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Les rois de l'océan : L'Olonnais/10

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E. Dentu (1p. 223-239).
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X

PLUSIEURS PHYSIONOMIES DE DÉMONS COMPLÉTÉES PAR UNE TÊTE D’ANGE

À cette époque, on racontait une histoire étrange à Saint-Domingue.

Cette histoire avait déjà quinze ans de date.

Elle était passée à l’état de légende.

La voici, dans toute sa naïve et effrayante simplicité.

Y changer un seul mot serait la gâter.

Nous la copions donc textuellement dans le volume poudreux, à demi-rongé des vers, où nous avons puisé les principaux éléments de notre récit.

L’année 1659 est demeurée dans le souvenir des marins et dans celui des habitants des colonies américaines comme une date sinistre.

En effet, pendant le cours de cette année fatale, les côtes de terre ferme, depuis le cap Rau à l’extrémité de Terre-Neuve, jusqu’au cap San-Roque sur la côte de Natal et toutes les îles si capricieusement semées dans cette partie de l’Atlantique, et à l’entrée du golfe du Mexique ; c’est-à-dire sur un parcours de plusieurs milliers de milles marins, furent ravagées par des tourmentes, des tempêtes, des ouragans, des raz de marée, des cyclones, auxquels se joignirent, comme si cette collection de calamités n’était pas suffisante pour amener un effroyable cataclysme, des éruptions volcaniques et des tremblements de terre, qui causèrent la mort de milliers d’individus ; renversèrent de fond en comble des villes florissantes et occasionnèrent des pertes irréparables.

Ces fureurs de la nature, contre lesquelles tous moyens de défense sont impuissants, frappèrent d’une superstitieuse terreur ces malheureuses populations, ruinées sans retour et impitoyablement décimées. Leurs souffrances étaient si cruelles, qu’elles perdirent tout espoir ; ne se sentirent plus le courage de vivre et se mirent à errer comme des bêtes fauves ; sans but et sans pensées, à travers les débris informes de leurs demeures.

Ce fut surtout pendant le printemps de cette année, que les ouragans sévirent avec le plus de force sur le littoral américain, et plus particulièrement dans les îles.

Pendant près de six semaines, ces tempêtes se succédèrent presque sans interruption avec une intensité si grande, que certaines îles basses furent presque complétement submergées.

Depuis cinq jours un effroyable ouragan s’était abattu sur l’île de Saint-Domingue et grondait avec furie sur ses côtes ; un cyclone parcourait les savanes, bouleversant et renversant tout sur son passage ; les cases avaient été réduites en poussière ; des arbres, plusieurs fois centenaires, tordus comme des fétus de paille, étaient emportés dans l’espace ; de sourds mugissements sortaient des profondeurs inconnues des mornes, se mêlant aux éclats stridents de la foudre : les lames blanches d’écume, hautes comme des montagnes, accouraient du large avec une rapidité vertigineuse, et venaient se briser sur la plage avec des remous terribles, et un bruit comparable à celui de cent batteries d’artillerie ; enlevant dans leur retraite tous les objets qu’elles avaient recouverts ; les embarcations emportées par ces lames furieuses revenaient, avec un bruit horrible, se briser contre les rochers.

Çà et là au milieu des débris des maisons, des meubles de toutes sortes, et d’arbres déracinés, on voyait surgir des cadavres d’hommes ou d’animaux domestiques.

La désolation était à son comble ; les habitants épouvantés par un si grand désastre, réfugiés avec le peu qu’ils avaient réussi à sauver sur le sommet des hauteurs, assistaient, en proie à une douleur poignante, aux ravages causés par cet effroyable fléau. Quelques-uns priaient, d’autres blasphémaient, levaient le poing vers le ciel, avec des gestes de menace, en s’arrachant les cheveux de désespoir ; mais le plus grand nombre, accroupis sur le sol, la tête basse, jetaient autour d’eux des regards sans expression, avec une résignation stupide, ne voyant et n’entendant rien ; complétement anéantis.

Pendant la nuit du 2 au 3 mai, l’ouragan sembla un peu diminuer d’intensité.

Le 3 au matin, le soleil bien qu’à demi-voilé sous les nuées, se leva au milieu d’un calme relatif.

Cependant le temps était lourd, le jour gris ; les nuages très-bas et bordés d’une large bande jaunâtre, couraient dans l’espace avec la rapidité d’une armée en déroute, la chaleur était étouffante ; le vent soufflait par rafale avec de lugubres sifflements ; soudain les vapeurs se dilatèrent sous la pression de l’atmosphère, un torrent de pluie se mêla au fracas de l’ouragan, reprenant avec une fureur nouvelle ; le soleil se voila, et il se fit une obscurité profonde, dans laquelle on ne distinguait plus rien que les lignes d’eau fouettant la nappe d’écume de la mer, ou les plaines inondées.

Une rafale plus forte que les autres balaya les nuages, le jour reparut ; alors les habitants, ceux du moins que la terreur n’avait pas complétement affolés ou rendus indifférents à ce qui se passait autour d’eux, poussèrent une immense clameur d’épouvante.

Ils avaient aperçu un beau navire de huit cents tonneaux au moins, entièrement démâté, rasé comme un ponton, incapable de se diriger ; arrivant avec la rapidité d’un cheval de course, le cap droit sur la passe étroite de la baie du Lamentin.

Ce navire désemparé, privé de son gouvernail, était drossé, par les courants sous-marins qui l’entraînaient avec une force irrésistible vers l’entrée de la baie, sur les rochers de laquelle du premier choc il serait réduit en poudre.

La perte de ce beau navire n’était malheureusement que trop certaine, dans l’état où il était réduit, aucune puissance humaine, quand même l’ouragan se fût calmé et la mer redevenue manse, n’aurait pu le préserver de la catastrophe terrible dont il était menacé, et vers laquelle il accourait avec une rapidité toujours croissante.

Il était évident pour les spectateurs anxieusement groupés sur la plage, que personne n’essayait à bord du navire inconnu, de lutter contre la tempête et de diriger la marche du bâtiment de façon à le faire s’échouer sur le sable de la baie, au lieu de s’aller briser sur les rochers, dont les crêtes menaçantes et couronnées d’écume apparaissaient à droite et à gauche de la passe.

Une réaction s’était opérée parmi les habitants, le danger du malheureux navire leur avait fait presque oublier celui non moins terrible auquel eux-mêmes étaient exposés.

L’homme n’est ni entièrement bon, ni entièrement méchant ; pris en masse, les individus deviennent meilleurs, l’humanité ne perdant jamais ses droits ; les colons s’ingénièrent pour porter secours au navire en perdition, mais à leur grand regret, les moyens manquaient ; ils ne pouvaient que former des vœux ardents mais stériles pour que, par un hasard providentiel, il échappât au naufrage.

Mais déjà le pauvre navire n’était plus pour ainsi dire, qu’une épave, flottant au caprice des flots ; son allure devenait de plus en plus significative, l’eau s’engouffrait dans sa cale par quelques déchirures faites au-dessous de la ligne de flottaison ; tantôt il tournoyait sur lui-même, ou bien il s’avançait par le travers, ou l’arrière en avant parfois, il donnait tellement à la bande, soit sur tribord, soit sur bâbord, qu’il semblait sur le point de chavirer ; d’autres fois, il plongeait avec une telle force de l’arrière ou de l’avant qu’il disparaissait au milieu des lames furieuses, et que pendant quelques instants on le croyait sombré ; mais il n’en était rien ; il se relevait comme un cheval sous l’éperon, reprenait sa course affolée et se rapprochait de plus en plus du rivage, ou plutôt des rochers dont bientôt il ne fut plus éloigné que d’une portée de fusil, et vers lesquels il continuait opiniâtrement à se diriger.

Personne n’apparaissait à bord.

Ou l’équipage avait été enlevé par les coups de mer, ou il avait abandonné le bâtiment ; la seconde hypothèse semblait beaucoup moins probable que la première à cause de la force de la tourmente ; une embarcation quelconque n’eut pas impunément flotté pendant cinq minutes sur le dos des lames furieuses, elle eut été broyée contre les flancs du navire ou engloutie en essayant de s’en éloigner.

Cependant la situation du bâtiment devenait de plus en plus critique et désespérée ; quelques brasses le séparaient seules des rochers où il allait trouver son tombeau.

Tout à coup deux personnes surgirent par une écoutille de l’arrière et apparurent sur le pont.

La foule rassemblée sur la plage, les distinguait parfaitement.

C’était un homme et une femme, ou plutôt une jeune fille.

Elle paraissait âgée de dix-huit ans à peine, malgré la pâleur livide de son visage, elle était d’une admirable beauté.

L’homme aussi était jeune et beau, le riche costume dont il était vêtu montrait qu’il appartenait à la plus haute classe de la société.

En apercevant ces deux créatures humaines, rampant plutôt qu’elles ne marchaient sur le pont glissant du navire, où elles ne réussissaient à se maintenir qu’avec une difficulté extrême, la foule poussa une exclamation d’horreur et de pitié.

Ces deux personnes portaient une légère corbeille entre leurs bras entrelacés.

Arrivées près du guindeau, dont les bittes seules restaient, l’homme et la jeune femme se levèrent, s’accrochèrent désespérément après les bittes et, soulevant la corbeille en dessus de leurs têtes, ils la montrèrent à la foule.

L’homme prononça quelques mots, que malgré la proximité du rivage, la fureur du vent empêcha de comprendre ; la jeune femme joignit les mains avec prière, semblant implorer la pitié des spectateurs de cette scène douloureuse.

On avait entrevu un enfant dans la corbeille ; une frêle créature, blanche et rose, âgée d’un an à peine.

L’anxiété était générale, la pitié immense.

Il était évident que le malheureux père réclamait des secours pour son enfant ; ses gestes désespérés, l’expression anxieusement douloureuse de son visage, les pleurs de la jeune femme, tout le prouvait.

Mais que faire ? comment venir en aide à ces infortunés ? se jeter à la mer ? c’était courir à une mort presque certaine, sans espoir de sauver la pauvre créature.

Le navire touchait presque les rochers ; quelques minutes encore et c’en était fait ?

Soudain un homme d’une taille athlétique, nu jusqu’à la ceinture, s’élança du milieu des groupes effarés écartant tous ceux qui se trouvaient sur son passage.

— Sur ma foi de breton ! s’écria-t-il, il ne sera pas dit que nous aurons laissé ce chérubin du bon Dieu périr, sans essayer de le sauver, et se tournant vers le navire : courage ! me voilà ! cria-t-il d’une voix tellement stridente qu’elle parvint jusqu’aux naufragés.

— Courage ! s’écrièrent tous les assistants, Danican sauvera l’enfant !

Danican, celui qui s’était si spontanément offert pour tenter ce sauvetage presque impossible, passait pour être le meilleur nageur de l’île ; on lui avait vu maintes fois accomplir des prodiges de natation. L’eau semblait être son élément naturel.

Sans perdre un instant, le hardi nageur s’attacha autour de la ceinture l’extrémité d’un longue ligne extrêmement tenue, mais d’une solidité à toute épreuve ; puis après avoir confié l’extrémité de cette ligne aux mains des spectateurs, qui devinant son projet se hâtèrent de la saisir, l’audacieux boucanier fit joyeusement le signe de la croix, s’avança résolument sur la grève, et se laissa emporter par une lame énorme, qui après s’être abattue avec fracas sur le rivage, se retirait avec une vélocité extraordinaire.

Pendant deux ou trois minutes, des siècles, en pareille circonstance, les spectateurs de cette action étrange, le cœur serré par la crainte, les yeux agrandis pas l’inquiétude, essayèrent d’apercevoir le téméraire boucanier ; il semblait avoir disparu pour toujours ; mais bientôt ils virent sa tête pâle surgir au milieu de la nappe d’écume ; il nageait vigoureusement vers le navire, dont il n’était plus qu’à quelques brasses.

Un cri de joie s’exhala de toutes les poitrines oppressées, et se changea bientôt en une immense clameur joyeuse, quand on aperçut le brave Danican, après avoir échangé quelques rapides paroles avec les naufragés, retournant vers la plage, portant la corbeille solidement amarrée sur sa tête, et recouverte d’une toile goudronnée, pour garantir l’enfant du contact de la mer.

Le sauveteur avait accompli la première partie de sa tâche avec une hardiesse incomparable et un bonheur incompréhensible ; mais il lui fallait maintenant revenir, le péril était immense, la mort presque certaine.

Danican était homme de tête et surtout d’imagination ; il dénoua la ligne serrée autour de ses flancs, l’attacha solidement après le navire ; dès qu’elle fut tendue à son gré, il bondit au-dessus de la lame, empoigna fortement la ligne des deux mains et presque debout, se pomoyant main sur main, selon l’expression maritime, il s’avança majestueusement vers la plage ; parfois les lames passaient en rugissant au-dessus de lui et le recouvraient tout entier ; mais il ne lâchait pas prise malgré les horribles secousses qu’il recevait ; l’eau lui brûlait les yeux, l’aveuglait, fouettait à coups redoublés son torse nu, il n’en tenait pas compte ; ce fut ainsi qu’il atteignit enfin le rivage, où les spectateurs émerveillés de tant d’audace et de sang-froid, le recueillirent à demi-évanoui dans leurs bras.

L’enfant était sauvé !

Les deux personnes demeurées sur le navire avaient suivi d’un regard anxieux le retour du nageur vers la plage ; lorsqu’ils le virent aborder, ils poussèrent un cri de joie et tombèrent dans les bras l’un de l’autre ; au même instant elles se redressèrent avec épouvante, le navire venait de toucher les brisants ; un bruit terrible suivit ce choc effroyable et l’eau commença à inonder la cale, avec de sourds et sinistres mugissements.

Les deux jeunes gens parurent échanger quelques mots, une fois encore, ils s’embrassèrent dans un adieu suprême ; puis tout à coup un poignard brilla dans la main de l’homme et s’abattit sur la gorge de la jeune femme, toute frissonnante, dont la tête pâle se pencha sur l’épaule de son meurtrier, fixant sur son visage un dernier regard plein d’une expression d’amour et de joie douloureuse ; le poignard brilla une seconde fois, et la lame sanglante disparut tout entière dans la poitrine de l’homme.

Celui-ci, demeura pendant une minute, droit, immobile, les yeux fixés sur le ciel, puis il courba la tête, imprima un dernier baiser sur le front blêmi de sa compagne, l’enleva dans ses bras par un effort puissant, marcha d’un pas ferme vers l’arrière du navire ; il s’élança avec son précieux fardeau, et s’engloutit à jamais au milieu des lames rugissantes.

Au même instant, une lame monstrueuse passa par dessus le navire, dont toutes les membrures frémirent, un craquement sinistre se fit entendre : ce fut en vain que les spectateurs terrifiés cherchèrent le bâtiment, il avait disparu, émietté par les rochers ; au loin quelques planches flottaient au hasard, tristes épaves surnageant seules à ce beau navire, dont le nom même devait rester un mystère.

Les années s’écoulèrent, le temps passa sur cette terrible catastrophe, et elle fut, ou du moins parut complétement oubliée.

Danican n’avait pas voulu se séparer de l’enfant auquel il avait si miraculeusement sauvé la vie, il l’avait adopté et l’aimait, comme s’il eût été son père. On s’attache encore plus par les services qu’on rend, que par ceux qu’on reçoit. Le farouche boucanier, espèce de bête fauve, dont la vie avait toujours été solitaire, éprouvait un bonheur inouï, quand après une périlleuse expédition contre les Espagnols, ou une rude chasse aux taureaux, dans les savanes, il était accueilli au retour par les frais et cristallins éclats de rire de la charmante fillette ; nous avons oublié de noter ce détail important que l’enfant sauvé par le boucanier était une fille. Il lui ouvrait ses bras, dans lesquels elle se jetait avec bonheur, le couvrant de ces bons baisers de l’enfance dont le charme est si puissant que rien ne les égale, et en l’appelant : « mon père ! »

Fleur-de-Mai, Danican l’avait ainsi nommée en souvenir de son sauvetage, se croyait la fille du boucanier ; pourquoi lui aurait-on enlevé cette croyance ? nul n’avait intérêt à le faire, d’ailleurs la plupart des témoins du sauvetage étaient morts ou disparus ; ceux demeurés à Saint-Domingue, tout en se souvenant de l’événement, en avaient oublié les détails.

Pendant les trois ou quatre premières années, le frère de la Côte, n’avait reçu qu’avec une certaine hésitation les caresses enfantines de Fleur-de-Mai ; ce titre de père, qu’elle lui donnait de sa voix si douce, lui causait une émotion délicieuse ; d’où cela provenait-il ? personne excepté lui n’aurait su le dire, et ce secret, il le conservait caché au plus profond de son cœur.

Cette émotion, ou plutôt cette confusion qu’il éprouvait à la vue de l’enfant, devint même si forte, qu’il résolut de s’y soustraire.

Danican s’était retiré dans le Grand-fond, où il avait établi un boucan ; il chassait, avec son engagé, les taureaux sauvages et les sangliers. À quelques portées de fusil du campement du boucanier, vivait depuis nombre d’ânées, sous la protection efficace et souvent effective des flibustiers, à cause de leurs constantes vies avec les Espagnols, une famille caraïbe, dont le chef descendait directement de l’un des plus anciens et des plus puissants Caciques, de cette malheureuse nation, alors presque éteinte, par suite de la barbarie espagnole, et dont les quelques familles survivant encore étaient venues chercher un refuge auprès des boucaniers ; ceux-ci, si féroces qu’on se plût à les représenter, avaient accueilli ces infortunés comme des frères, et les traitaient comme tels.

À plusieurs reprises, le boucanier avait eu des rapports intimes avec ses voisins indiens, il y avait eu entre eux échange de bons procédés et même de services.

L’Œil-Brillant, le chef de la famille, était très-considéré par le boucanier, qu’il avait guéri d’une grave blessure, faite par la défense d’un sanglier.

Danican n’hésita pas ; un soir il se présenta, sa fille adoptive dans les bras, au seuil de l’ajoupa des caraïbes ; en deux mots il leur expliqua, que contraint de prendre la mer peut-être pour longtemps, il ne savait à qui confier son enfant, et qu’il la leur apportait.

— Bon ! répondit l’Œil-Brillant, en prenant dans ses bras et embrassant affectueusement la fillette, alors âgée de quatre ans à peine, la fille de mon frère sera celle de l’Œil-Brillant ; l’ajoupa est grand, il y a place pour elle ; mon frère peut partir le cœur tranquille, quand il reviendra, Fleur-de-Mai lui sera rendue ; les caraïbes sont les frères des longs fusils, les gavachos n’approcheront pas de l’ajoupa.

Ce fut tout.

Le boucanier serra l’enfant sur sa poitrine, l’embrassa les yeux pleins de larmes et partit.

Son absence fut longue.

Il s’engageait pour toutes les expéditions ; chaque fois qu’il revenait à Saint-Domingue, il allait visiter ses amis caraïbes, embrassait avec admiration la fillette, qui se développait avec la rapidité et l’ampleur d’une jeune plante en liberté et devenait délicieusement belle ; puis après quelques heures heureuses passées auprès de cette enfant, qu’il sentait lui devenir de plus en plus chère, il repartait pour courir de nouveaux hasards, affronter de nouveaux dangers.

Il en fut ainsi pendant près de dix ans ; Fleur-de-Mai avait grandi, elle était dans tout l’épanouissement de sa beauté, l’enfant était devenue jeune fille, le bouton était changé en fleur. L’Œil-Brillant vieillissait, sa protection n’était plus assez sérieuse pour une jeune fille de cet âge ; il s’en expliqua avec le boucanier ; celui-ci comprit ses observations, le remercia et résolut de reprendre son enfant avec lui.

Mais là surgit, ou plutôt se révéla, une difficulté nouvelle.

L’existence du boucanier pendant les dix ans qu’il avait vécu seul, avait été fort accidentée de toutes les façons, c’est-à-dire fort peu exemplaire ; en somme et pour parler net, Danican était devenu un affreux bandit, orné des vices les plus crapuleux, et dans le cœur duquel il ne restait plus rien de bon, que son amour véritablement paternel pour son enfant d’adoption.

Le frère de la Côte ne possédait plus un sou vaillant ; il avait été contraint de vendre jusqu’à ses bagages, pour subvenir aux premiers frais de l’installation de sa pupille auprès de lui ; heureusement, il eut la pensée diabolique de risquer, sur une seule carte, la somme assez rondelette, produite par la vente.

Il gagna. Un autre se serait retiré en empochant son gain ; le boucanier s’en garda, au contraire, il continua à jouer avec une chance si extraordinairement favorable qu’il ruina son adversaire, et cela d’une façon si radicale, que celui-ci se retira, sans autre costume qu’un caleçon de toile, après avoir laissé à Danican tout son argent, trente mille piastres environ, une maison dont il était le propriétaire, deux engagés, trois venteurs et jusqu’à ses vêtements.

Une heure plus tard, le boucanier ainsi dépouillé se brûlait la cervelle ; mais cette catastrophe n’influa en rien sur la joie du frère de la Côte ; il était riche, peu lui importait le reste.

Il s’installa aussitôt dans sa nouvelle propriété, la disposa à sa guise, et la fournit de tout ce dont elle avait besoin ; mais comme les mauvais instincts dominaient plus que jamais en lui ; qu’il avait perdu jusqu’au sens moral ; il métamorphosa cette charmante demeure en un tripot du plus bas étage ; sans songer un instant à l’innocente créature qu’il allait introduire dans cet enfer, et condamner à avoir sans cesse sous les yeux le spectacle repoussant des vices les plus ignobles, et des plus effroyables orgies.

Dieu n’abandonne jamais aucune de ses créatures ; il veillait sur la jeune fille ; malgré le contact odieux auquel elle était journellement exposée, il la préserva de toute souillure.

Fleur-de-Mai, lorsque le boucanier la retira aux caraïbes auxquels il l’avait confiée pendant de si longues années, avait quinze ans. Elle était grande, svelte, élancée, fine, cambrée et flexible comme un arc ; ses pieds et ses mains étaient d’une petitesse extrême ; il y avait dans sa démarche quelque chose de majestueux, de noble dont étaient surpris tous ceux qui la voyaient pour la première fois ; ses cheveux d’un blond ambré, d’une longueur et d’une épaisseur extraordinaires, tombaient en larges boucles jusqu’à sa ceinture ; ses yeux d’un bleu pâle et transparent, presque toujours fixés dans l’espace, avaient dans le regard quelque chose d’incertain, de mystérieux et de rêveur, impossible à définir ; sa bouche mignonne, admirablement dessinée, laissait constamment errer sur ses lèvres demi-closes, un sourire doux et pensif ; sa peau d’un blanc nacré, était d’une transparence telle, qu’on voyait comme à travers un nuage circuler sous son épiderme le bleu réseau de ses veines.

Elle était délicieusement belle ; mais sa beauté avait un cachet d’étrangeté farouche, qu’elle tenait sans doute de l’existence presque sauvage que toujours elle avait menée, et qu’elle continuait sans entraves ni contrôle, depuis que son père adoptif l’avait reprise avec lui.

Ses journées presque tout entières se passaient à errer seule dans les grands bois des savanes, rêvant sous leur épaisse ramure, cueillant des fleurs au bord des rivières, tressant des couronnes et des guirlandes, qu’elle enroulait autour d’elle, ou plaçait dans sa blonde chevelure.

Cette séduisante créature exerçait, sur tout ce qui l’approchait, hommes ou animaux, une fascination singulière. Pendant ses longues courses, les oiseaux semblaient, comme à plaisir, venir de tous les coins des bois, voleter au-dessus de sa tête, se poser sur ses épaules, et jusque sur son sein, tandis que les abeilles se jouaient dans sa chevelure, couvraient ses bras et se posaient presque sur ses lèvres. Les animaux même les plus farouches, ceux que leur instinct porte à attaquer l’homme, oubliaient leur férocité à son approche. Ils connaissaient le timbre harmonieux de sa voix, obéissaient avec une docilité, qui jamais ne se démentait, à son moindre geste, à une seule parole. Elle paraissait comprendre leur langage, elle leur parlait ; souvent de longues heures s’écoulaient pendant que, assise sur le gazon, près d’un ruisseau ignoré, entourée de tous ses amis, oiseaux et quadrupèdes, couchés autour d’elle, volant sur sa tête, ou perchés sur les branches d’un arbre voisin, elle causait avec eux, ainsi qu’elle disait avec une naïve conviction.

Puis un peu après le coucher du soleil, la jeune fille reprenait à pas lents, le front rêveur, le chemin de la maison, escortée jusqu’à l’extrémité du couvert, par la foule de ses amis emplumés ou autres, en compagnie desquels elle avait passé tout le jour.

Ainsi s’écoulait la vie de Fleur-de-Mai, solitaire et mystérieuse ; constamment concentrée en elle-même, indifférente à tout ce qui se passait autour d’elle ; semblant ne rien voir, ne rien entendre, ne vivre que par la pensée ; demeurant étrangère à ce monde, qu’elle ne voulait pas connaître, et pour lequel elle éprouvait une répulsion invincible. Ses grands yeux aux regards effarés se fixaient avec lassitude sur ceux qui l’interrogeaient ; puis elle baissait la tête sans répondre ; si parfois elle laissait échapper quelques paroles, c’était une réponse qu’elle se faisait plutôt à soi-même qu’aux personnes qui lui parlaient et ne pouvaient les comprendre. Seuls les tout jeunes enfants partageaient son amour avec les animaux, et trouvaient grâce auprès d’elle ; elle les recherchait, les comblait de caresses, et se plaisait à leur babil enfantin.

— C’est une innocente ! se disaient entre eux les boucaniers avec une tendre pitié.

Ces rudes natures s’étaient émues devant tant de candeur et de naïve simplicité. Tous ils aimaient et respectaient la jeune fille ; ils éprouvaient pour elle au fond de leurs cœurs, ce sentiment de mystérieuse vénération que l’homme ressent presque instinctivement pour ceux que Dieu semble avoir placés sous sa garde spéciale, en les privant de cette faculté intellectuelle dont il a doté la foule ; et qu’il condamne ainsi presque toujours à traverser la vie sans en comprendre ni les joies ni les angoisses ; n’existant que par le rêve, et tendant malgré eux vers l’infini.

Fleur-de-Mai était ainsi devenue un être privilégié pour ces hommes féroces ; leur sollicitude était sans bornes, presque paternelle ; des sentinelles invisibles veillaient continuellement à sa sûreté ; elle pouvait ainsi, malgré sa beauté, s’égarer à sa guise à toute heure de jour et de nuit sous le couvert, sans craindre la moindre insulte. Malheur à qui aurait osé lui manquer de respect ; il aurait payé ce crime de sa vie.

Les boucaniers, gens pour la plupart ignorants et surtout superstitieux, s’imaginaient que cette chaste enfant, jetée par la Providence dans leur enfer, leur portait bonheur. La rencontrer, en obtenir un mot, était un gage assuré de succès pour les entreprises qu’ils méditaient ; un reproche tombé des lèvres de l’innocente, les faisait rentrer en eux-mêmes et presque devenir meilleurs ; en un mot la Vierge aux fleurs, ainsi qu’ils s’étaient plu à la nommer, était à son insu devenue le véritable Palladium de la grande association flibustière ; elle comptait autant de fervents admirateurs et de défenseurs dévoués, qu’il y avait de frères de la Côte.

Telle était la jeune fille qui avait entr’ouvert la porte du salon et était apparue à l’improviste aux regards émerveillés des trois flibustiers réunis dans un sinistre conciliabule.

Les trois hommes se levèrent, ils mirent à la main leurs feutres, dont les longues plumes balayaient le sol, et saluèrent respectueusement la jeune fille.

Celle-ci leur fit une silencieuse révérence ; elle se préparait à traverser la pièce, et à sortir par une autre porte donnant sur l’escalier en haut duquel se trouvait sa chambre à coucher, lorsque Bothwell fit un pas en avant et après l’avoir saluée de nouveau avec autant de respect que la première fois :

— Bonsoir, Fleur-de-Mai ; lui dit-il avec douceur.

La jeune fille s’arrêta indécise.

— Ne veux-tu pas accepter mes souhaits pour ton repos, chère enfant ? reprit le boucanier.

La jeune fille hocha doucement la tête, une expression de mélancolie envahit son visage, et laissant errer autour d’elle un regard rêveur :

— Les souhaits des méchants déplaisent au Seigneur ; murmura-t-elle presque à voix basse.

— Que veux-tu dire, enfant ? reprit le boucanier en tressaillant ; suis-je donc un méchant ! suis je donc ton ennemi ?

— Je n’ai pas d’ennemis, moi pauvre fille, dit-elle en hochant la tête ; capitaine Bothwell, laisse-moi passer ; je n’ai pas fait encore ma prière.

Elle fit un pas pour s’éloigner, mais s’arrêtant aussitôt :

— Capitaine Bothwell, dit-elle, prends garde ! Dieu n’aime pas les hommes de sang. Tu viens dans cette maison, avec des pensées de trahison ; Dieu te voit ; il te punira !

Et laissant les trois hommes atterrés de cette prédiction sinistre, l’enfant s’envola légère comme un oiseau et disparut.

La porte en se refermant, apprit aux boucaniers qu’ils étaient seuls de nouveau.

— Cordieu ! s’écria le Chat-Tigre, voilà une donzelle bien hardie, de proférer de telles paroles, ne craint-elle pas ?…

— Elle n’a rien à craindre, ni de moi, ni de personne ; dit Bothwell en relevant la tête.

— Quelle est donc cette femme ? demanda Chante-Perdrix en ricanant ; et de quel droit ose-t-elle ?…

— Assez sur ce sujet, messieurs ; interrompit sèchement Bothwell ; vous êtes nouveaux à Saint-Domingue, sans cela vous ne parleriez pas de cette femme, ainsi que vous la nommez, comme vous le faites. Fleur-de-Mai, ou plutôt la Vierge aux fleurs, a le droit de tout dire ; s’attaquer à elle c’est vouloir mourir ; tout le monde la protège ici ; et moi-même, si l’on osait l’insulter, je me ferais tuer pour la défendre. Donc, je vous le répète, assez sur ce sujet ; revenons, s’il vous plaît, aux affaires qui ont motivé notre entrevue ; notre temps est précieux, ne le perdons pas davantage.

— Soit, nous sommes à vos ordres, monsieur.

Les trois hommes reprirent leurs places autour de la table.

Bothwell remplit son verre, le vida d’un trait et saluant les deux étrangers d’un signe de tête :

— Ce n’est pas à moi, mais à vous de parler, messieurs, leur dit-il, puisque c’est vous qui m’avez recherché et mandé ici ; veuillez donc vous expliquer sans plus de retard.