Aller au contenu

Les trois cocus/Chapitre XXXIII

La bibliothèque libre.
Librairie populaire (p. 231-238).


CHAPITRE XXXIII

LE MIRACLE DE LA BOSSE FONDUE


Différents petits miracles avaient été signalés dans la journée qui précéda l’apparition de Pie IX aux demoiselles Duverpin. Ils furent mentionnés dans l’Univers, dans le Pèlerin, dans le Journal de la Grotte et dans quelques organes religieux.

Quant à l’apparition du défunt pape, les deux vieilles filles, tout à leur joie, en soufflèrent quelques mots discrets à des dames de divers pèlerinages, mais sans donner de grands détails ; elles jugèrent prudent, et avec raison, de garder pour elles le secret des privautés intimes de l’habitant du ciel.

Aussi, en moins de quarante-huit heures, tous les dévots en station à Lourdes connaissaient le prodige.

La majeure partie des pèlerines se montraient avec admiration Irlande et Scholastique.

On chuchotait tout bas dans la basilique, en les montrant lorsqu’elles allaient à la sainte Table.

— Voyez-vous ces deux vieilles demoiselles qui s’agenouillent dans la nef pour communier ?

— Oui.

— Notre très saint père regretté Pie IX leur est apparu il y a trois nuits.

— À toutes deux successivement ?

— Non pas, à toutes deux ensemble.

— C’est un grand miracle.

— Certes.

— D’autant plus que ce n’est pas en rêve qu’elles l’ont vu ; elles ont touché sa soutane, elles ont eu l’insigne honneur de baiser ses mains…

— Des mains corporelles, n’est-ce pas ?

— De vraies mains, en chair et en os.

— Quelle joie ! Notre sainte religion ne manquera pas de triompher bientôt, puisque le ciel nous accorde les miracles que nous lui avons tant demandés !

— Ce n’est pas fini, il tant l’espérer..

— Oui, un miracle ne vient jamais seul.

— Puisse la bonne Vierge obtenir de son divin fils quelque prodige éclatant, quelque guérison merveilleuse et indéniable qui confonde l’incrédulité des impies !

Tandis que cette conversation se tenait à voix basse dans une des nefs latérales de la basilique, un bossu entrait. Il possédait une bosse formidable, une de ces bosses comme on en rencontre rarement, dont on peut dire même que le moule a été perdu.

Il fit lentement le tour de la basilique, examina avec attention les plus beaux ex-voto et s’agenouilla devant plusieurs autels.

Evidemment, ce bossu était venu à Lourdes pour obtenir la guérison de sa bosse, le redressement de son épine dorsale.

À ce moment, l’abbé Groussofski était en train de se débattre avec un infirme d’un autre genre qui voulait se confesser à lui.

Groussofski venait de dire sa messe dans une des petites chapelles et il rentrait à la sacristie, précédé de son enfant de chœur, lorsqu’un grand diable d’individu se planta devant, son passage en agitant d’immenses bras et en poussant des cris rauques.

Notre abbé fit un bond en arrière et faillit du coup lâcher son calice, sa patène et les autres ustensiles sacrés qu’il avait à la main.

L’individu était un sourd-muet de naissance, incapable de produire autre chose que des sons gutturaux tout à fait inarticulés.

L’abbé croyait avoir affaire à un fou.

Il se glissa contre un pilier, envoya un grand coup de pied dans le derrière de l’enfant de chœur pour le faire aller plus vile, et se faufila prestement à la sacristie.

Mais le sourd-muet en tenait pour se confesser.

Il se cramponna à Groussofski, et, à force de pantomime, avec grand renfort de gestes expressifs, il lui fit comprendre qu’il désirait recevoir une absolution.

Le cas était embarrassant.

Un prêtre ne peut absoudre un pénitent sans avoir préalablement entendu sa confession.

Or, le pénitent était sourd-muet.

Il fallut bien alors procéder à une confession par gestes.

Ce fut, comme vous pensez bien, un dialogue extrêmement curieux, dont le lecteur peut se faire une idée, mais qu’il est impossible à l’auteur de reproduire.

Représentez-vous par la pensée ce confesseur interrogeant son pénitent et lui demandant, par une imitation mimique, s’il n’avait pas commis tel ou tel péché. Imaginez-vous le pénitent répondant au moyen du même langage interprétatif.

La scène était aussi édifiante que curieuse, d’autant plus que tout le public, qui venait à la sacristie pour acheter des scapulaires et des médailles, assistait à cette étrange confession et n’en perdait pas un geste.

Quand Groussofski eut absous le sourd-muet, il passa à l’église et rencontra Je bossu qui sortait.

L’abbé n’hésita pas à l’aborder.

— Mon ami, dit-il, vous venez sans doute à Lourdes pour obtenir une guérison ?

— Je viens par acquit de conscience ; mais je n’espère pas être redressé.

— Pourquoi cela ?

— J’ai déjà adressé mille prières à la Vierge, j’ai fait des neuvaines, j’ai passé des nuits entières au pied des autels, j’ai dit des milliards de chapelets, rien ne m’a réussi.

— Ce n’est pas une raison pour désespérer.

— Je suis allé en pèlerinage à la Salette, je me suis frictionné l’échine avec de l’eau de la source.

— À la Salette ?… Cela ne m’étonne pas que vous n’ayez obtenu aucun résultat !… La Salette, mon ami, est loin de valoir Lourdes.

— Enfin, je vous le répète, je suis venu ici par pur acquit de conscience, mais sans aucun espoir.

Un groupe s’était formé autour des deux interlocuteurs.

Groussofski leva un œil inspiré.

— Avec l’aide de Dieu, dit-il, les miracles auxquels on s’attend le moins arrivent !

— Celui après lequel je soupire n’arrivera pas, hélas ! répondit le bossu d’un air navré.

— Vous n’avez jamais, sans doute, été soutenu dans vos prières par une âme fidèle et compatissante ?

— Non, cela n’est malheureusement que trop vrai.

— Alors, mon ami, je vois pourquoi vous n’avez pas été exaucé. Voulez-vous que nous pliions ensemble ? Je vous offre mon concours dévoué. Deux voix se font toujours mieux entendre qu’une seule.

— Monsieur l’abbé, vous êtes trop bon ; mais votre offre me paraît faite de si bon cœur que je l’accepte.

— Eh bien, nous allons de suite commencer nos invocations.

L’assistance était enthousiaste.

— Oh ! le bon prêtre ! disait-on à la ronde. Bien sûr, c’est un saint.

— Qu’est-ce que cet abbé ? demandaient quelques pèlerins curieux.

— C’est sans doute un ami des demoiselles Duverpin, qui ont été favorisées d’une apparition de Pie IX ; car, voyez-vous, il a l’air de les connaître.

— C’est vrai, ma foi. Le voilà qui cause avec elles.

— Mais c’est leur aumônier, fit quelqu’un.

— Oh ! alors, certainement, cet homme doit être un grand saint.

Personne ne douta plus dès lors qu’un miracle allait se produire. On se précipita en foule du côté de la piscine, où venaient d’arriver Groussofski et le bossu, ainsi que les deux vieilles filles. En quelques minutes, la basilique fut déserte, tout le public des pèlerinages se portant vers la grotte.

Laripette et ses trois compagnes de voyage s’y trouvaient. Sans doute, ils étaient venus là en curieux.

En apercevant le bossu, chacune des trois dames se dit :

— Il me semble que j’ai déjà vu cette tête quelque part.

La cérémonie commença.

Groussofski fit placer le bossu sous un robinet et ordonna à tous les assistants de joindre leurs prières aux siennes pour obtenir un miracle. Laripette donna l’exemple de la piété en élevant ses bras vers le ciel et en criant : Jésus ! Marie ! Joseph ! — ce qui étonna fort Marthe, Pauline et Gilda.

Le robinet fut ouvert, et l’eau de la source miraculeuse coula.

D’abord, la redingote du bossu s’humecta ; puis, le liquide, une fois que les vêtements et le linge furent littéralement trempés, se répandit par terre, dégoulinant tout le long du corps du bossu.

Comme on n’était plus dans la belle saison, notre homme grelottait quelque peu ; mais l’abbé l’encourageait à braver la fluxion de poitrine.

Les assistants se demandaient, anxieux, si le miracle s’accomplirait.

Personne ne perdait de vue, tout en priant, le robinet et la bosse.

Tout à coup, Irlande s’écria :

— Dieu tout-puissant ! ça a diminué !

Était-ce la vérité ? ou bien était-ce une illusion d’optique ?

La chose fut contestée par les mis, et quelques autres déclarèrent qu’ils voyaient comme Irlande.

S’il y avait diminution, elle n’était pas sensible.

Heureusement, le robinet répandait toujours son liquide.

Irlande n’avait pas en la vue trouble. Le miracle s’opérait, réellement. On le constata mieux au bout de quelques minutes.

Plus le temps passait, plus le prodige était visible.

Il était maintenant certain, et, pour le nier, il eût fallu, être aveugle.

Au fur et à mesure que l’eau miraculeuse coulait, la bosse diminuait.

Ce furent des vivats, des chants d’allégresse.

La cérémonie, commencée par de vulgaires invocations, se termina avec des Te Deum beuglés à tue-tête.

Enfin, Groussofski ferma le robinet. Le bossu n’avait plus l’ombre de sa bosse.

Des dames charitables avaient été quérir du linge chaud ; on enferma le miraculé dans un cabinet tout proche ; il quitta ses vêtements mouillés, se frictionna, et changea de linge et d’habit.

À sa sortie, il fut l’objet d’une ovation.

Il est juste de dire que Groussofski eut sa part du triomphe.

Il n’y avait qu’une voix pour proclamer que le miracle était dû à son intervention.

Le miraculé, du reste, était le premier à le crier par-dessus tout les toits :

— Sans monsieur l’abbé, hurlait-il, je serais encore bossu !… J’avais fait des neuvaines, dit des rosaires, passé des nuits entières en adoration devant le Saint-Sacrement ; j’avais même été à la Salette… Ce sont les prières de monsieur l’abbé qui m ont valu ma guérison.

Quant aux demoiselles Duverpin, inutile de dire si elles étaient fières d’avoir un tel aumônier.

En rentrant à leur hôtel, les trois bonnes amies de Laripette ne manquèrent pas de l’interroger nu su jet de ce miracle. Malgré leurs airs de dévotion qu’elles ne prenaient que devant leurs maris, et encore seulement quand elles trouvaient cela nécessaire, Marthe, Pauline et Gilda étaient quelque peu sceptiques.

— Pourriez-vous, cher Robert, demandèrent-elles, nous expliquer d’où vous est venu ce bel accès de piété qui vous a pris tantôt, dès l’arrivée du bossu de la grotte ?

— Rien n’est plus simple : je m’intéressais à cet infirme.

— Vous le connaissiez ?

— Oui et non.

— Ce n’est pas là une réponse.

— Je ne le connaissais que depuis quelques jours.

— Et vous teniez tant que cela à voir se produire le miracle ?

— J’y tenais d’autant plus, à ce miracle, que c’est moi qui l’ai accompli.

— Ah bah !

— Comment donc ?

— La bosse était faite avec un pain de sucre.

Les trois femmes se regardèrent et poussèrent un joyeux éclat de rire.

— Ah ! voilà pourquoi cette bosse s’est si bien fondue !

En deux mots, nous dirons ce qui s’était passé.

Peu de jours auparavant, un homme s’était présenté à d’hôtel où logeait Laripette.

C’était Tirelampion, le jocrisse de la troupe Athanase Perrimet.

Il avait été congédié par son directeur pour avoir laissé une nuit la cage aux serpents ouverte ; tous les reptiles avaient profité de l’occasion pour prendre la clé des champs.

Le patron, déjà furieux de ce qu’un de ses spectateurs lui avait emmené son autruche, entra dans un bel accès de rage et chassa le négligent Tirelampion à grand renfort de coups de pied et de coups de poing.

L’infortuné jocrisse avait, pensé à implorer protection auprès de Laripette, qu’il avait vu chez le brigadier de gendarmerie d’Argelès, et qui lui avait paru bon garçon.

Il s’informa, apprit que le propriétaire de Pélagie était à Lourdes, et comme notre clown était loin d’être bête, il fit tant et si bien qu’il sut dénicher l’adresse de Robert.

Tirelampion narra son malheur.

Laripette écouta avec intérêt le pauvre diable.

— Me voilà absolument sur le pavé, gémissait celui-ci ; comment me refaire du jour au lendemain une position sociale !

— Une idée ! Nous sommes à Lourdes. Soyez l’objet d’un miracle.

— Comment ça ?

— Oui, cassez-vous une jambe, par exemple, mais de façon à ce qu’un bain dans la piscine vous la raccommode.

— Compris ; seulement, ce ne doit pas être aisé de faire celui qui a la jambe cassée.

— Une bosse, alors ?

— J’aime mieux ça, en effet.

— C’est dit ; avec un pain de sucre sur le dos, vous serez bossu, et l’eau de la divine source tondra votre bosse.

— Parfait ! Justement, j’ai été tailleur au régiment ; donnez-moi quelques fonds pour que j’achète du drap, et, en moins de quarante-huit heures, je me charge de me confectionner une redingote spéciale destinée à recéler mon pain de sucre.

— Très bien ! voilà de l’argent.

— Mais quelle sera la fin finale de l’aventure ?

— Parbleu ! le clergé, qui ne coupera pas dans le pont, verra que vous êtes un malin bon à utiliser et vous trouvera promptement un emploi lucratif ; en outre, comme miraculé, vous serez l’objet d’une profonde vénération de la part de toutes les vieilles dévotes des différents pèlerinages qui sont ici, et, vous savez, être vénéré rapporte gros.

— Eh bien ! allons-y gaiement.

— Non, ce n’est pas tout. Il vous faut le concours, ou, pour parler plus exactement, la complicité d’un prêtre. J’en ai un sous la main, l’aumônier de deux vieilles dévotes, un gaillard que j’ai ramené chez lui après l’avoir dégrisé, parce qu’il disait des bêtises et m’avait raconté toutes ses petites affaires. Je vais le voir, pendant que vous allez vous occuper de votre pain de sucre et de votre redingote.

Effectivement, Laripette avait rencontré la veille notre Groussofski qui s’était pochardé d’une façon remarquable. Il l’avait reconduit à son domicile, non sans lui avoir fait prendre quelques gouttes d’ammoniaque dans un verre d’eau sucrée ; car l’abbé, fort en train, lui avait expliqué en détail sa vraie situation, et Robert, pensant que le gaillard pourrait lui être utile, tenait à ce qu’il n’allât pas répéter ses confidences à d’autres dont la discrétion ne serait pas sûre.

Quand ils se revirent, Groussofski ne savait comment témoigner sa reconnaissance à un jeune homme qui s’était conduit envers lui d’un façon si délicate.

— Ne causons plus de cela, fit Laripette ; seulement, mon cher pompier en soutane, gardez-vous bien de boire désormais, vu que cela vous jouerait un mauvais tour. Vous avez la langue beaucoup trop longue quand vous avez votre plumet, et vous ne rencontrerez pas toujours des bonshommes comme moi que vos aveux laisseront tout à fait indifférents.

— Merci mille fois pour vos bons conseils.

Robert avait alors expliqué au faux Groussofski qu’il lui offrait, pour lui être agréable, le moyen d’asseoir à jamais sa situation dans le clergé. Il s’agissait d’accomplir un miracle. L’abbé accepta de grand cœur.

La comédie avait donc été jouée d’un parfait accord entre Laripette, Groussofski et Tirelampion.

Mmes Paincuit, Mortier et Campistron n’eurent pas cependant tous les détails de l’histoire ; car Robert se refusa à faire connaître les conditions dans lesquelles il avait rencontre l’abbé, ni surtout ce qu’il avait appris de lui-même

Une complication survint.

Robert prolongeait son séjour à Lourdes, partageant ses instants entre ses trois maîtresses et accomplissant des prodiges de ruse pour les empêcher de comprendre qu’il avait le cœur plein d’un triple amour. Pélagie avait été installée dans une chambre à part où elle recevait tous les soirs désirables.

Un beau matin, arrive comme une bombe le fameux Ship Chandler de la False-Bay, flanqué de sa fille Briséis.

L’Anglais est enfin parvenu à rejoindre Laripette !

Il se jette dans ses bras, le presse de vive force sur son cœur, l’appelle : son gendre.

Les trois dames se demandent ce que cela signifie.

Laripette proteste contre ces appellations.

On s’explique.

Ce que veut Ship Chandler, c’est le mariage de sa fille Briséis avec Hubert.

Robert regarde Briséis ; elle est charmante, elle a tout pour plaire, elle a une fortune immense par-dessus le marché ; mais Robert est l’adversaire du mariage et surtout du mariage forcé.

Il rejette donc la demande de l’Anglais, tout en s’exprimant avec une courtoisie parfaite, en mettant son refus sur le compte d’un tas de motifs, très polis, mais auxquels il est impossible d’ajouter foi.

Marthe, Pauline et Gilda respirent.

Chacune pense en elle-même que ce monstre de Robert est toujours digue d’être adoré par elle.

Ship Chandler se retire en maugréant, il dit qu’il reviendra, qu’il sera partout à la remorque de Robert, jusqu’à ce qu’il se décide. Briséis essuie une larme furtive.