d’une joie radieuse.

Le prince, debout devant la cheminée, et extrêmement pâle, se trouvait sous l’empire d’une émotion telle, que je remarquai le tremblement involontaire dont toute sa personne était agitée ; pourtant, malgré ces tressaillements, malgré cette pâleur, un bonheur contenu se lisait sur ses traits… Il espérait… sans doute.

Régina, finissant de cacheter une lettre qu’elle venait d’écrire, m’a dit d’une voix pour ainsi dire palpitante de joie :

— Cette lettre… chez mon père… à l’instant et à lui-même, entendez-vous ? à lui-même. Ma voiture est attelée… prenez-la… pour être plus tôt arrivé… Ne perdez pas une minute… pas une seconde…

— Je ferai observer à Madame la princesse…

— Quoi ? — me dit-elle impatiemment.

— Que peut-être M. Melchior ne voudra pas me laisser arriver jusqu’à M. le baron…

— C’est vrai, — dit Régina, en se retournant vers son mari ; — vous le voyez bien, il vaut mieux que j’y aille moi-même. Faites vite avancer ma voiture, — me dit-elle.

— Je vous assure, — dit le prince, — que, dans l’état de faiblesse où est votre père, votre présence inattendue, et surtout… dans cette circonstance, — ajouta-t-il en appuyant sur ce mot, — peut lui causer la plus dangereuse révolution. Votre lettre, au contraire, le préparera à votre visite… et cela vaudra infiniment mieux pour lui… croyez-moi.

— Vous avez peut-être raison… Mais pourtant si Melchior, et vous connaissez cet homme, ne veut pas laisser arriver Martin me de mon père ?

— J’irais bien moi-même, — dit le prince en réfléchissant, — mais l’inconvénient serait le même… Je m’y résoudrai pourtant si votre lettre ne peut être remise entre les mains de votre père. Mais il me paraît impossible qu’elle ne le soit pas. Puis, s’adressant à moi, M. de Montbar me dit impérativement :

Il faut que vous remettiez cette lettre entre les mains de M. de Noirlieu, entendez-vous ?… il le faut

— Prince… je tâcherai, — dis-je humblement.

— Il ne s’agit pas de tâcher, — reprit le prince avec hauteur, — il faut que cela soit. Vous insisterez auprès de Melchior ; vous exigerez, en lui disant que vous avez l’ordre de Madame de Montbar… et à moins que vous ne soyez d’une maladresse sans pareille…

— Prince… ce ne sera pas ma faute si je ne…

— Assez… — me dit durement M. de Montbar.

— Partez vite, Martin, et faites tout votre possible, — m’a dit la princesse avec bonté, trouvant sans doute le prince bien sévère pour moi ; — d’une façon ou d’une autre, revenez ici en toute hâte. Et je vous l’ai dit, prenez ma voiture.

— Oui, Madame la princesse.

— Et montez-y convenablement, — ajouta le prince.

Et comme je le regardais, ébahi de cette recommandation, il haussa les épaules et me tourna le dos.

À peine étais-je sortit du parloir, que j’entendis M. de Montbar dire à Régina, en parlant évidemment de moi :

— Mais il est stupide !

— Ce n’est pas un aigle… mais il est probe et zélé, — a répondu ma maîtresse.

La dureté du prince à mon égard n’avait pas été au delà des bornes d’une de ces réprimandes, un peu trop sévères peut-être, que l’on adresse journellement à mes pareils ; mais le cœur de l’homme est ainsi fait, ou plutôt l’habitude de la réflexion et de l’observation était portée chez moi à un tel point, que j’eus d’abord un vif ressentiment des hautaines paroles de M. de Montbar ; bien plus, d’un point de départ aussi puéril en apparence, j’arrivai d’induction en induction à me demander si le prince était vraiment digne de la généreuse commisération et de l’affectueux intérêt dont je lui avais donné tant de preuves pendant la nuit ; s’il méritait enfin le service immense que je lui avais rendu en lui confiant les papiers de famille qui avaient déjà eu tant d’influence sur ses relations avec la princesse.

Je me demandai cela, non pas parce que M. de Montbar m’avait traité durement et trouvé stupide, non pas parce qu’au moment de son entrevue avec Régina, entrevue capitale pour lui (ceci m’est alors aussi revenu à l’esprit), il avait pu songer à me reprocher rudement l’inconvenance de mon tablier du matin, mais parce qu’un homme aussi heureux que me semblait l’être M. de Montbar, après avoir entendu la princesse lui dire que le dévouement de sa vie entière ne suffirait pas à l’acquitter envers lui, devait, selon moi, dans un pareil moment, ne trouver, même pour ses serviteurs en faute, que des paroles d’indulgence, de bonté… car ceux-là chez qui le bonheur n’éveille pas de sentiments remplis de mansuétude, ceux-là ne sont pas complétement dignes d’être heureux.

En réfléchissant à ce jugement que je portais sur M. de Montbar, je me demandai encore si, malgré moi, et à mon insu, je n’obéissais pas à un ressentiment d’amour-propre blessé, si ma susceptibilité n’aurait pas été irritée par la dure réprimande du prince.

En vain je me suis interrogé sévèrement à ce sujet : la dureté de M. de Montbar, en tant que symptôme et en m’isolant complétement, m’a laissé une impression mauvaise sur la bonté de son cœur.

 

Toutes ces pensées me sont venues en moins de temps qu’il ne m’en faut pour les écrire. Je descendais de ma chambre où j’étais allé me vétir convenablement (ainsi que disait le prince) pour me rendre chez M. de Noirlieu, lorsque je rencontrai le bon vieux Louis, tout joyeux de la joie que son maître n’avait pas sans doute cachée devant lui ; la rencontre venait à propos, car je me trouvais très-embarrassé au sujet de la recommandation du prince, qui m’avait dit de monter convenablement dans la voiture de sa femme.

— Monsieur Louis, — lui dis-je, — j’ai à vous demander vite un conseil.

— De quoi s’agit-il, mon cher ami ?

— Madame la princesse m’envoie chez son père avec une lettre si pressée, si importante, à ce qu’il paraît, que j’ai ordre de prendre la berline de Madame. Dois-je monter derrière, à côté du cocher ou dans la voiture ?…

— Dedans, mon cher ami, dedans, — me répondit le vieux Louis d’un air capable, — car vous n’êtes pas de livrée, vous êtes chargé d’une commission très-importante… C’est comme lorsque le prince m’a envoyé porter la corbeille de mariage chez mademoiselle de Noirlieu… je suis monté avec le coffret de diamants dans la berline attelée en gala. Mais, bien entendu, selon le respect que l’on doit à ses maîtres, je ne me suis assis que sur le devant de la berline, tandis que les autres présents suivaient dans le coupé aussi attelé en gala. C’est donc dedans, mon cher ami… qu’il faut monter.

— Merci, Monsieur Louis.

J’allais courir aux écuries, lorsque le formaliste vieillard me retint par le bras et me dit en paraissant attacher la plus grande importance à cette recommandation :

— Et surtout, je vous le répète, ne vous asseyez que sur le devant de la voiture ; sans cela vous prendriez une liberté impardonnable…

— Soyez tranquille, Monsieur Louis ; maintenant que vous m’avez averti, je suis incapable d’un pareil manque de respect.

J’avais déjà descendu quatre marches lorsque le vieux Louis me rappela d’un air effaré en s’écriant :

— Martin… écoutez donc !… Ah ! mon Dieu, j’avais encore oublié cela…

— Quoi donc, Monsieur Louis ?

— Et surtout… surtout… recommandez bien à maître Johnson (c’était le premier cocher du prince), recommandez-lui bien, s’il l’oubliait, ce que je ne crois pas, il a servi dans de trop bonnes maisons pour cela, de lever, lorsque vous serez monté, les persiennes de la voiture par-dessus les glaces des portières, absolument comme lorsqu’il revient à vide.

— Et pourquoi donc cela, Monsieur Louis ? — ajoutai-je, curieux de savoir la cause de cette autre coutume d’étiquette sans doute.

— Parce que, lorsque l’on voit levées les persiennes d’une voiture et qu’il n’y a pas de valet de pied derrière, cela signifie que les maîtres ne sont pas dans le carrosse. Comprenez-vous… l’importance de la chose ?

— Certainement, Monsieur Louis, et je ne l’oublierai pas, — dis-je en descendant rapidement l’escalier, pendant que, penché sur la rampe et faisant de ses deux mains un porte-voix, Louis me répétait à demi-voix :

— Et surtout… asseyez-vous sur le devant.

— Oui, monsieur Louis, — lui dis-je aussi à demi-voix, et je me dirigeai vers les écuries.

La berline était attelée, les palefreniers veillaient à la tête des chevaux, car Monsieur le premier cocher n’attelait jamais lui-même, et ne montait sur son siège qu’au dernier moment. Du reste, Monsieur Johnson, en véritable cocher anglais, était, ainsi que l’avait prévu le vieux Louis, scrupuleux observateur de l’étiquette ; je n’eus besoin de lui faire aucune recommandation, car, apprenant que je montais dans la berline, il ordonna aussitôt à l’un de ses gens d’écurie de lever les persiennes. Ceci fait, l’un des palefreniers lui remit son fouet, l’autre les guides, jusqu’alors repliées sur l’une des sellettes des harnais, et l’important personnage, presque aussi gros que Monsieur Dumolard, et dont la large face rubiconde était encadrée d’une perruque blanche à boudins, monta pesamment sur son siège, et nous partîmes pour le faubourg du Roule, où demeurait Monsieur de Noirlieu.

Du reste, fidèle à mon devoir, je m’assis consciencieusement sur le devant de cette voiture vide ; malgré mes préoccupations je n’ai pu m’empêcher de sourire en songeant au déploiement de toutes les formalités domestiques à propos de ma montée dans la voiture de la princesse, et, comme point de comparaison extrême, je me suis rappelé le docteur Clément, cet homme si grand par le cœur et par la pensée, ce millionnaire sublime, me faisant, au sortir de l’Hôtel-Dieu, asseoir à ses côtés dans son fiacre, et avec quelle respectueuse émotion je pris place près de fui.

Et c’est pourtant dans la minutieuse observance d’une foule de coutumes oiseuses, de distinctions puériles, dont j’avais fait l’apprentissage pendant mon séjour à l’hôtel de Montbar, que beaucoup de gens, et même de très-bons esprits, voient ce qu’ils appellent les bases de la hiérarchie sociale… les conditions indispensables du respect des petits envers les grands… C’est une grave erreur. J’ai mille fois entendu avec quelle suprême insolence, avec quelle satirique audace, il était parlé des maîtres les plus inexorables sur l’observance du code domestique, tandis que d’autres maîtres d’une affabilité familière, savaient pourtant, par le seul ascendant d’un noble et grand caractère, ou d’une haute valeur personnelle, imposer à leurs serviteurs des habitudes de déférence, de respect, absolument égales en la présence ou en l’absence du maître, d’où j’ai conclu encore, d’après mon expérience personnelle, que rien n’est plus faux que le fameux axiome :

Il n’est pas de héros ou de grand homme pour son valet de chambre.

De faux grand homme, de faux héros, soit ; mais la véritable grandeur d’âme ou d’esprit s’impose, au contraire, peut-être davantage encore dans l’intimité domestique. Je n’oublierai jamais avec quelle vénération touchante un simple et honnête garçon qui était au service de M. le vicomte de Chateaubriand, me parlait de cet homme illustre, aussi admirable par le cœur, par le caractère, que par le génie.

Mon Dieu ! quand nous parlons de M. le vicomte, — me disait ce digne garçon avec une naïveté charmante, — nous en parlons toujours comme s’il nous écoutait ! (Historique.) Hélas ! Mademoiselle Astarté traitait bien autrement son ministre et sa ministresse, qu’ils fussent là ou qu’ils n’y fussent pas.

C’est à dessein, et non sans lutte, que je m’appesentissais sur ces réflexions, sur ces souvenirs, pendant mon trajet de l’hôtel de Montbar chez M. de Noirlieu… Je voulais échapper à des pensées que je ne sentais que trop sourdre en moi, car la voiture où je me trouvais était celle de Régina, et, là encore, j’aspirais ce parfum particulier aux vêtements de ma maîtresse, philtre toujours enivrant… toujours dangereux pour moi.

 
 

Nous arrivâmes chez M. de Noirlieu ; je laissai la voiture à la porte, j’entrai, et, comme toujours, Melchior s’apprêtait à me donner sa courte audience sur le perron du vestibule,

— Monsieur Melchior, — lui ai-je dit, — j’ai une lettre de Madame la princesse à remettre à M. le baron… à lui-même !… ce sont les ordres de ma maîtresse.

Le mulâtre sourit dédaigneusement et haussa les épaules.

— Il ne s’agit pas, Monsieur Melchoir, de hausser les épaules, — dis-je en élevant la voix, — la commission dont Madame m’a chargé est si importante et si pressée, qu’elle m’a dit de prendre sa voiture.

— Sa voiture ! — dit Melchior très-surpris.

— Oui, j’en descends à l’instant même : elle est à la porte… ainsi conduisez-moi à l’instant auprès de M. le baron, à l’instant.

— Impossible ! — me répondit rudement Melchior.

— Impossible ?…

— M. le baron est souffrant et ne reçoit personne.

— Écoutez-moi bien, Monsieur Melchior, — m’écriai-je, impatienté de ce mauvais vouloir, — si, à l’instant, vous n’obéissez pas… aux ordres de ma maîtresse…

— Eh bien ?

— Je vous prends par les deux épaules, comme cela, — et je fis ce que je disais, — je vous fais tourner comme ceci, — et j’agis en même temps que je parlais ; — puis j’entre dans la maison en appelant de toutes mes forces M. le baron… il me répondra… et je lui remettrai ma lettre.

Ce disant, je fis en effet pirouetter Melchior, qui, par son âge et sa stature, ne pouvait lutter avec moi, et je m’élançai dans la maison, en criant de toutes mes forces :

— Monsieur le baron ! Monsieur le baron !

— Malheureux ! — dit le mulâtre en courant après moi, — vous tairez-vous…

Mais, déjà engagé dans un long corridor, je redoublais mes appels, en prêtant l’oreille de temps à autre. Enfin, j’entendis une voix faible s’écrier :

— Quel est ce bruit ? qui m’appelle ? qu’est-ce que cela ? Melchior… Melchior… où es-tu ?

Je traversai un salon, j’ouvris une porte, je me trouvai en présence de M. de Noirlieu, qui venait de se lever du fauteuil où il était assis.

Le mulâtre, pâle de rage, arrivait derrière moi ; je me hâtai de donner la lettre de la princesse au baron, en lui disant :

— Monsieur le baron… c’est une bonne nouvelle, sans doute, car Madame avait si grande hâte de vous la donner, qu’elle m’a envoyé dans sa voiture…

Et pendant que M. de Noirlieu décachetait la lettre d’une main tremblante, j’ajoutai :

— Je demande pardon à Monsieur le baron du bruit que j’ai fait pour parvenir jusqu’à lui ; mais Monsieur Melchior n’a pas voulu me laisser arriver auprès de Monsieur le baron… et…

Monsieur de Noirlieu ne me laissa pas achever. À peine eut-il lu la lettre de Régina, lettre très-courte sans doute, qu’il pâlit, rougit, trembla, donna enfin les signes de la plus profonde émotion et s’écria d’une voix entrecoupée :

— Mon Dieu… elle dit en être sûre !… une révélation… aujourd’hui !… je pourrais l’aimer encore… l’aimer toujours. Ah ! c’est trop à la fois… si cela était vrai… Mais non… non… c’est impossible… pourtant elle ne demande qu’à venir… pour me convaincre… pour me prouver…

Et le vieillard, dont les larmes coulèrent, mettant ses deux mains sur son visage, se laissa retomber dans son fauteuil.

— Monsieur le baron… qu’avez-vous ? — s’écria Melchior, en courant à son maître.

Et il ajouta, en me jetant un regard furieux :

— Voyez-vous, misérable, ce que vous avez fait…

— Je crois qu’il n’y a pas de mal, Monsieur Melchior, — lui dis-je, — au contraire…

En effet, cette première émotion passée, le vieillard, se levant droit, la démarche ferme, au lieu d’être affaissé par le chagrin ainsi que je l’avais vu jusqu’alors, dit à Melchior :

— Vite… mon chapeau… un manteau.

—Comment ! — dit Melchior stupéfait, — Monsieur le baron… veut…

Et, sans lui répondre, M. de Noirlieu me dit :

— La voiture de ma fille… — et il s’arrêta un moment sur le mot comme s’il éprouvait un bonheur extrême à le prononcer.

— La voiture de ma fille est là ? — reprit-il.

— Oui, Monsieur le baron.

— Elle n’y serait pas, d’ailleurs, que je l’attendrais, — se dit-il à lui-même. — Allons…

Puis se retournant vers Melchior :

— Eh bien ! ce chapeau ? ce manteau ?

— Comment ! — dit le mulâtre, — Monsieur le baron est en robe de chambre, et il veut…

— J’ai bien le temps de m’habiller ! — répondit le vieillard, — Voyons, vite, un chapeau… un manteau.

— Mais, Monsieur le baron, — dit le mulâtre, ce n’est pas sérieusement que…

— M’avez-vous entendu ? — dit le baron en se redressant et d’une voix si résolue, si impérieuse, que le mulâtre sentit qu’il eût été pour lui dangereux d’insister plus longtemps.

— Vous m’apporterez ce que je vous demande, dans la voiture, — dit le vieillard à Melchior. — Je ne veux pas perdre une seconde.

Et il marcha devant moi d’un pas si alerte, si assuré, que j’avais peine à le suivre. Il descendit le perron avec une légèreté juvénile. Melchior arriva tout essoufflé, le manteau sur le bras et le chapeau à la main, au moment où le baron, peu soucieux d’être vu nu-tête et vêtu d’une redingote de flanelle grise, allait sortir dans la rue. À peine il donna à Melchior le temps de lui jeter le manteau sur les épaules. J’ouvris la portière, 11 s’élança dans la voiture, et me dit :

— Vite… vite… à l’hôtel.

Monsieur de Noirlieu avait compté sans l’étiquette.

Monsieur le premier cocher était resté sur son siège dans une immobilité automatique, ses guides dans sa main gauche, le manche de son fouet appuyé sur son genou droit.

— Vite à l’hôtel ! — lui dis-je.

Mais Monsieur Johnson, maintenant toujours ses chevaux en place, et regardant toujours devant lui, me répondit, impassible, avec son flegme britannique, sans même tourner la tête de mon côté :

— Bas les persiennes…

— Mais, Monsieur Johnson…

— Bas les persiennes… pour le gentleman, — me répondit-il, sans plus bouger qu’un homme de cire.

Je compris alors que Monsieur de Noirlieu, me remplaçant dans la berline, l’étiquette voulait que les persiennes, levées pour moi, fussent baissées pour un gentleman, comme disait Monsieur Johnson ; aussi, à la cruelle impatience du baron, je rouvris la portière pour accomplir la formalité voulue ; en suite de quoi la voiture partit subitement comme par la détente d’un ressort ; je montai cette fois modestement derrière… après avoir recommandé au cocher d’aller très-vite, recommandation accueillie d’ailleurs par M. Johnson avec une souveraine indifférence ; il craignait avant tout de désunir, en la pressant, l’allure lente, régulière, admirablement cadencée de ses grands et magnifiques carrossiers ; d’ailleurs, ce précieux cocher savait sans doute ce que j’avais entendu souvent dire à l’hôtel : — « Que rien ne sentait plus son bourgeois, son homme de Bourse ou de négoce, qu’une voiture qui, brûlant le pavé, avait ainsi l’air de courir les affaires, le bon goût voulant au contraire que l’homme de loisir n’eût jamais l’air pressé… »

M. de Noirlieu dans sa dévorante impatience d’arriver auprès de sa fille, dut maudire l’inexorable savoir-vivre de M. Johnson, car nous mîmes plus d’une demi-heure à nous rendre du faubourg du Roule à l’hôtel de Montbar.

Enfin la voiture entra dans la cour, j’ouvris la portière à M. de Noirlieu ; il monta si rapidement l’escalier que j’eus à peine le temps de le rejoindre, et de le précéder chez la princesse. J’arrivai cependant encore à temps pour pouvoir annoncer avec un sentiment de glorieux bonheur :

— M. le baron de Noirlieu.

— Mon père… — s’écria Régina en voyant entrer M. de Noirhieu, — et elle se jetait dans ses bras au moment où j’ai laissé retomber les rideaux des portières.