Aller au contenu

Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/XXI

La bibliothèque libre.
Administration de librairie (4p. 269--).

CHAPITRE XXI.

L’expiation. — Nouvel aspect de la Sologne. — Le château du Tremblay. — Anciennes connaissances. — Claude Gérard, Martin, M. Duriveau, dame Perrine, la Robin, Bruyère, Petit-Pierre, Martin, dame Chervin. — L’Association. — Lettre du Roi.

Plus d’une année s’était écoulée depuis la mort de Basquine et de Bamboche.

Le mois d’octobre touchait à sa fin.

Un voyageur qui eût, environ quinze mois auparavant, parcouru cette partie de la Sologne où s’est passée l’exposition de ce récit, et qui, à l’époque où nous sommes arrivés, aurait traversé cette même contrée, se serait demandé par quel prodige il la voyait, pour ainsi dire, complétement métamorphosée.

En effet, en quinze mois au plus, ces cinq ou six lieues de territoire, qui appartenaient à M. Duriveau, ce pays jadis si misérable, si désert, si inculte, si fiévreux, et tellement envahi par les eaux stagnantes, que leurs exhalaisons étaient devenues presque mortelles pour les rares habitants des métairies, ce pays, disons-nous, avait absolument changé non-seulement d’aspect, mais, si cela peut se dire, de nature…

Plus de ces brumes humides, pestilentielles, qui couvraient, dans une immense étendue, ces landes à demi submergées sous les eaux croupissantes ; plus de sol noirâtre, spongieux, couvert çà et là de chétives bruyères, dans lequel bêtes et gens enfonçaient jusqu’aux genoux ; plus de ces plaines sans fin, nues, arides, désolées, à travers lesquelles erraient çà et là quelques maigres bestiaux cherchant une pâture insuffisante au milieu des genêts et des ajoncs, pendant que de pauvres petits bergers, en haillons et tremblant la fièvre, traînaient leurs pas languissants à la suite de leurs chétifs troupeaux ; plus de ces marais à l’onde épaisse, immobile et couleur de plomb, où se reflétaient parfois les murailles crevassées de quelque misérable métairie, bâtie de boue, et couverte d’une toiture de chaume à demi effondrée…

Tout enfin, dans ce pays, en peu de temps, avait changé, tout… jusqu’à l’air que l’on y respirait… air alors aussi salubre, aussi pur, aussi léger qu’il était autrefois pesant et méphitique.

Bientôt le voyageur aurait eu le secret de cette incroyable métamorphose, en remarquant de larges canaux maçonnés en brique, coupés çà et là par des ponts à la fois élégants et solides, sous lesquels coulaient incessamment des eaux abondantes, alimentées par des conduits souterrains, dont la pente, habilement calculée, amenait constamment dans ces canaux, artères principales, les eaux stagnantes qui, faute d’écoulement, submergeant, détrempant, pourrissant le sol, depuis des siècles, le frappaient d’infection et de stérilité.

Enfin, ô prodige du travail et de l’intelligence de l’homme ! secondées par le capital, ces eaux, naguères le fléau de ce pays, comptaient alors parmi sa richesse… Sortant des canaux, elles affluaient dans d’immenses bassins naturels formés par plusieurs étangs, conservés en raison de l’élévation relative de leur niveau ; puis, de là, remontant dans de vastes réservoirs, à l’aide de moulins à vent d’un mécanisme aussi simple qu’ingénieux[1], elles pouvaient se distribuer selon les besoins de l’agriculture, par mille conduits d’irrigation.

Ainsi ces terrains immenses que nous avons vus, au commencement de ce récit, boueux, méphitiques, incultes, étaient déjà complétement assainis, défrichés, et, dans beaucoup d’endroits, façonnés pour les ensemencements d’automne…

Et non-seulement sur ces cinq ou six lieues carrées de territoire que possédait M. Duriveau, le sol avait ainsi été métamorphosé, mais encore les habitations… et, chose plus admirable encore… les habitants… jadis si hâves et si maladifs, étaient devenus florissants de santé.

Sur toute l’étendue des immenses propriétés du père de Martin, eu on ne voyait plus une seule de ces métairies… ou plutôt de ces tanières horribles où s’étiolait une race abâtardie par les fièvres et par les plus dures privations.

Le petit village du Tremblay lui-même, composé d’environ deux de cents masures non moins délabrées que les métairies, avait aussi disparu et ne contrastait plus par sa misérable apparence avec le magnifique château du comte Duriveau.

Ce château lui-même avait subi une complète transformation.

Le corps de logis principal avec ses deux ailes en retour était resté debout, et l’on avait prolongé ces deux ailes de façon à composer un immense parallélogramme, en les réunissant par de nouveaux bâtiments qui, faisant face au principal corps de logis, reliaient ainsi ces deux ailes à leur extrémité.

Une large galerie de briques suivant intérieurement les lignes de ce parallélogramme, formait une terrasse au premier étage, et, au rez-de-chaussée, un abri qui permettait de circuler autour de ces vastes constructions, sans craindre le soleil ou la pluie.

Tout le terrain, renfermé dans l’intérieur des bâtiments, était distribué en un jardin d’agrément ; ses massifs, ses quinconces, divisés par des allées, aboutissaient tous à un rond-point où s’élevait une fontaine jaillissante ; cette espèce de monument de pierre et de fonte d’un style simple et sévère, se terminait par un ornement sphéroïde sur lequel on lisait en grandes lettres cette inscription, maxime favorite du docteur Clément, citée dans les Mémoires de Martin :

nul n’a droit au superflu
tant que chacun n’a pas le nécessaire.

La nuit, ce jardin, ces arcades, ainsi que les bâtiments, étaient éclairés par le gaz, dont la vive lumière rayonnait aussi çà et là, dans une partie du parc planté d’une futaie séculaire que l’on avait conservée et qui s’étendait derrière le château.

Enfin, à droite de ce parallélogramme, parmi de nombreux bâtiments ajoutés extérieurement, se dressaient les immenses cheminées de plusieurs machines à vapeur, destinées soit à abréger ou faciliter certains travaux, soit à élever dans de vastes réservoirs les eaux qui circulaient dans toutes les parties de cet immense établissement.

Nous l’avons dit, le mois d’octobre touchait à sa fin. Il faisait une de ces tièdes et charmantes journées assez fréquentes en automne.

Une voiture légère, espèce de phaéton, attelée de deux chevaux de modeste apparence, mais agiles et vigoureux, s’arrêta sur le point culminant d’une route nouvellement ouverte et d’où l’on découvrait les constructions dont nous venons de parler.

Un homme et une femme, jeunes encore, étaient dans l’intérieur de la voiture dont l’homme conduisait lui-même l’attelage ; tandis que, sur le siège de derrière, se tenaient assis un petit domestique d’une quinzaine d’années et une femme de chambre ; deux malles de cuir placées sur la caisse de devant du phaéton, annonçaient que M. et Madame Just Clément (tel était le nom de ces personnages) voyageaient à petites journées.

— Mon ami, quelle peut donc être la destination de ces immenses bâtiments ? — demanda Régina à son mari, — Vois donc… c’est un coup d’œil magnifique.

— En effet, — répondit Just en paraissant partager la surprise et l’admiration de sa femme, — est-ce un château, est-ce une exploitation rurale, est-ce une manufacture ? je ne sais… Et puis, l’on dirait que tout le pays que nous parcourons a subi depuis quelque temps une transformation complète. Ces canaux de construction récente… ces ponts nombreux, ces barrières fraîchement peintes, ces routes parfaitement établies, et dont plusieurs sont à peine terminées, ces chemins nouvellement plantés d’arbres, ces immenses défrichements, tout annonce une incroyable activité de travail.

— Et cependant, nous n’avons rencontré personne sur notre route… Cela est étrange… n’est-ce pas, Just ?

— C’est très-singulier, en effet, Régina… mais, si lu veux, nous allons suivre cette route qui paraît aboutir aux bâtiments de l’aile gauche, et là, en notre qualité de voyageurs touristes et curieux, nous demanderons et nous saurons, sans doute, la destination de ce magnifique établissement.

— Et, peut-être, — dit Régina, — nous permettra-t-on de le visiter.

— Je n’en doute pas, Madame, — répondit gaiement Just, — si vous vous chargez de présenter cette requête.

— Allons, allons, Monsieur le flatteur, — répondit Régina non moins gaiement, — dirigez nos pauvres chevaux vers ce palais enchanté.

— J’obéis, — dit Just en regardant sa femme avec tendresse, — et maintenant c’est à toi, jolie fée Charme des-Yeux, d’user de ta toute-puissance pour faire tomber les obstacles qui pourront s’opposer à notre curiosité.

— Malgré mon peu de foi dans mon rôle de fée, nous essayerons, Monsieur… — répondit Régina en souriant ; puis elle ajouta :

— Mais sérieusement, mon bien-aimé Just, avoue que rien n’est plus charmant que notre indépendante manière de voyager à travers ce pays solitaire. Si nous avions suivi la grande route, nous aurions perdu cette bonne aubaine pour notre curiosité.

Au bout de dix minutes environ, la voiture de Just et de Régina fit halte devant la porte d’une cour immense, clôturée de barrières peintes en vert, et qui longeait une des parties latérales du parallélogramme.

Just s’était arrêté à cet endroit au lieu de poursuivre son chemin jusqu’à l’entrée principale du palais, ainsi que disait Régina, parce qu’à la porte de la cour dont nous parlons, Just venait d’apercevoir une femme qu’il comptait interroger.

Cette femme, robuste et jeune encore, était simplement mais parfaitement vêtue d’une robe de futaine de couleur foncée ; d’un bonnet à la paysanne d’une blancheur éblouissante, chaussée de bons bas de laine et de souliers de cuir bien propres ; elle portait autour du cou, et non sans une certaine fierté, par-dessus son fichu de cotonnade rouge, un cordonnet de soie bleue, à laquelle pendait une petite médaille d’argent.

Les traits rudes, hâlés de cette femme, étaient loin d’être beaux ; mais sa figure pleine, vermeille, annonçait la santé, la franchise et la bonne humeur.

Hâtons-nous de prévenir le lecteur que, dans cette virile créature, il retrouve une de ses anciennes connaissances : la brave Robin, qu’il a vue vêtue d’ignobles haillons, alors qu’elle était fille de vacherie chez le métayer maître Chervin que le comte Duriveau avait si impitoyablément chassé de sa ferme.

À la vue de la voiture dont Just et Régina descendirent pendant que le petit domestique gardait les chevaux, la bonne Robin s’avança courtoisement et peut-être aussi un peu curieusement vers les visiteurs.

— Pourrions-nous savoir, Madame, — lui dit Just en la saluant avec une parfaite politesse, — à qui appartiennent ces magnifiques bâtiments ?

— À moi… Monsieur, — répondit naïvement la Robin en faisant sa plus belle révérence.

— Comment ! à vous ? — s’écria Just sans cacher sa surprise, — Ces magnifiques bâtiments sont à vous ?

— Oui, Monsieur, — reprit la Robin sans la moindre fierté, — c’est à moi… et c’est aussi… à Petit-Pierre que voilà.

Petit-Pierre était une autre de nos connaissances, c’est-à-dire le petit vacher que nous avons vu pâle, les yeux caves, éteints, les lèvres blanches, à peine vêtu, marchant pieds nus, épuisé par les fièvres qui le minaient depuis sa naissance ; mais au moment où nous le revoyons, le petit vacher est méconnaissable, il n’est plus pâle, le sulfate de quinine[2], habilement administré à plusieurs reprises, a depuis longtemps coupé les fièvres. Une nourriture saine, des vêtements chauds, de bonnes chaussures, une habitation salubre, et surtout le complet assainissement du pays, ont assuré la guérison de l’enfant ; et il eût été impossible de reconnaître le pauvre petit vacher de la métairie du Grand-Genévrier dans ce jeune garçon bien vêtu, à la joue rebondie, aux yeux pétillants, à la démarche vive et alerte.

Petit-Pierre traversait la cour au moment où, le désignant à Just et à Régina, la brave Robin le citait comme l’un de ses co-propriétaires. L’enfant, croyant que la Robin l’appelait, s’avança de quelques pas ; puis, soudain, il s’arrêta timidement à l’aspect des étrangers.

Just, de plus en plus étonné, dit à la Robin :

— Ainsi, ce jeune garçon est, ainsi que vous, Madame, propriétaire de cet établissement ?

— Oui, Monsieur, et aussi propriétaire de toutes les terres, de tous les bestiaux, de tous les chevaux, de toutes les volailles, de toutes les récoltes… enfin, il est propriétaire de tout, quoi… ni plus ni moins que moi… et que les autres !

— Ah !… vous et lui n’êtes pas les seuls maîtres de tous ces biens ? — demanda Régina, en échangeant avec Just un regard qui semblait dire : Cette pauvre créature n’est pas dans son bon sens. — Aussi reprit-elle :

— Il y a d’autres propriétaires encore ?…

— Je crois bien, Madame… nous sommes en tout sept cent soixante-trois associés-propriétaires.

— Sept cent soixante-trois propriétaires ? — dit Régina en souriant… — c’est beaucoup.

— Dame… Madame, plus on est, mieux ça vaut, car un chacun apporte ses bras au travail, — répondit la Robin, sans paraître peinée de ce grand nombre de co-partageants.

— Alors, — reprit Just, — faites-nous la grâce de nous dire si c’est à vous ou à quelque autre de vos associés que nous devons nous adresser pour visiter votre magnifique établissement, et savoir à quel usage il est destiné.

— Ça, Monsieur, c’est une autre affaire, — reprit la Robin ; — les visiteurs, quand il en vient, ça regarde maître Claude, et comme justement ce n’est pas l’heure de l’école, car l’heure du repas de midi va bientôt sonner pour tout le monde, qui est revenu des champs, maître Claude pourra vous conduire partout ; — puis s’adressant au jeune vacher, la Robin ajouta : — Eh ! Petit-Pierre, va prévenir maître Claude qu’il y a là un monsieur et une dame qui demandent à voir l’Association.

Au moment où Petit-Pierre allait exécuter l’ordre de la Robin, Just le rappela, et tirant de sa poche une carte de visite sur laquelle étaient ces mots : — Monsieur et Madame Just Clément, il dit à Petit-Pierre :

— Mon ami, ayez la bonté de remettre cette carte à la personne que vous allez trouver, afin qu’elle sache du moins le nom des visiteurs qui désirent parcourir ces établissements.

Pett-Pierre prit la carte, et se dirigea en courant vers une des portes du bâtiment.

— Si Monsieur et Madame voulaient, en attendant maître Claude, jeter un coup d’œil sur notre vacherie, dont je suis sous-directrice, — dit la Robin avec un certain orgueil en montrant du bout du doigt sa petite médaille d’argent, — ça passerait le temps.

— Certainement et avec grand plaisir, — répondit Régina en prenant le bras de Just et suivant la Robin.

Celle-ci, traversant la cour, ouvrit une des portes d’une immense étable aux murailles bien crépies, blanchies à la chaux, aux râteliers et aux mangeoires de chêne, brillant de propreté, au carrelage de briques, traversée dans toute la longueur du bâtiment par un petit ruisseau d’eau limpide et courante.

Trois cents vaches admirablement soignées, au poil vif, lustré, étaient symétriquement alignées dans cette vacherie bien aérée, bien éclairée par de nombreuses fenêtres ; autant d’enfants, dont la plus âgée n’avait pas douze ans, toutes vêtues comme la Robin, mais ne portant pas ainsi qu’elle de petite médaille d’argent, marque distinctive de ses fonctions, allaient et venaient dans l’étable, relevant la litière lorsqu’elle dépassait la natte de paille qui la bordait, visitant les mangeoires et les râteliers afin de s’assurer que la provende était consommée ; tandis que de temps à autre on entendait le tintement harmonique de plusieurs cloches de toniques différentes suspendues au cou des vaches conductrices de chaque division du troupeau.

Just et Régina restaient saisis d’étonnement à la vue de l’ordre, de la merveilleuse propreté qui régnaient dans cette immense vacherie.

— En vérité… — dit Just à la Robin, — je n’ai jamais rien vu de pareil… c’est admirablement tenu !

— N’est-ce pas, Monsieur ? — dit la bonne fille, — et si ça vous paraît comme ça, qu’est-ce donc que ça doit nous paraître à nous… qui, dans le temps, étions habitués à voir ces pauvres bêtes… dans des étables presque sans toit ni portes, où nous couchions pêle-mêle avec elles, et où il pleuvait presque autant que dehors, sans compter une boue ! et quelle boue !… pire que dans les marais… jamais de litière fraîche… et si mal nourries… les pauvres bêtes… pas mieux que nous, faut le dire… Aussi, comment prendre goût à soigner son bétail dans des étables sales à faire lever le cœur, au lieu qu’ici… vous voyez… C’est une vraie fête. Autrefois, chaque métayer, chaque paysan du pays avait son étable, son grenier, son four, son foyer… À cette heure, nous avons une étable pour tous, un grenier pour tous, un foyer pour tous ; ça coûte cent fois moins, et c’est cent fois mieux ; et puis, enfin, c’est à nous, ces bêtes… elles sont à moi comme à ces filles… comme à ces petites filles que vous voyez là… Alors, dame… on s’y met à cœur joie… à l’ouvrage. Il y a plaisir et profit ! La maîtresse Chervin, directrice des vacheries, me commande… je commande à ces bonnes filles, qui ont pour apprenties ces petites-là… Personne ne se rebiffe, on obéit avec contentement, parce que tout appartient à un chacun, et que la besogne de chacun, petits ou grands, est profitable à tous…

Just et Régina s’étaient plusieurs fois regardés avec une surprise croissante en écoutant le langage naïf et sensé de la Robin. En devisant ainsi, ils étaient arrivés à l’extrémité de la vacherie… limite du domaine de la bonne fille, qui ajouta :

— Si vous n’attendiez pas maître Claude, je vous conduirais dans l’étable des vaches en gésine, et de celles qui allaitent, et puis dans la laiterie… C’est ça qui est superbe à voir… il y a une machine qui va toute seule, et qui bat quatre et cinq cents livres de beurre par jour… même que nous en mangeons, de ce bon beurre… C’est pas comme autrefois, où nous ne le voyions que pour le faire et pour le porter au marché ; à nous autres le caillé aigri… au bourg la bonne crème… Et les perchoirs !!… — s’écria la Robin avec enthousiasme, — et les basses-cours ! La vacherie n’est rien auprès. Vous verrez les perchoirs… qui sont sous la direction de Bruyère, une petite fille aussi belle que le jour… aussi bonne que le bon Dieu est grand… et si connaisseuse et savante aux choses des champs, qu’elle en remontrerait aux plus vieux laboureurs et bergers !

— Et cette jolie petite merveille habite ici ? — demanda Régina avec intérêt.

— Oui, Madame… elle a eu bien du chagrin… dans le temps ! mais je crois que ça se passe… D’ailleurs, comme elle n’avait jamais été bien gaie, la peine, ça s’aperçoit moins chez elle que chez une autre… mais vous verrez ses perchoirs, ses basses-cours. Il y a toujours là trois ou quatre mille volailles… dindes, oies ou pintades, divisées par troupeaux de deux cents… un enfant de dix ans et un chien suffisent à conduire chaque troupeau, et un homme à cheval les surveille tous. Il en va des volailles comme du beurre et du lait. Autrefois, nous ne connaissions du goût des oies et des dindes que nous élevions, que pour avoir entendu dire que c’était un très-bon manger. Aujourd’hui, nous en mangeons souvent, et en proportion, notre association en vend pour plus d’argent qu’autrefois n’en vendaient toutes les métairies réunies ensemble. Dame ! c’est tout simple, à cette heure, ces bêtes, bien nourries, pondent davantage… les petits, bien soignés, ne meurent plus par dizaine… sans compter que les renards et les fouines… qui venaient encore dévorer au moins la moitié des couvées dans les métairies isolées, sans clôtures, ne se frottent pas à venir se régaler ici. Et si vous voyiez là les bergeries… c’est encore ça qui est beau ! et les écuries donc !… il y a là soixante superbes paires de chevaux de labour… dans une seule écurie. C’est un fier coup d’œil, allez… pour le soin et pour la propreté. Dame ! vous comprenez, l’amour-propre ; je ne voudrais pas, moi, qu’on pût dire que la bergerie, ou l’écurie, ou les basses-cours font la nique à nos vacheries… Et comme l’écurie est autant à moi que la vacherie est à ceux qui soignent la bergerie, les perchoirs ou l’écurie, nous avons tous intérêt à bien faire et à être contents du bien-faire des autres… À quoi bon se jalouser, puisque tout profite à tous ?

— Mais, — dit Just, de plus en plus surpris, — je vous entends parler d’un triste passé, dire autrefois, tout allait de mal en pire pour les bêtes et pour les gens ; par quel miracle… ce passé si malheureux s’est-il ainsi transformé ?

— Tenez, Monsieur, — dit la Robin, — voilà maître Claude… il vous expliquera ça mieux que moi.

En effet, Just et Régina, qui, pendant cette dernière partie de l’entretien, étaient sortis de la vacherie pour revenir dans la cour, virent Claude Gérard, conduit par Petit-Pierre, s’avancer vers eux.

Claude Gérard portait toujours sa longue barbe grisonnante, mais il avait quitté ses habits de peaux de bête pour des vêtements moins sauvages. Ses traits avaient perdu leur caractère farouche : ils étaient alors empreints d’une gravité douce et mélancolique.

En recevant la carte de Just, Claude s’était félicité de ce que le comte Duriveau et Martin se trouvassent absents et occupés à surveiller, à deux lieues de là, quelques travaux, M. Duriveau et son fils ne pouvant ou ne voulant, pour des motifs bien différents, paraître devant Régina et son mari. Claude s’était donc chargé de recevoir ceux-ci.

Just, on se le rappelle peut-être, avait noué quelques relations avec Claude Gérard, alors que celui-ci remplissait les fonctions d’instituteur près d’Évreux. Aussi, à sa vue, rassemblant ses souvenirs, après l’avoir attentivement regardé, à mesure qu’il s’approchait, Just lui dit, charmé de cette rencontre inespérée :

— C’est à Monsieur Claude Gérard, ancien instituteur près d’Évreux, que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, Monsieur, — répondit Claude, en s’inclinant devant Just, — oui, Monsieur, et en lisant votre nom sur la carte que vous avez bien voulu m’envoyer, j’ai été très-heureux du hasard qui vous amenait ici…

— Je n’ai pas non plus besoin de vous dire, Monsieur, — reprit Just, en tendant cordialement sa main à Claude, — combien je suis heureux aussi de vous retrouver dans une pareille circonstance,

Puis s’adressant à sa femme, Just ajouta :

— Je vous présente M. Claude Gérard, ma chère Régina… je n’ajouterai qu’un mot : mon père disait, en parlant de M. Gérard : — C’est un des nôtres… car, dans mes lettres… j’avais souvent entretenu mon père de la vive sympathie, de la vénération profonde que m’inspiraient le caractère et l’esprit de M. Gérard.

— Just a raison… Monsieur, — dit gracieusement Régina en s’adressant à Claude ; — celui dont le docteur Clément a dit : — C’est un des nôtres, doit être, pour tous les gens de cœur, un homme considérable, pour Just et moi… un ami…

Et Régina tendit à son tour sa belle main à Claude, qui la serra légèrement en s’inclinant, pensant néanmoins, avec une secrète amertume, que Martin… n’avait de sa triste vie reçu une pareille faveur de Régina… lui… lui… à qui elle devait tout, à son insu.

— Mon Dieu, Monsieur, — reprit Just, — nous sommes dans un pays de merveilles… Mais bien que ces miracles me semblent un peu plus faciles à expliquer maintenant que je sais votre présence en ces lieux enchantés… dites-moi donc le secret de l’incroyable transformation que ce pays a subie… et dont les signes se sont révélés, se révèlent à chacun de nos pas ?

— Nous venons de visiter la vacherie avec une brave et intelligente personne, qui nous a on ne peut plus charmés par son naïf bon sens… — ajouta Régina ; — en un mot, Monsieur, permettez-nous de vous faire les questions que nous nous adressions tout à l’heure à nous-mêmes à la vue de ces bâtiments… est-ce un palais ? est-ce une immense exploitation rurale ? est-ce une non moins immense fabrique ?

— C’est un peu… tout cela, Madame, — reprit Claude en souriant doucement, — et si vous voulez avoir la bonté de m’accompagner… en très-peu de mots je vous donnerai le secret de cet apparent mystère.

Claude Gérard offrant son bras à Régina, lui fit traverser un passage qui conduisait de la cour des vacheries à l’une des vastes galeries qui entouraient le jardin renfermé dans l’intérieur du parallélogramme ; puis, sortant de cette galerie, Claude se dirigea, toujours accompagné des deux visiteurs, vers la fontaine monumentale dont nous avons parlé ; indiquant alors à Just l’inscription qu’elle portait, il lui dit : — Depuis longtemps vous connaissez cette maxime, Monsieur Just : Nul n’a droit au superflu tant que chacun n’a pas le nécessaire

À cette citation d’une généreuse pensée qu’il avait si souvent entendu formuler par son père dans ces mêmes termes, Just, stupéfait, ne put d’abord répondre, puis une larme mouilla sa paupière, et il regarda Régina avec un attendrissement ineffable.

— Je vous comprends, mon ami, — lui dit-elle, non moins impressionnée que son mari ; — je suis fière de partager votre glorieuse émotion… en retrouvant pratiquée sans doute ici cette maxime que votre père pratiquait avec une si admirable générosité.

— Vous ne vous trompez pas, Madame, — reprit Claude Gérard, — et telle est l’irrésistible puissance des grandes vérités… que l’application de cette généreuse pensée du docteur Clément a suffi pour opérer les prodiges dont vous vous étonnez…

— Oh ! de grâce, expliquez-vous, Monsieur, — dit Just ; — vous sentez que pour moi ces détails sont maintenant d’un double intérêt.

Après un moment de silence Claude Gérard reprit :

— Un homme puissamment riche avait longtemps vécu dans l’oisiveté, dans l’insouciance du sort misérable du plus grand nombre de ses frères en humanité… ainsi que disait votre père, Monsieur Just. Soudain frappé au cœur par un malheur affreux… cet homme, transformé, régénéré par cette terrible épreuve… n’a désormais demandé de consolations qu’à la pratique des grands principes de la fraternité humaine. Au lieu d’être stérile… sa douleur a été féconde…

— Cette transformation, quoique tardive, annonce du moins un généreux naturel, — dit Régina.

— Chercher l’oubli d’horribles chagrins dans l’accomplissement du bien… cela fait tout pardonner, — dit Just.

S’ils savaient que celui dont ils parlent avec tant de sympathie… et qui aujourd’hui en est digne, est le comte Duriveau ! pensa Claude.

Puis il reprit :

— Pour cet homme, Monsieur Just, cette maxime de votre père : — Nul n’a droit au superflu, tant que chacun n’a pas le nécessaire, cette maxime a été, je vous l’ai dit, une révélation… Possesseur de ce magnifique château et des immenses domaines qui en dépendent, il a regardé autour de lui… et partout il n’a vu que misère, maladies, ignorance et désolation… Cet homme s’est dit alors : ce pays est d’une insalubrité mortelle, d’une stérilité désolante, je veux, en sacrifiant mon superflu, que ce pays devienne salubre et fertile ; ses habitants, épuisés, maladifs, sont décimés par des fièvres terribles ; je veux qu’ils deviennent sains, robustes, et que leur vie ne soit plus fatalement abrégée.. Ils habitent de misérables tanières où ils endurent les plus cruelles privations ; je veux qu’ils aient des demeures salubres, riantes, où ils ne manqueront de rien de ce qui est nécessaire à la vie… Ils sont voués à un labeur écrasant, presque toujours accompli avec dégoût, parce qu’il est insuffisant à leurs besoins ; je veux que leurs travaux soient attrayants, variés, intelligents, productifs, afin que l’amour du bien-être et que le sentiment de la dignité morale leur fassent aimer, honorer leurs travaux. Ils vivent enfin misérables, faibles, ignorants, trop souvent ennemis, par le fait de l’isolement ; je veux qu’ils deviennent heureux, puissants, éclairés, affectueux ; qu’ils deviennent frères enfin par le fait de l’association, dont je leur donnerai l’exemple. — Cet homme a voulu cela, — ajouta Claude Gérard, — et ses volontés se sont réalisées…

— Rien de plus généreux que ce raisonnement, s’écria Just. — Je ne m’étonne pas de la fécondité de pareils principes, mais de leur application si prompte et sur une si large échelle.

— C’est qu’alors qu’il s’est agi de l’application, — reprit Claude Gérard, — cet homme a senti que l’heure du sacrifice et de l’abnégation était venue.

— Comment cela, Monsieur ? — dit Régina.

— Cet homme a compris que dans l’état de misère et de routinière ignorance où étaient plongés ceux qu’il voulait régénérer, il fallait, pour les amener à cette régénération morale et matérielle, offrir à leur intérêt des avantages réels, frapper leur esprit par un généreux exemple… Il a donc assemblé ses métayers ainsi que les habitants de ce pauvre village, et leur a dit : « Depuis que je vis au milieu de vous, j’aurais dû accomplir les devoirs rigoureux auxquels ceux qui possèdent tout, sont obligés envers ceux qui ne possèdent rien… J’ai à expier… le passé… l’avenir m’absoudra, je l’espère ; voici ce que je vous propose : — le territoire de cette commune est de six mille arpents à peu près, qui m’appartiennent, sauf trois cents arpents morcelés entre vous ; associons-nous. Que vos terres et les miennes ne fassent plus qu’une propriété qui soit nôtre ; qu’il en soit ainsi de nos troupeaux, de nos chevaux. Dans cette association vous donnerez vos bras, votre industrie ; moi, le sol, les constructions et l’argent nécessaire aux premières cultures ; en fournissant ainsi à l’association les moyens, les instruments de travail, j’apporte à moi seul autant que vous tous ensemble ; loyalement j’aurais donc le droit de prélever pour moi seul la moitié de nos bénéfices… mais, à ce droit, à cette inégalité, je renonce au nom du sentiment de fraternité, qui me rapproche de vous ; je ne demande dans les produits de notre association qu’une seule part… égale à celle de chacun de vous… et, cette part, je veux la gagner comme vous par mon travail, en appliquant toutes les forces de mon intelligence à la bonne administration de nos affaires. J’ai vécu pendant quarante ans dans une oisiveté funeste et stérile ; j’ai beaucoup à me faire pardonner ; aussi du jour de notre association, nul plus que moi, je vous l’assure, n’aura plus de zèle, plus de respect pour l’intérêt commun. »

— C’est admirable ! — s’écria Just.

— Un tel renoncement, — dit Régina avec émotion, — un tel hommage à la dignité, à la fraternité du travail… est d’un magnifique enseignement.

— Et la promesse que cet homme a faite, — dit Claude, — il devait la tenir religieusement.

— Et l’association… a dû se constituer aussitôt, — dit Just.

— Non, — dit Claude ; — quoiqu’elle offrit à ces pauvres gens des avantages inouïs, il a fallu vaincre des défiances, des préjugés, malheureusement inséparables de l’ignorance et de l’espèce d’asservissement dans lesquels vivaient ces malheureux « Que risquez-vous ? — leur disait cet homme de bien que vous admirez, Monsieur Just, — essayez… Je me charge du premier établissement ; de plus, j’assurerai votre existence pendant deux années ; vous quitterez vos tristes et homicides demeures pour des logements sains, riants, commodes ; vos travaux écrasants, infructueux, seront rendus productifs et attrayants par leur variété, Essayez, vous dis-je, de cette association. Que risquez-vous ? Les parcelles de terre que vous joindrez à celles que je mets en commun vous reviendront dans deux années. Si votre condition ne vous paraît pas améliorée, vous pourrez alors retourner habiter vos masures qui restent debout… »

— Et ils n’ont pas résisté longtemps à l’évidence de ces avantages ? — dit Just.

— Près de deux mois, — répondit Claude Gérard.

— C’est incroyable ! en présence d’avantages si évidents, — dit Régina.

— Hélas ! Madame, — reprit tristement Claude Gérard, — ces malheureux étaient depuis si longtemps habitués à être traités avec insouciance ou dureté ; on les avait accoutumés à avoir si peu de confiance dans la bonté humaine, qu’ils se demandaient, avec une sorte de défiance craintive, pourquoi l’on montrait à leur égard tant de désintéressement et de générosité.

— Vous avez raison, Monsieur, — dit Régina, — cette défiance est une sanglante satire du passé !

— Mais enfin, — reprit Claude, — l’association s’est formée. Six mois après, les constructions nécessaires étaient terminées, et bientôt l’ancien village a été démoli avec une sorte de joyeuse solennité. Quant au bonheur, à l’aisance dont jouit maintenant cette population naguère encore si horriblement misérable, veuillez m’accompagner, et.., ce que vous verrez vous montrera les merveilleux résultats de cette association.

Ce disant, Claude Gérard conduisit Just et Régina dans le bâtiment principal, formant autrefois le château ; ses pièces immenses avaient été transformées en école pour les jeunes garçons, et, pour les jeunes filles, en crèches, en salle d’asile pour les enfants de l’association. Une vaste pièce donnant dans le jardin d’hiver (qui avait été conservé), servait de lieu de réunion et de réfectoire pour ceux des membres de l’association qui préféraient manger ensemble au lieu de porter chez eux les mets provenant de la cuisine commune. Les étages supérieurs étaient consacrés à la lingerie, à l’infirmerie, aux magasins de matières de toutes sortes qui s’ouvrageaient dans de vastes ateliers, car cette association était à la fois agricole et industrielle ; de la sorte, les longues soirées et les nombreuses journées d’hiver pendant lesquelles le travail des champs est impossible, étaient fructueusement utilisées ; les associés y trouvaient des occupations variées, et le revenu général s’accroissait d’autant.

Quant au logement des associés, il se composait, selon l’exigence de leur famille, d’une ou deux chambres, donnant toutes sur le jardin intérieur, bien aérées en été, bien chauffées en hiver par la vapeur. On utilisait ainsi le feu incessant de l’immense cuisine ; des conduits amenaient partout en abondance l’eau et le gaz lumineux ; les enfants et les adultes couchaient la nuit dans des dortoirs, sous la surveillance des pères et des mères de famille, alternativement chargés de ce soin ; la cuisine, le blanchissage, en un mot, tous les travaux de métier ou de ménage se faisant dans des endroits spéciaux, les logements des associés n’étaient absolument destinés qu’à l’intimité, au repos et au sommeil, ils étaient tenus avec une extrême propreté ; plusieurs associés avaient même déjà employé une partie de leurs bénéfices à orner leur demeure particulière avec une certaine élégance.

Just et Régina, de plus en plus émerveillés, entrèrent bientôt, sous la conduite de Claude Gérard, dans une vaste salle où une cinquantaine de jeunes filles et de jeunes femmes, brillantes de santé, proprement vêtues, étaient occupées à travailler, soit à la dentelle, soit à différentes pièces de lingerie. Parmi les travailleuses, Just et Régina reconnurent la brave Robin et ses compagnes de la vacherie, qui, pendant le temps qu’elles n’employaient pas à l’étable, venaient travailler, selon leur aptitude et leur goût, soit à la dentelle, soit à la lingerie, tandis que d’autres préféraient s’occuper au jardin, à la buanderie ou aux cuisines.

Rien n’était plus gai, plus animé que cette réunion de jeunes travailleuses ; le léger babil de celles-ci, les rires frais et doux de celles-là, les petits chantonnements des autres, formaient le plus joyeux murmure.

Soudain Just et Régina restèrent émus, frappés, d’un tableau touchant qui s’offrit à leur vue.

Dans la vaste salle de travail, venait d’entrer dame Perrine… marchant doucement, sa main appuyée sur l’épaule de Bruyère.

La mère de Martin, encore très-belle malgré sa pâleur, avait l’air un peu souffrant ; mais sa physionomie exprimait la plus ineffable bonté ; vêtue de noir selon sa coutume, un simple bonnet blanc laissait voir ses larges bandeaux de cheveux noirs.

Bruyère, réglant soigneusement son pas sur celui de sa mère, qui s’appuyait doucement sur son épaule, avait conservé son costume d’une originalité charmante et sauvage : quelques brindilles de bruyère rose ornaient sa jolie chevelure ondée ; ses bras ronds, légèrement hâlés, étaient demi-nus : seulement des bas blancs et des brodequins de cuir avaient remplacé ses bottines tressées de jonc et ses sabots ; on lisait sur sa ravissante figure, pâle et affectueuse comme celle de sa mère, les traces d’une mélancolie remplie de résignation… La pauvre petite Bruyère regrettait toujours son enfant… qui lui avait cependant coûté tant de larmes… tant de honte.

— Mon Dieu ! Monsieur Gérard, — dit tout bas Régina, — quelle est donc cette charmante personne qui vient d’entrer, et sur laquelle s’appuie cette dame d’une figure si noble et si douce ?

— Je n’ai, de ma vie, rien vu de plus joli que cette jeune fille, avec ces bruyères roses dans ses cheveux, — ajouta Just ; — quelle douceur dans les traits ! quelle intelligence dans le regard !…

— Et quel charme, quelle grâce dans ses moindres mouvements ! — ajouta Régina.

Claude, visiblement touché de l’admiration que témoignaient Just et Régina à la vue de Bruyère, leur dit :

— Cette dame pâle, à la figure noble et douce, est la femme de celui qui a fait tout le bien que vous admirez…

— Sa femme ! — dit Régina avec émotion, — elle doit être bien fière… bien heureuse… de lui appartenir !

— Oui… elle en est heureuse… et fière… — répondit Claude.

— Et cette charmante personne, — dit Just, — c’est leur fille ?

— C’est la fille… de cette dame pâle… — répondit Claude, et la fille adoptive de celui dont nous parlons… mais il l’aime… aussi tendrement… que si elle lui appartenait par les liens du sang.

— Et a-t-il un fils ? — demanda Just.

— Oui… Monsieur… — répondit Claude.

— Et un fils… digne de lui, sans doute ? — demanda Régina.

— Oui, Madame, — reprit Claude avec une émotion profonde, — un… digne fils… un vaillant fils.

À ce moment, dame Perrine, ou plutôt Madame Duriveau, après avoir donné quelques conseils à plusieurs jeunes filles qui travaillaient aux métiers à dentelle, se dirigea vers Claude, toujours précédée de Bruyère, sur l’épaule de laquelle elle s’appuyait ; puis s’apercevant alors que des étrangers accompagnaient l’instituteur, elle rougit légèrement, tandis que Bruyère levait sur eux ses grands yeux timides et étonnés.

— Madame, — dit Régina d’une voix émue en s’avançant vers la mère de Martin avec un air de déférence et de respect, — permettez à deux étrangers de vous exprimer leur profonde admiration pour l’homme généreux qui a changé ce pays, jadis si misérable, nous a-t-on dit… en une véritable terre promise… que son nom, que l’on ne nous à pas prononcé jusqu’ici… sans doute pour satisfaire à la modestie de son caractère, soit à jamais béni…

— Du moins, il nous est doux, Madame, — ajouta Just, — de pouvoir vous dire à vous, la digne compagne de ce grand homme de bien, à quel point nous sommes touchés de tous ce que nous venons de voir… et combien nous vous sommes reconnaissants au nom de l’humanité tout entière.

À ces mots, la légère rougeur qui, depuis un instant, colorait le pâle visage de Madame Perrine, augmenta encore ; une expression de mélancolique fierté brilla dans ses grands yeux noirs, qui devinrent humides ; puis, toujours digne dans sa simplicité, elle répondit à Just et à Régina :

— Je vous remercie pour mon mari des éloges que vous voulez bien lui accorder, Madame… Croyez-moi… il les mérite… car, s’il a un regret… c’est de n’avoir pas fait encore… tout le bien… qu’il désirerait faire…

Puis s’inclinant légèrement, Mme Duriveau, après avoir échangé avec Claude Gérard un sourire de douce satisfaction, s’éloigna lentement avec Bruyère.

 

Une heure après environ, Just et Régina, ayant achevé, sous la conduite de Claude, la visite de l’Association, étaient revenus attendre leur voiture sous la galerie de briques qui régnait à l’intérieur du parallélogramme, Régina tenait à la main un beau bouquet de fleurs d’automne cueillies dans les parterres et que Claude lui avait offertes.

— Telle est, Madame, — lui disait l’instituteur, — la toute-puissante fécondité de ce grand principe : la fraternité humaine, que cette association qui, grâce à l’excellente organisation du travail de tous[3], donne à tous un minimum, c’est-à-dire le nécessaire, qui en un mot leur assure la satisfaction légitime de tous les besoins de l’âme et du corps, et qui plus tard donnera même le superflu à ceux qui voudront l’acheter par un surcroît de labeur ; cette association, dis-je, est non-seulement une admirable institution au point de vue moral, mais elle serait encore, au point de vue de l’intérêt, une excellente affaire pour le fondateur, s’il n’avait, par un noble désintéressement, renoncé à tous les bénéfices qu’il aurait pu loyalement réclamer pour l’apport de sa part dans l’association… Cela est si vrai, que déjà deux propriétaires voisins, émerveillés des résultats que nous avons obtenus, ont conclu avec leurs métayers et leurs journaliers, une association pour une exploitation à la fois agricole et manufacturière… dont ils font, eux, riches propriétaires, les premiers frais d’établissement ; ainsi, non-seulement ils pratiqueront le bien sur une immense échelle… mais encore ils augmenteront leur fortune.

— Et cela ne m’étonne pas, Monsieur, — reprit Just ; — mon père avait une maxime qui, dans cette circonstance encore, trouve son application : Fais ce que dois… le bien adviendra. Autant l’égoïsme est stérile… autant la fraternité est féconde… et…

Just fut interrompu par un cri d’effroi de Régina ; il retourna vivement la tête vers elle… il la vit pâle… indignée, frémissante…

— C’est lui !… — s’écria-t-elle en se rapprochant vivement de Just comme pour se mettre sous sa protection… et, dans ce brusque mouvement d’épouvante, la jeune femme laissa tomber le bouquet qu’elle tenait à la main.

Just, suivant la direction du regard effrayé de sa femme, vit à dix pas de lui, se détachant sur l’ombre projetée par un des arceaux de la galerie… M. Duriveau, immobile… les traits bouleversés par la stupeur que lui causait cette apparition inattendue… terrible… car elle lui rappelait et son infâme tentative sur Régina et le meurtre de Scipion qu’il avait frappé, alors que ce malheureux enfant allait se rendre coupable du même crime sur Madame Wilson.

Ignorant la présence de Just et de Régina, le comte revenait à l’instant de visiter des travaux au dehors ; sa figure était presque méconnaissable ; ses cheveux tout blancs encadraient son visage creusé par la douleur, par les remords… Sa taille, naguère encore droite et svelte, s’était voûtée… enfin la physionomie navrée, l’attitude brisée de ce malheureux, trahissaient son incurable désespoir.

— Ah… venez… Régina… venez… — s’écria Just avec aversion à l’aspect du comte ; puis saisissant vivement le bras de sa jeune femme, il fit un pas pour sortir avec elle en disant : — La présence de cet homme… dans cette noble maison… c’est presque un sacrilège !!

Claude Gérard, arrêtant Just au moment où il allait s’éloigner, lui dit d’une voix grave et pénétrée :

— C’est M. Duriveau… qui a fait tout le bien… que vous venez d’admirer… Monsieur.

— Lui !… — s’écria Just, à son tour immobile de surprise.

— Lui… — répéta Claude ; — il a été bien coupable… mais il a beaucoup expié…

— Le comte Duriveau !… — répéta Just comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait, tandis que le père de Martin, anéanti, atterré, le front baissé, n’osait… ne pouvait faire un pas.

— Oui, — reprit Claude Gérard, en continuant de s’adresser à Just et à Régina, — après la mort de son fils qu’il a perdu… par un événement affreux… ce malheureux père… rougissant d’ailleurs de sa vie passée, a tenté de distraire une douleur… pourtant incurable… vous le voyez… en changeant… comme vous l’avez dit, ce misérable pays… en une véritable terre promise… Encore une fois, Monsieur Just… — ajouta Claude d’une voix profondément émue, — au nom de son repentir… au nom de sa douleur… au nom du ben qu’il a fait et de celui qu’il fera encore, qu’il lui soit pardonné…

Just et Régina se regardèrent… sans dire une parole, ces deux vaillants cœur se comprirent.

Émus… graves… presque solennels, les deux époux s’approchèrent de M. Duriveau, qui, la tête inclinée sur sa poitrine, semblait cloué à sa place… écrasé de honte et de repentir.

— Monsieur, — dit Just d’une voix pénétrée, en tendant sa main au comte, — permettez-moi… de vous serrer la main…

M. Duriveau tressaillit, releva vivement la tête… ses yeux, éteints, rougis par les larmes, brillèrent d’une joie inaccoutumée ; il regardait Just avec une sorte d’angoisse craintive, osant à peine répondre à cette avance.

— Monsieur… — ajouta Régina d’une voix altérée, en présentant à son tour au comte sa main tremblante, — nous savons tout ce que vous avez fait de généreux… de grand… que le passé soit oublié…

Lorsque M. Duriveau sentit ses deux mains presque affectueusement pressées par Just et par Régina, ses larmes coulèrent malgré lui, il ne put que dire d’une voix étouffée :

— Merci ! oh ! mon Dieu ! merci.

— Adieu, Monsieur… — reprit Just, — comptez sur deux amis… de plus… qui maintenant ne prononceront votre nom… qu’avec le respect qu’il mérite.

Les chevaux des deux voyageurs arrivèrent.

Après un dernier et triste regard adressé au comte, Just aida Régina à monter dans la voiture, qui s’éloigna bientôt… laissant M. Duriveau immobile à sa place.

Cette scène touchante avait eu un témoin caché.

C’était Martin…

Il n’avait osé reparaître devant Régina ; abrité derrière le pilier d’une des arcades, il avait tout vu… tout entendu…

Claude Gérard, essuyant ses yeux du revers de sa main, ramassa le bouquet que Régina avait laissé tomber.

Dès que la voiture fut éloignée, Martin courut à son père, et, se jetant dans ses bras, lui dit :

— Courage… mon père, courage… vous les avez entendus, ce sont deux amis de plus… Ah !… croyez-moi, avoir conquis de telles amitiés, c’est une noble et généreuse consolation !!…

— Oh ! oui… — reprit le comte en embrassant son fils avec effusion, — cela m’a fait du bien de m’entendre dire cela… devant toi… — Puis baissant la tête avec un nouvel et morne accablement, M. Duriveau murmura à voix basse :

— Hélas !… ils ne savent pas… que j’ai tué mon fils…

— Claude Gérard le sait… — dit Martin, — c’est un grand cœur aussi… et il vous aime… mon père… il vous respecte…

Le comte tendit la main à Claude, et après la lui avoir affectueusement serrée, il s’assit sur le mur d’appui de la galerie comme s’il eût sent ses forces faillir après une si vive émotion ; puis il parut absorbé dans ses pensées.

 

Claude Gérard, se rapprochant alors de Martin, lui dit à demi-voix :

— Tu étais là… toi… dont Régina a toujours ignoré le dévouement sublime ! Du moins… je lui ai rappelé ton nom.

— Comment ? — dit Martin avec émotion.

— Et Martin… Monsieur Just ? — ai-je dit au mari de Régina ; — ce fidèle serviteur que votre digne père avait placé auprès de Madame ? Qu’est-il devenu ?

— Il nous a quittés dans un voyage que nous avons fait dans le Nord, — a répondu Régina.

— Oui… je vous l’ai dit, Claude… — reprit Martin, — mes forces étaient à bout… Cette malheureuse passion ne s’était pas assoupie… et la vue du bonheur enivrant de Régina… avait, je l’avoue à ma honte, épuisé mon courage… J’ai préféré redevenir artisan… jusqu’au moment où j’aurais assez gagné pour revenir en France.

— J’ai regretté Martin, — m’a dit ensuite Régina ; — c’était un serviteur probe et zélé…

— Un serviteur… probe… et zélé… — dit Martin, avec une résignation mélancolique. — Voilà le seul souvenir qu’elle conservera de moi !

Claude Gérard, attendri, contempla un instant Martin en silence ; puis lui donnant le bouquet que Régina avait laissé tomber, il ajouta :

— Tiens, mon pauvre enfant… prends ces fleurs ; elle les avait tout à l’heure à la main.

Martin saisit ardemment le bouquet, le porta à ses lèvres par un mouvement passionné et ses larmes tombèrent sur les corolles parfumées.

 

Le soir de ce jour, M. Duriveau, qui avait éprouvé une sorte de défaillance après sa rencontre si émouvante, si imprévue, avec Just et Régina, était retiré dans sa chambre modestement meublée, comme celle des autres membres de l’association.

Mme Perrine et Claude Gérard étaient assis aux côtés du comte, tandis que Martin, accoudé sur le dossier de son fauteuil, attachait ses regards affectueux sur son père, à qui Bruyère présentait un breuvage réconfortant avec une prévenance filiale.

Soudain la porte s’ouvrit, et l’on remit à Martin une large enveloppe qu’un courrier venait d’apporter à l’instant.

C’était une lettre du roi.

— Vous permettez, mon père ? — dit respectueusement Martin à M. Duriveau, qui répondit par un signe de tête rempli d’affection.

Martin lut cette lettre, qui se terminait ainsi :

 

« Mes vœux suivront partout madame Just Clément… car je n’oublierai jamais que sa mère a fait preuve du plus admirable dévouement en sacrifiant sa réputation pour sauver la vie d’une femme que j’aimais passionnément, qu’elle chérissait comme une sœur… et qu’une indigne trahison avait mise en danger de mort, lorsque, prince royal, j’étais venu à Paris en 1814.

« Je n’ai pas besoin de vous répéter que j’ai gardé et que je garderai le plus religieux silence sur vos confidences…

 
 

« Les projets dont je vous avais entretenus dans mon avant-dernière lettre, en vous renvoyant le manuscrit de vos Mémoires, sont, à cette heure, réalisés ; je suis heureux de vous en instruire, les bonnes et saines pensées qui m’ont amené à ces réformes, à ces résolutions, c’est à vous en partie que je les dois.

« Ainsi que je vous l’ai dit et que vous l’aviez pressenti, la lecture de vos Mémoires a été féconde pour moi… en attirant mon attention sur des faits et sur des misères que je ne soupçonnais pas…

« Voici sommairement les déterminations que j’ai prises, et qui ont été adoptées :

« Défense aux bateleurs, sous les peines les plus sévères, d’exploiter l’enfance dans leurs exercices.

« Avènement des instituteurs du peuple au rang de fonctionnaires publics de première classe, ayant le pas sur les autorités civiles, militaires et religieuses, car celui qui rend l’homme honnête, instruit et laborieux, celui qui, enfin, le crée moralement, doit marcher au premier rang.

« Fondation de crèches, salles d’asile, écoles industrielles et agricoles pour les adultes, ateliers publics où l’honnête homme momentanément sans travail, trouvera du pain et un abri ; maison de retraite pour les invalides civils.

« Fermeture immédiate des cabarets qui sollicitent incessamment les plus mauvaises passions.

« Le père de famille n’osera pas s’enivrer chez lui, où il trouvera d’ailleurs mille empêchements à ce vice.

« Peines sévères contre l’ivresse.

« Ouverture de cirques nationaux subventionnés, dans lesquels, les jours de fêtes, la population trouvera, pour le quart de l’argent qu’elle dépensait à s’abrutir et à s’empoisonner au cabaret, des délassements et des spectacles généreux et virils.

 
 

« Ce sont là de premières réformes : elles s’accompliront, je le crois, sans résistance, parce que j’ai pour moi le bon droit et que je m appuie sur les déshérités contre les privilégiés.

« S’il le fallait… je conspirerais ouvertement contre l’aristocratie de naissance et de fortune… très-puissante ici, et, roi, je me mettrais à la tête de mon peuple…

 

« Adieu. J’ai été heureux de vous écrire cette lettre ; elle vous prouvera du moins que je n’ai pas oublié la dette que j’ai contractée envers vous, car je m’efforce de m’acquitter selon le vœu de votre généreux cœur en lâchant que mon nom ne soit pas prononcé sans quelque reconnaissance par nos frères en humanité.

« Votre affectionné,
« C. O. »
 

Madame Perrine, lorsque Martin eut terminé la lecture de cette lettre, demanda à son fils, avec la naïveté de l’indiscrétion maternelle :

— De qui est cette lettre, mon enfant ?

— Du roi… ma bonne mère, — répondit simplement Martin.

— Du roi ? — dit Bruyère toute surprise.

Madame Duriveau et son mari se regardèrent avec une expression d’orgueil.

— Peux-tu me la lire… cette lettre ? — dit à son fils M. Duriveau, presque timidement.

— Lui… non ; — dit en souriant Claude Gérard, — il n’oserait pas ;… mais moi… je m’en charge, si Martin y consent.

— Si mon père… si ma mère… le désirent, — répondit Martin.

— Si nous le désirons ?… — dit vivement M. Duriveau, en s’adressant à sa femme… Il nous le demande, Perrine.

Claude Gérard lut la lettre…

Lorsqu’il eut terminé cette lecture, M. Duriveau, les yeux baignés de douces larmes, s’écria d’une voix émue, en tendant ses bras à Martin :

— Mon fils, mon noble et digne fils, si longtemps méconnu… Ah ! ce n’est pas d’orgueil… c’est de tendresse que je pleure…

Puis, après avoir serré avec effusion Martin et Bruyère contre son cœur, M. Duriveau ajouta, en tendant la main à Perrine et à Claude Gérard :

— Ah ! vous avez raison ! avec une femme et un ami comme vous… des enfants comme Bruyère et Martin… l’expiation continuelle du mal par le bien… il n’est pas permis de désespérer de l’avenir !

FIN.



  1. Nous saisissons avec empressement cette occasion de rendre publiquement hommage et justice à l’admirable invention de M. Durand, qui, après des travaux et des combinaisons d’une difficulté extrême, est parvenu à établir des moulins à irrigations, qui, mus par la force du vent, s’orientent d’eux-mêmes et s’effacent d’eux-mêmes lors des bourrasques. Cette grande et utile invention, que nous voyons fonctionner depuis bientôt deux ans, à déjà rendu et doit rendre les plus immenses services à l’agriculture, en donnant des moyens d’irrigation aussi faciles que peu coûteux.
  2. Disons en passant que ce médicament souverain pour la guérison des fièvres intermittentes qui déciment les populations de Sologne, est d’un prix tellement élevé, qu’il est matériellement impossible aux prolétaires des campagnes de s’en procurer, et de payer la visite du médecin qui en réglerait l’emploi ; le prix du médicament seul en quantité nécessaire pour guérir la fièvre, et en admettant qu’il n’y ait pas rechute (ce qui arrivera infailliblement deux ou trois fois avant la guérison complète), le prix du médicament, disons-nous, absorberait le pain de toute une famille pendant quatre ou cinq jours.
  3. Nous n’avons pu que donner une idée très-sommaire et très-imparfaite de ce que peut être une association à la fois agricole et industrielle, basée sur ces trois éléments : Le capital, le travail et l’intelligence. Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui seraient curieux d’en connaître l’organisation pratique à l’excellent petit livre de M, Mathieu Briancourt : Organisation et association du travail, à la librairie Sociétaire, 10, rue de Seine.