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Lettre de M Thieriot/Édition Garnier

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LETTRE
DE M. THIERIOT
À M. L’ABBÉ NADAL[1]

Tout le monde admire, monsieur l’abbé, la grandeur de votre courage, qui ne peut-être ébranlé par les injustes sifflets dont la cabale du public nous opprime depuis quarante ans[2]. Pour châtier ce public séditieux, vous avez en même temps fait jouer votre Mariamne[3], et fait débiter votre livre des Vestales[4]; pour dernier trait vous faites imprimer votre tragédie.

Je viens de lire la préface de cet inimitable ouvrage ; vous y dites beaucoup de bien de vous, et beaucoup de mal de M. de Voltaire et de moi. Je suis charmé de voir en vous tant d’équité et de modestie, et c’est ce qui m’engage à vous écrire avec confiance et avec sincérité.

Vous accusez M. de Voltaire d’avoir fait tomber votre tragédie par une brigue horrible et scandaleuse. Tout le monde est de votre avis, monsieur ; personne n’ignore que M. de Voltaire a séduit l’esprit de tout Paris pour vous faire bafouer à la première représentation, et pour empêcher le public de revenir à la seconde. C’est par ses menées et par ses intrigues qu’on entend dire si scandaleusement que vous êtes le plus mauvais versificateur du siècle, et le plus ennuyeux écrivain. C’est lui qui a fait berner vos Vestales, vos Machabées[5], votre Saül[6], et votre Hérode[7] : il faut avouer que M. de Voltaire est un bien méchant homme, et que vous avez raison de le comparer à Néron[8], comme vous le faites si à propos dans votre belle préface.

Quelques personnes pourraient peut-être vous dire que la ressource des mauvais poëtes, monsieur l’abbé, a toujours été de se plaindre de la cabale ; que Pradon, votre devancier, accusait M. Racine d’avoir fait tomber sa Phèdre, et que de Brie[9] à qui on prétend que vous ressemblez en tout parfaitement,

Pour disculper ses œuvres insipides,
En accusait et le froid et le chaud[10].

On pourrait ajouter que personne ne peut avoir assez d’autorité pour empêcher le public de prendre du plaisir à une tragédie, et qu’il n’y a que l’auteur qui puisse avoir ce crédit ; mais vous vous donnerez bien de garde d’écouter tous ces mauvais discours.

On dit même que ce n’est pas d’aujourd’hui que vous faites imprimer des préfaces pleines d’injures à la tête de vos tragédies sifflées. Quelques curieux se souviennent qu’il y a deux ans vous imputâtes à M. de Lamotte et à ses amis la chute d’un certain Antiochus[11], et que vous accusâtes Mlle Lecouvreur, qui représentait votre premier rôle, d’avoir mal joué une fois en sa vie, de peur que vous ne fussiez applaudi une fois en la vôtre.

Il est vrai pourtant, et j’en suis témoin, qu’à la première représentation de votre Mariamne, il y avait une cabale dans le parterre ; elle était composée de plusieurs personnes de distinction de vos amis, qui, pour vingt sous par tête, étaient venus vous applaudir. L’un d’eux même présentait publiquement des billets gratis à tout le monde ; mais quelques-uns de ces partisans, ennuyés malheureusement de votre pièce, rendirent publiquement l’argent en disant : « Nous aimons mieux payer, et siffler comme les autres. »

Je vous épargne mille petits détails de cette espèce, et je me hâte de répondre aux choses obligeantes que vous avez imprimées sur mon compte.

Vous dites que je suis intimement[12] attaché à M. de Voltaire, et c’est à cela que je me suis reconnu. Oui, monsieur, je lui suis tendrement dévoué par estime, par amitié et par reconnaissance.

Vous dites que je récite ses vers souvent : c’est la différence, monsieur l’abbé, qui doit être entre les amis de M. de Voltaire et les vôtres, si vous en avez.

Vous m’appelez facteur de bel esprit : je n’ai rien du bel esprit, je vous jure ; je n’écris en prose que dans les occasions pressantes, et jamais en vers : car on sait que je ne suis pas poëte, non plus que vous, mon cher abbé.

Vous me reprochez de rapporter à M. de Voltaire les avis du public. J’avoue que je lui apprends avec sincérité les critiques que j’entends faire de ses ouvrages, parce que je sais qu’il aime à se corriger, et qu’il ne répond jamais aux mauvaises satires que par le silence, comme vous l’éprouvez heureusement, et aux bonnes critiques par une grande docilité.

Je crois donc lui rendre un vrai service en ne lui celant rien de ce qu’on dit de ses productions. Je suis persuadé que c’est ainsi qu’il en faut user avec tous les auteurs raisonnables : et je veux bien même faire ici, par charité pour vous, ce que je fais par estime et par amitié pour lui.

Je ne vous cacherai donc rien de tout ce que j’entendais dire de vous lorsqu’on jouait votre Mariamne. Tout le monde y reconnut votre style ; et quelques mauvais plaisants qui se ressouvenaient que vous étiez l’auteur des Machabées, d’Hérode, et de Saül, disaient que vous aviez mis l’Ancien Testament en vers burlesques : ce qui est véritablement horrible et scandaleux.

Il y en avait qui, ayant aperçu les gens que vous aviez apostés pour vous applaudir, et les archers que vous aviez mis en sentinelle dans le parterre, où ils étaient forcés d’entendre vos vers, disaient :

Pauvre Nadal, à quoi bon tant de peines !
Tu serais bien sifflé sans tout cela[13].

D’autres citaient les satires de M. Rousseau, dans lesquelles vous tenez si dignement la place de l’abbé Pic[14].

Enfin, monsieur, il n’y avait ni grand ni petit qui ne vous accablât de ridicule ; et moi, qui suis naturellement bon, je sentais une vraie peine de voir un vieux prêtre[15] si indignement vilipendé par la multitude ; j’en ai encore de la compassion pour vous, malgré les injures que vous me dites, et même malgré vos ouvrages ; et je vous assure que je suis du meilleur de mon cœur tout à vous.

Tiriot[16].

À Paris, ce 20 mars 1725.


  1. Ce morceau, composé par Voltaire sous le nom de Thieriot, son ami, m’a semblé mieux placé dans les Mélanges que dans la Correspondance. (B.)
  2. Il n’y avait que vingt ans, car Saül, la première pièce de Nadal, est de 1705.
  3. Tragédie jouée le 15 février 1725, et imprimée avec une préface dans laquelle étaient plusieurs traits contre Voltaire et Thieriot, à qui Nadal attribuait la chute de sa pièce. Ces traits ont depuis été supprimés par Nadal.
  4. Histoire des Vestales, avec un traité du Iuxe des dames romaines, 1725, in-12.
  5. Tragédie jouée en 1722.
  6. Tragédie jouée en 1705.
  7. Tragédie jouée en 1709.
  8. L’abbé Nadal, dans un des passages supprimés de sa préface, disait de Voltaire : « Je le crois trop bien né pour chercher ses avantages hors de lui-même :

    Est-ce ainsi que Néron sait disputer un cœur ? »

  9. De Brie, fils d’un chapelier, est mort en 1715 ou 1716. Il est auteur des Héraclides et du Lourdaud, pièces non imprimées.
  10. Premiers vers de la douzième épigramme de J.-B. Rousseau, livre III, page 307 du tome II des ses Œuvres, Paris, Lefèvre, 1820, cinq volumes in-8o.
  11. Antiochus, ou les Machabées, tragédie de Nadal. Dans la préface de l’édition de 1723, Nadal ne nomme ni ne désigne Mlle Lecouvreur ; il parle de l’animosité effrénée des partisans de Lamotte. Ce passage a depuis été supprimé par l’auteur.
  12. Voici les passages de la préface de Nadal :

    « Je ne puis, à la vérité, ne pas soupçonner un homme qui lui est intimement attaché... C’est une espèce de facteur de bel esprit et de littérature ; dépositaire de toutes les conceptions de cet auteur, il en est devenu l’organe ; il récite ses pièces partout... Il rapporte au logis les avis et les observations du dehors... »

  13. Imitation des deux derniers vers de l’épigramme de Rousseau (II, 6) :

    Eh ! mon ami, ne prends point tant de peines,
    Tu serois bien cocu sans tout cela.

  14. L’abbé Picque, que pour la mesure du vers J.-B. Rousseau appelait Pic, n’est connu que sous ce dernier nom, qu’il a dans les épigrammes de Rousseau. Il était mort en 1712.
  15. Augustin Nadal, né en 1659, avait alors soixante-six ans. Il est mort en 1741, à quatre-vingt-deux ans.
  16. Voltaire écrivait toujours ce nom ainsi.