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Les trois cocus/Chapitre XXIII

La bibliothèque libre.
Librairie populaire (p. 164-172).


CHAPITRE XXIII

PUISSANCE MAGNÉTIQUE DE M. PAINCUIT


Lorsqu’il eut payé à son cocher de fiacre une bonne quantité d’heures, augmentée d’un généreux pourboire, Robert songea à Mme Paincuit, avec qui il était parti pour cette fameuse excursion au bois et qui avait déserté la voiture dès sa première station.

Il lui tardait de connaître les raisons de cette éclipse inattendue qui avait été le prélude de deux substitutions.

Sans perdre de temps, il se rendit chez la plumassière. Il sonne. La bonne ouvre.

— Que désire monsieur ?

— Je voudrais parler à M. Paincuit ; je viens pour affaires.

— Monsieur n’est pas encore rentré, mais il y a madame.

— C’est bon ! Du moment qu’il s’agit d’affaires concernant la maison, je puis aussi bien parler à madame.

Laripette entre au salon. Gilda vient.

— Robert !

— Madame, m’expliquerez-vous ?…

— Mon ami, vous avez dû me trouver bien étrange !… Et pourtant, non, vous avez sans doute compris en voyant le fiacre vide…

— Compris, quoi ?

— Vous le demandez ?… Mais n’avez-vous pas été bien aise de ne plus m’y trouver ?…

— Gilda, qui peut vous faire supposer ?…

— N’étais-je pas compromettante ?… Tout n’était-il pas perdu ?…

— Qu’est-ce qui était perdu ?

— Votre honneur !… Le mien !…

— Ma chère amie, avec tout le respect que je vous dois, je me permettrai de vous dire que vous divaguez… En quoi notre honneur commun était-il compromis par la station, très courte du reste, que j’ai faite chez Me Bredouillard ?

— Et mon mari, donc ?… Ne vous êtes-vous pas rencontré avec Néostère chez votre avocat ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Vous n’avez pas vu mon mari cet après-midi ?

— Non !

Là-dessus l’explication se donne de part et d’autre. Gilda raconte à Robert qu’elle a vu venir son mari, que M. Paincuit est entré au n° 25 de la rue Bonaparte, qu’elle a pensé qu’il allait se trouver nez à nez avec Laripette chez Bredouillard, qu’il l’accompagnerait jusqu’à la voiture, et qu’elle a jugé prudent de s’esquiver pour éviter un esclandre.

Une fois renseigné, Robert narre à son tour qu’il a été fort surpris… de trouver le fiacre vide, dit-il ; car il n’a pas vu dans le cabinet de son avocat l’ombre du moindre Paincuit. Il se garde bien, naturellement, de parler de la remplaçante de Gilda ni des autres événements de la journée. Il a, affirme-t-il, attendu longtemps ; puis, ne la voyant pas revenir, il a congédié la voiture et fait tristement, seul, à pied, une partie de la promenade projetée.

La plumassière renouvelle à Robert ses excuses. On prend rendez-vous pour le lendemain, afin de réparer le temps perdu.

Sur ces entrefaites, survient M. Paincuit, accompagné de Bredouillard. Le plumassier est dans une joie sans pareille : il vient de faire une découverte merveilleuse.

Quelle est cette découverte ?

M. Paincuit ne croit pas seulement au spiritisme, il croit encore au magnétisme animal. Les tables tournantes ne lui suffisent pas, il lui faut aussi les somnambules. Or, Néostère, qui était déjà convaincu qu’il est un médium spirite, capable d’évoquer les esprits, croit maintenant qu’il est en outre médium magnétiseur, capable d’endormir ses contemporains.

Il y a en effet, de par le monde, des gens qui ont cette toquade : ils s’imaginent qu’ils oui dans les yeux des torrents de fluide et que, par la seule puissance de leurs regards, ils peuvent jeter les autres dans le sommeil.

J’ouvre une parenthèse :

Connaissez-vous l’histoire des deux médiums, si spirituellement racontée par mon ami Charles Leroy ?

Non, peut-être ? — Je vais vous la reproduire.

Cela s’est passé, affirme Leroy, du temps de Louis-Philippe. Il y a d’abord un peu de police là-dedans ; mais n’y prenez pas garde.

Un drôle a été arrêté : on le soupçonnait d’avoir empoisonné un gendarme qui prisait, et d’avoir étranglé une bonne femme qui avait un chien jaune, des économies et soixante-dix-sept ans. Il ne voulait rien avouer. Au contraire, il affirmait que le gendarme était son ami, et qu’il avait l’intention de reconnaître la bonne femme pour sa fille.

Cela paraissait extraordinaire.

Le fait vint aux oreilles de la reine Amélie, et il fut décidé, sur l’ordre du roi, que l’on endormirait l’accusé, et qu’il serait interrogé pendant son sommeil magnétique.

Un médium fut mandé ; mais, malgré ses efforts, il ne put rien obtenir. L’accusé, au lieu de dormir, s’était mis à danser.

Le préfet de police, tremblant pour sa place, demanda un second médium. Celui-ci ne fut pas plus heureux : l’accusé, tandis qu’on le chargeait de fluide, su mit à faire das tours d’adresse avec le chapeau du commissaire présent aux épreuves.

Le second médium dit : « Je vois bien pourquoi je n’ai pas réussi ; c’est mon collègue, ce bonhomme qui m’a précédé, qui a abruti mon sujet. » Le second répliqua : « Pardon ! le fluide allait opérer ; malheureusement, mon collègue, celui qui m’a succédé, a défait toute ma besogne. »

Faute de preuves, l’accusé fut relâché, et Louis-Philippe enfonça son parapluie dans le ventre du commissaire.

Quelques armés passèrent sur cet événement et personne n’y songea plus.

Cependant, un beau jour, les deux médiums se rencontrèrent d’une façon bizarre.

Le premier, qui n’avait pas réussi dans le magnétisme, s’était mis perruquier ; le second avait fait fortune dans les abat-jour.

Ce dernier, qui était de noce, entra, sans faire attention, dans la première boutique venue, se mit dans un fauteuil et demanda à être rasé.

Le patron, le premier médium, prépare sa savonnette, saisit le patient et commence à le savonner, quand, tout à coup, et sans se rien dire, les deux hommes se reconnaissent. Depuis l’affaire de l’assassin, on le comprend sans peine, ils étaient de mortels ennemis.

Sans se parler, les deux hommes frissonnent de la tête aux pieds. La même pensée les travaille : endormir l’adversaire pour lui prouver sa supériorité.

Ils se regardent dans le blanc des yeux. Le fluide s’épanche en simples filets, puis en cascades ; enfin, c’est un torrent, un océan.

La lutte n’était soutenable ni pour l’un ni pour l’autre, et les deux champions du magnétisme s’endorment mutuellement.

On entre, on sort, on parle, on crie, on demande ; rien ne répond, rien ne tressaille, rien ne bouge, si ce n’est le perruquier qui continue son mouvement de savonnage.

Embêtés, les clients sortent et vont porter leur pratique ailleurs.

La boutique devient déserte, on ne s’en occupe plus. Personne ne vient plus, sauf pourtant le concierge, qui arrive un certain matin demander l’argent du terme.

Horreur !… Depuis deux mois que le perruquier frottait son client, il lui avait usé la tête, et même le dossier du fauteuil. Quant à lui, il avait usé non seulement son blaireau, sa main et son bras, mais aussi la moitié de son épaule.

Devant un pareil spectacle, le concierge, saisi d’épouvante, sent le gland de son bonnet se dresser d’effroi sur sa tête et devient subitement fou. Il se précipite dans l’arrière-boutique, et, dans un accès de folie furieuse, il se met au piano et joue les mélodies les plus fantastiques.

Le bruit fait frémir d’abord le client, qui commence à bouger et qui enfin se décide à se lever, pendant que le perruquier tournait toujours le reste de son bras.

Le plus curieux, c’est qu’en sortant, le médium sans tête mit trente centimes sur le comptoir, en disant : « Au revoir, messieurs et dames. »

Depuis, on ne l’a jamais revu.

Quant au perruquier, il a fini par s’user le long du concierge, tombé mort de saisissement.

Eh bien ! comment trouvez-vous l’aventure ?

Vous direz sans doute que c’est une bonne charge. Soit. Du moins, n’allez pas le dire devant un de ces naïfs convaincus dont je parlais tantôt.

Il vous répondrait :

— Pourquoi plaisanter ? Cela a pu parfaitement arriver.

Et, de fait, un médium magnétiseur ne doute jamais de rien.

Bredouillard avait un gros chat blanc, tacheté sur la tête d’un long point noir en forme de larme mortuaire et qui, pour ce motif, avait reçu le nom de Ci-gît. Le plumassirr avait fixé ce jour-là Ci-gît, qui avait alors fermé les yeux.

D’où M. Paincuit avait conclu :

— Je suis médium magnétiseur, c’est clair !

Mais Bredouillard avait remarqué de son côté que, lui aussi, quand il regardait son chat, celui-ci fermait les yeux.

À son tour, il avait dit :

— Paincuit, nous sommes tous les deux médiums magnétiseurs !

Dès lors, tous deux avaient formé un rêve : trouver un sujet.

Néostère mena son ami Anselme chez lui.

— Nous dînerons ensemble, avait-il dit, et au dessert nous verrons d’endormir ma femme.

Ils trouvèrent Laripette qui venait de terminer ses explications avec Mme Paincuit et qui allait se retirer.

Le plumassier le retint aussi à dîner.

Pendant le repas, on causa spiritisme, sujet éternel des conversations de Néoslère. Robert approuva toutes les idées saugrenues de son co-locataire. Après le café, M. Paincuit fit part à sa femme et à Laripette de sa découverte concernant sa puissance magnétique.

— C’est donc pour cela, insinua Robert, que je me suis senti faiblir chaque fois que vous m’avez fixé.

Vous pensez si le mari de Gilda saisît la balle au bond : il tenait son sujet.

— Monsieur Laripette, dit-il autorisez-moi, je vous prie, à faire sur vous une courte expérience.

— Volontiers, répondit l’aimable farceur.

Incontinent, le plumassier commença ses passes. Robert ferma peu à peu les paupières.

M. Paincuit triomphait.

Il agitait les bras, tenait les mains à quelque distance du front de Laripette et les secouait. Bredouillard imitait ce manège. Le sujet magnétisé remua les lèvres et prononça quelques paroles incohérentes. Gilda riait sous cape, comprenant la comédie de son professeur de cosmographie.

Robert était raide comme un automate.

— Interrogeons-le, dit M. Paincuit.

— Pas encore ; la parole n’est pas claire ; il n’a peut-être pas assez de fluide.

— Vous croyez ?

— C’est mon avis.

— En tout cas, un peu plus de fluide ne pourra pas nuire à l’expérience.

Les voilà qui recommencent leurs passes.

Bredouillard, surtout, tourne autour de la chaise sur laquelle est assis Laripette, en prodiguant de grands gestes. Paincuit, de son culé, se démenait comme un beau diable. On ne peut pas se faire la moindre idée de la quantité phénoménale de fluide qui devait se dégager des deux médiums en exercice.

— Cette fois, ça doit y être, dit Bredouillard.

Le plumassier se campa devant son sujet, et, d’un air grave, commença à l’interroger :

— Transportez votre pensée de l’autre côté de l’eau. Promenez-vous en esprit sur le boulevard des Italiens. Que voyez-vous ?

— Je vois des hommes et des femmes qui vont et viennent… Il y a un secrétaire d’ambassade qui prend un mazagran au café Riche… Il lit un journal… Le monsieur d’à côté fume un londrès… Les deux hommes se regardent… Le secrétaire d’ambassade dit : « Ce n’est [tas la première fois que je rencontre cette tête. »…

— Plongez votre regard dans les poches du pardessus du monsieur qui fume un londrès… Que voyez-vous dans ces poches ?

— Un portefeuille.

— Et qu’y a-t-il dans le portefeuille ?

— Des billets de banque.

— Comptez-les.

— Un… deux… trois… quatre… Il y a dans le portefeuile quatre billets de mille francs chacun.

Paincuit était radieux.

— Hein ? fit-il en se tournant vers sa femme, quand je te le disais !…

L’avocat voulut s’en mêler.

À son tour, il jeta un peu de fluide à Laripette et se mit en devoir de lui poser des questions.

— Allez plus loin, commanda-t-il. Poussez jusqu’à Saint-Germain en Lave. Entrez dans le pavillon Henri IV. Que distinguez-vous ?

Mais Laripette demeura impassible. Bredouillnrd réitéra sa question. Pas de réponse.

Il se tourna, étonné, vers Paincuit.

— Je vois ce que c’est, dit celui-ci ; ce sujet m’appartient ; il est soumis directement à ma puissance magnétique… Vous n’exercez pas d’influence sur lui… Tenez, vous allez voir qu’il m’obéira, à moi.

Et il reprît pour son compte les questions de Bredouillard :

— Rendez-vous à Saint-Germain en Lave. Promenez-vous une seconde sur la terrasse… Y êtes-vous ?

— Oui.

— Quel est l’établissement qui est au bord de la terrasse, à droite en arrivant de la gare ?

— Un hôtel-restaurant.

— N’y a-t-il pas une enseigne ?

— Oui.

— Lisez… Je vous l’ordonne.

— Pavillon Henri IV.

— Entrez-y.

— M’y voilà.

— Montez au premier… Que voyez-vous ?

— Un monsieur et une dame qui dînent… Le monsieur est vieux…

— Comment est la dame ?

— Jeune… Jolie… Brune… Elle s’évente…

— Cause-t-elle avec le monsieur ?

— Oui… Le monsieur rit de ce qu’elle dit… Il est bien laid, ce vieux décoré.

— Il a donc une décoration ?

— Le ruban de Grégoire-le-Grand.

— Transportez votre esprit, maintenant, où vous voudrez… bien loin… bien loin… plus loin encore… Traversez la mer… Arrêtez-vous… Est-ce que rien ne frappe votre attention ?

— Si… un grand palmier… le serpent dort, enroulé sur lui-même… Là-bas, un Arabe passe… Oh ! le chameau a fait un faux pas… Il se relève… La nue se déchire… Quel éclair !… C’est affreux… Le chameau bondit dans le désert… Oh ! encore un coup de tonnerre… l’Arabe est foudroyé.

Le plumassier poussa une exclamation de joie :

— C’est merveilleux… Qui oserait encore nier le magnétisme ?… C’est splendide… Dire que nous venons d’assister à l’instant même à un drame qui s’est passé à des milliers de lieues de nous !… Es-tu convaincu, à présent, Gilda ?

Mme Paincuit accomplissait des efforts surhumains pour s’empêcher de rire. Le plumassier se frappa tout à coup le front.

— Encore une idée qui me traverse le cerveau ! dit-il… Les somnambules voient non-seulement le présent et le passé, mais encore l’avenir… Si j’interrogeais mon sujet sur quelques événements futurs ?…

— Bonne idée ! approuva Bredouillard.

Le plumassier prit une fleur qu’il avait à la boutonnière et la plaça entre les mains de Laripette.

— Dans cinq ans d’ici, jour pour jour, que fera la personne qui vient de toucher cette fleur ?

— Attendez un instant… La personne qui a porté tantôt cette fleur ?… Attendez… Je me transporte… Je vois un pont… Un homme passe sur le pont… C’est un nègre… Il donne familièrement le bras à son ami… La personne que vous m’avez ordonné de suivre est l’ami du nègre… Ils prennent la rive gauche du fleuve et descendent sur la berge… Tiens, ils ouïrent dans la petite maison… Les volets sont verts… On a attaché le chien au pied du lit…

— Quel chien ?

— Le chien d’Eustache.

— Qui est-ce, cet Eustache ?

— Le jardinier de la villa Saint-Magloire.

— Où est cette villa ?

— Sur le coteau.

— Quel coteau ?

— Le coteau des vignes bleues.

— Des vignes bleues ?

— Oui, les feuilles de la vigne sont bleues… les raisins sont rouges comme des coquelicots… Il y a des béliers dans la plaine.

— Étrange ! étrange !… Revenez au chien d’Eustache qui est attaché au pied du lit… Est-ce que le nègre et son compagnon sont dans la chambre ?

— Oui… le chien, qui aboyait, cesse dès que le nègre est entré… Ils prennent la cassette…

— Quelle cassette ?

— La cassette qui est sur le guéridon.

— Et que contient-elle, cette cassette ?

— Le trésor.

— Quoi ! un vol ?

— Non, le trésor leur appartient.

— D’où provient-il ?

— De la cave.

— Est-ce de la cave de cette maison qui est au bord de ce fleuve ?

— Non.

— De quelle cave, alors ?

— Attendez… Je reviens… C’est la maison dans laquelle habite à Paris la personne dont je tiens la fleur…

— Moi ?

— Oui, vous.

— Cette maison-ci ?

— Oui… Il y a un colonel retraité au troisième, un magistrat au second… Le concierge est enragé…

— C’est bien cela, murmure le plumassier… Et le trésor de la cassette que prennent le nègre et son compagnon provient de la cave de la maison de Paris ?

— Précisément.

— Ce trésor est bien la propriété du nègre ?…

— Et de son compagnon… Il est à eux deux… Je vois de l’or, des diamants, des pierreries… Oh ! les millions ! les millions que renferme cette cassette !…

Cette révélation inattendue intéressait vivement le plumassier Paincuit.

Il tenait à avoir le fin mot de la chose. Aussi revint-il à la charge pour connaître l’endroit précis où se trouvait dans sa cave le fameux trésor, au sujet duquel il se rencontrerait au bout de cinq ans avec un nègre.

Mais la séance avait sans doute fatigué le sujet magnétisé, car ses explications devinrent dès lors confuses, et ! e plumassier ne put pas en tirer autre chose que des phrases entrecoupées dans le genre de celle-ci :

— Toujours le chien au pied du lit… Le nègre tient l’échelle… La cave a été creusée très profondément… Le ruisseau bouillonne… Il y a des nénuphars… Je vois le docteur couper une branche au grand sycomore… La cassette est au fond… Ils sont tous’es deux millionnaires… Pauvre Thérèse !… Son enfant gémit sur la montagne… Le mur s’écroule… Le trésor est sauvé !…

Les deux médiums réveillèrent enfin Laripette, qui fut bien surpris d’apprendre qu’il avait parlé pendant son sommeil.