Lettre sur le travail

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Lettre sur le travail
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 51-62).
LETTRE SUR LE TRAVAIL[1]


I

Dans la situation présente, peut-on s’abstenir de toute réflexion sur les utopies républicaines ? Le silence serait un malheur, et, pour mon compte, je le romps.

Si la France veut la République, la République sera. Le Gouvernement Provisoire affirme qu’elle existe, et demande en même temps la consécration de la République à une Assemblée Nationale, dans des termes et avec des moyens qui ne laissent aucun doute sur le vote universel. Un journal, qui a fait le Gouvernement, devient tout à coup le plagiaire de l’intimidation. Il déclare traître à la patrie quiconque proposerait une autre forme de gouvernement que la République. Ce journal nous donne ainsi la liberté de faire ce qui lui plaît. Après le bon plaisir monarchique, nous avons le bon plaisir terroriste. Cet article est prématuré, voilà tout. Il y a eu des réclamations. Dans six mois elles ne seront plus possibles.

Le Gouvernement Provisoire actuel n’écoute pas plus le silence que ne l’écoutait Louis-Philippe. Beaucoup de gens, effrayés de leur succès, sont revenus à l’idée de la Régence. Mais ces braves gens s’abusent. La France entière voudrait la Régence, que la Régence serait impossible, par le refus certain de ceux qu’on pourrait désirer pour Régens. On a parlé d’Henri V. Mais le chef de la maison de Bourbon a refusé pour deux raisons de jamais régner en France. Je ne dirai rien de la première, car la seconde suffit : il ne veut pas.

Quant à prendre un prince étranger, de la maison de Bourbon, c’est une proposition contre laquelle la France entière se soulèverait.

Ainsi, la maison de Bourbon est, par sa propre volonté, par le vœu de la plus grande partie de la nation française, à jamais déshéritée du trône.

On ne fait pas plus des Rois qu’on ne fait du bois. Il faut beaucoup de temps, des conditions telles, qu’il a fallu le génie de Napoléon et son bonheur pour les esquiver, car il ne les remplissait pas. Néanmoins, quatre millions de votes ont créé sa dynastie, et malgré l’état où se trouve cette famille, elle a pour elle l’élection, un droit, une consécration. Si la France est obligée de se donner une espèce de Doge, comme en Angleterre, elle ne peut le trouver que là.

Quoi qu’on fasse, le mouvement de 1848 sera semblable à celui de 1688 en Angleterre ; nous réaliserons le gouvernement parlementaire que voulait la coalition de 1839, et nous nous raccrocherons à une branche de Hanovre quelconque, un peu plus tôt, un peu plus tard.

Voici ce qui va nécessairement arriver.

La future Assemblée Nationale n’aura pas de centre, car elle sera le pouvoir exécutif, comme le fut la Convention, les ministres ne pouvant être que ses délégués. Elle se partagera fatalement en gauche et en droite, et la gauche se composera des républicains radicaux, de ceux qui représenteront les idées de Fourier, les idées communistes, et le radicalisme républicain.

Si la gauche est en majorité, je ne veux pas prévoir quelles seront ses dissensions intestines. Elles seront violentes. Mais, si cette gauche a la majorité, j’en appelle à tous les hommes de bon sens ; la France n’est pas perdue, les nations ne mourant pas ; mais elle sera dans l’anarchie, ou sous le régime radical, pendant fort longtemps.

Si la droite est en majorité, si elle a six cents voix sur neuf cents, eh bien, que deviendra-t-elle devant une minorité à laquelle la révolution de Février donne le droit d’appeler les masses à son secours ? Je ne réponds pas à cette question ; chacun y répondra dans son for intérieur.

On doit la vérité à son pays. La voici. Je ne la vends pas, je la donne.

Ceci est le côté politique de notre état actuel. Mais voici le côté des intérêts privés.

Les mots : organisation du travail, signifient coalition des travailleurs, et ce mot de travailleur a pour unique traduction le mot ouvrier. On a supprimé, comme par enchantement, tous les autres travaux : ceux de l’intelligence, ceux du commandement, ceux de l’invention, ceux des voyageurs, ceux des savans, etc.

Aussi, les ouvriers ont-ils admirablement compris la coalition. Ils sont enrégimentés, ils ont des chefs et des représentans.

En un moment tous les salaires ont doublé, par la restriction du temps de travail ; et, par la plus-value de la journée, la production diminue nécessairement, et l’objet produit devient plus cher.

Pense-t-on à créer des acheteurs ? Tout au contraire, on les supprime, par les dangers évidens de la situation politique. Mais, en maintenant (ce qu’il ne faut concéder que pour faciliter la discussion) autant d’acheteurs pour les produits renchéris qu’il s’en trouvait pour les produits précédens :

Primo. Les produits précédens s’écouleront avant les produits renchéris ;

Secundo. Par suite de ce retard, les produits renchéris perdront de leur valeur.

C’est la ruine certaine des fabricans.

Passons par-dessus ces deux inconvéniens ; admettons, par un miracle, que la situation commerciale soit identiquement celle qui régissait la France en janvier 1848. Voyons le résultat de cette opération.

Dès que les salaires sont doublés, les objets de consommation suivent cette marche, car le blé coûtera plus cher, soit par l’élévation des salaires des ouvriers forains et à domicile de l’agriculteur, soit par le renchérissement des transports ; ainsi des loyers, etc. Donc l’ouvrier, avec ses dix heures de travail et sa journée plus rétribuée, se trouvera dans la même situation qu’auparavant. Il mangera, il consommera son salaire. Il n’y aura rien d’amélioré dans sa condition. Il faudra renoncer au placement à l’étranger des produits renchéris. La consommation intérieure restera seule à la fabrication française.

Nous prêtons, par le silence sur de pareils résultats, une force incalculable à la désorganisation sociale, qu’on appelle la question sociale.

On ne veut plus de privilèges, d’aucun genre, ni d’aucune espèce. Mais alors il faut supprimer les douanes, qui créent des privilèges aux industries protégées. Que devient alors le commerce français ? Il serait frappé au cœur par cette mesure, car, si vous renchérissez vos produits, l’industrie étrangère inondera la France de ses produits à meilleur marché. Si vous protégez tous les produits renchéris, ce sera une déclaration de guerre pacifique aux industries étrangères, qui vous répondront par des prohibitions pareilles, et le commerce extérieur périt !

Pendant dix-sept ans, Louis-Philippe a constamment oublié, sacrifié, les intérêts moraux, politiques, de la France à l’extérieur, au profit du commerce et de la prospérité de la France. Il avait amené ainsi la prospérité matérielle à un degré inouï. L’ensemble du commerce intérieur et extérieur dépassait deux milliards. Tout cela, dans l’intérêt de sa dynastie, et il achetait cette paix à tout prix en abandonnant l’honneur du pays dans toutes les questions extérieures.

En 1840, j’imprimais ceci[2] : que s’appuyer sur les intérêts, c’était s’appuyer sur rien ; que le commerce, la bourgeoisie repue, était la plus trompeuse de toutes les forces, et c’est la Garde Nationale qui a, en effet, renversé Louis-Philippe, car, en France, l’honneur est plus cher que l’argent, et si vous trahissez trop visiblement l’honneur d’une nation elle se révolte, comme le plus lâche finit par avoir du cœur, quand il reçoit un soufflet devant trop de monde.

On va loin avec des finesses de maquignon normand, mais on ne peut pas aller vingt ans ainsi dans un pays comme la France, et l’on tombe la dix-huitième année.

Cette prospérité commerciale de deux milliards reviendra-t-elle ? Il ne faut pas y compter. De longtemps on ne reverra ce chiffre.

Maintenant, pour sauver la France, il faut ourdir la conspiration du bien, comme la conspiration du mal a éclaté, avec rapidité. Au lieu d’envoyer à l’Assemblée des gens sans éducation ni instruction, comme le désire un citoyen-ministre, il ne faut y envoyer que les sommités du pays en tous genres, car nous aurons plus de chance d’y trouver de grands politiques, et il faut surtout y envoyer des gens de courage, qui présentent des forces imposantes et résolues aux opinions désorganisatrices.


II

Le temps est la fortune, toute la fortune de l’homme, comme il est celle des Etats, car toute fortune est l’œuvre du temps et du mouvement combinés, pour nous servir d’une expression algébrique qui comprenne toute espèce d’activité. Dire à l’homme : « Tu ne travailleras que tant d’heures par jour, » c’est réduire le temps, c’est entreprendre sur le capital humain. Supprimer le travail à la tâche, c’est encore pis, selon nous, c’est s’inscrire en faux contre ce grand principe chrétien, social : « A chacun selon son œuvre. » Ces deux propositions sont en elles-mêmes un attentat à la liberté individuelle, à la richesse privée et à la richesse publique. C’est, enfin, la tyrannie, au nom d’une théorie spécieuse, fausse à l’application. C’est l’exercice régimentaire substitué à la production libre et spontanée. Nous voyons, avec désespoir pour les ouvriers eux-mêmes, cette erreur, qui part d’ailleurs d’une secte économique dont la bonne foi, dont le désir de bien faire, ne sont pas douteux. Mais examinons le résultat de cette théorie, appelée l’organisation du travail, et qui ne nous en a donné jusqu’à présent que la désorganisation.

En abolissant le marchandage (en haine des marchandeurs seulement), et en réduisant les heures de travail, quel est le quotient social, quel est le quotient particulier de cette opération ?

Vous nivelez la production en disant : « Tu n’iras pas plus loin. » C’est la réduction du commerce général, c’est préparer le triomphe de la production anglaise sur la production française, car l’Angleterre ne désarmera pas ses ateliers comme nous les nôtres ; elle restera sur pied de guerre. Nous ne pensons pas qu’on s’arrête à l’observation que les maîtres payeront des heures en sus. D’abord, ce serait le renchérissement de la production, et nous pouvions à peine, dans l’état de choses ancien, lutter avec l’Angleterre, la Suisse et l’Allemagne. Nous n’avions plus que l’avantage du goût de nos artistes en fait de formes et de dessins.

Puis, le Gouvernement Provisoire a déclaré que les heures retranchées devaient être données à l’instruction, à la moralisation des ouvriers. Ainsi, dans les deux cas, c’est donc la restriction de la production, c’est le : « Tu n’iras pas plus loin ! » de la fabrication. Tel est le quotient politique : réduction du commerce général, conséquemment réduction des revenus de l’État, fournis par le mouvement commercial. Le commerce total allait naguères à deux milliards et quelques cents millions. À quel chiffre tombera-t-il ? Napoléon, en 1812, dans le fameux budget de 1813, s’applaudissait d’avoir amené le commerce de cent trente-six départemens à sept cents millions !

Maintenant, voyons le quotient particulier.

Il y a de bons, il y a de médiocres, il y a de mauvais ouvriers dans tous les corps d’état, et, pour ne pas les blesser par cette triple distinction, nous leur dirons que la république des lettres compte, et a de tout temps compté, de bons, de médiocres, de mauvais écrivains. Aujourd’hui, la république des lettres se compose d’environ mille personnes, dans la littérature proprement dite, de six cents dans la littérature dramatique. Combien, dans l’une et l’autre catégorie, y a-t-il de célébrités ? Chacun peut répondre, et n’y usera pas ses doigts. Maintenant, combien y en a-t-il qui gagnent, en moyenne, vingt mille francs par an, en y comprenant ceux qui gagnent plus ? Nous ne serons démenti par personne en les mettant à cinquante, et c’est énorme ! Combien gagnent dix mille francs en moyenne ? Cent au plus ! Composez le total de ce que payent le théâtre, le journal, et la librairie, vous ne trouvez pas, en effet, deux millions. Dans les sciences et la polémique, la proportion est moindre. Eh bien, ces nombres ne représentent pas le dixième du total.

Selon nous, l’accord de la santé, de l’intelligence et de la main est au moins aussi rare chez les ouvriers de tous les corps d’état, que l’accord du talent et de la volonté chez les travailleurs intelligentiels. On compte les bons ouvriers dans tous les arts et métiers, et les ouvriers le savent très bien. Ils se connaissent parfaitement entre eux et s’estiment en raison de leur valeur, absolument comme des auteurs. Ne sont-ils pas les auteurs de toute production matérielle, aidés par l’inventeur ? Enfin, vous les trouvez si rares en agriculture, les bons ouvriers, que vous les stimulez par des prix et des concours dans des comices !

Mais admettons, par une exception faite en faveur de la main sur l’esprit, qu’il y ait autant de bons ouvriers que de médiocres. Quant aux mauvais, nous ne pensons pas qu’on veuille réformer l’état de choses à leur profit ! Eh bien, en supposant égalité de nombre entre les bons ouvriers et les médiocres, vous immolez les gains fort légitimes du bon ouvrier à l’uniformité du salaire demandé pour les médiocres ! Vous empêchez le bon ouvrier de faire à la tâche tout l’ouvrage qu’il peut et veut faire ! Vous lui interdisez d’avoir une famille ! En effet, vous immolez la famille au célibat, en donnant cent sous pour dix heures de travail à l’adulte de dix-huit ans comme à l’ouvrier de quarante ans, à l’inexpérience comme à l’expérience, au père de famille qui a trois bouches, au moins, chez lui, tandis que le célibataire peut n’avoir que sa blouse sur le corps, un faible loyer et nulle autre charge que celle de ses besoins.

Vous tuez donc la famille chez le peuple. Tuer la famille, n’est-ce pas tuer la consommation ? Réglementer ainsi le travail par l’uniformité du salaire et la limitation des heures, c’est d’abord la destruction de la société, minée dans sa base. Puis, c’est la ruine de la production dans son essence. Vous obligez ainsi le bon ouvrier à ne travailler que comme travaille le médiocre. Pourquoi ferait-il mieux, s’il n’est pas mieux payé ?

Tel est le quotient particulier de votre opération.

L’ouvrier est un négociant qui, pour capital, a sa force corporelle, et il la vend à un prix débattu. Quand il y joint un capital en argent, il devient maître. S’il y a beaucoup d’ouvriers sur un point donné du globe, la valeur de la force tombe en raison de son affluence, de même que le prix de telle marchandise tombe, par le même phénomène, souvent au-dessous de sa valeur réelle. L’ouvrier entre dans le partage des bénéfices de l’opération avec son patron, absolument comme le capitaliste, qui préfère une prime immédiate au gain futur d’une spéculation, car l’ouvrier est payé de son temps, de sa force, de son concours immédiatement, et, par privilège, avant tout gain, toute réalisation de l’affaire, la loi l’a privilégié ! Nous ne savons pas comment l’on met toutes ces vérités si simples, si patentes, en oubli.

L’ouvrier vaut vingt francs par jour en Amérique, il vaut quinze francs en Russie, il vaut cinq et dix francs à Paris et à Londres, selon sa puissance de travail. Et c’est parce que sa force abonde à Paris et à Londres, que la France et l’Angleterre fournissent l’Amérique, la Russie et le monde, de mille choses que les autres pays ne peuvent établir à si bas prix.

Pourquoi l’ouvrier reste-t-il à Paris et à Londres, et ne va-t-il pas en Amérique, en Asie, en Russie ? Parce que, dans ces pays, la production est inégale, sans suite, et qu’il n’est pas dans un milieu où la vie soit aussi facile que dans ces deux centres immenses. Si les pays où il est rare, lui donnent vingt francs, ils lui en demandent vingt et un pour le loger, le nourrir, l’habiller, et ils ne l’environnent pas de jouissances comme à Paris et à Londres. Est-il défendu aux ouvriers de mettre leurs forces en commun, de s’établir, de devenir maîtres ? Non. Des ouvriers ont essayé, des ouvriers habiles, courageux, et qui n’ont manqué ni d’audace, ni de bonheur ; ils ont élevé la première maison de Paris, ils ont été les mieux faisant, et ils ont fait faillite ! Leurs lois intérieures étaient draconiennes ; il n’y avait ni coulage, ni perte de temps ; ils ont été sublimes, ils ont été soutenus, nous les avons admirés, et ils sont tombes néanmoins, et nous défions de mieux organiser le travail qu’ils [ne] l’avaient organisé.

Changer le mode amiable entre le maître et l’ouvrier, c’est ruiner le commerce du pays, qui résout, à son profit, le problème de la fabrication.

Vouloir introduire l’Egalité dans la production individuelle par légalité des heures de travail et du salaire, c’est vouloir réaliser la chimère de l’égalité des estomacs, de la taille et des cerveaux ; c’est vouloir égaliser les capacités ; c’est aller contre la nature ! Mais, parmi les ouvriers qui composent cette Lettre, il en est qui lèvent quatorze mille lettres dans leur journée, d’autres dix mille, d’autres sept mille ! Des enfans de dix ans n’en lèvent que deux mille ! S’il fallait les payer à la journée, vous renchéririez les livres de cent pour cent. Voilà l’image de ce que vous faites pour toute la production française.

Nous étions dans cette croyance naïve qu’il y avait au moins une chose jugée en politique, et surtout en France ; c’était que jamais l’Etat ne doit intervenir dans les affaires privées et commerciales, autrement que par le droit commun. Or, quelle intervention que celle de régir les sources de la production ! L’État est et sera toujours la dupe de toute intervention dans les affaires de commerce ; il ne doit ni entraver, ni secourir le commerce ; il ne faut au commerce que la protection générale que l’Angleterre lui accorde. En 1830, le fameux prêt au commerce a été tout bonnement une vente, où le commerce a eu le gouvernement pour acheteur, à la risée de tous les gens qui ont suivi cette opération. C’est la dernière expérience ; l’Etat y entrait en protecteur. Aujourd’hui, il y accourt comme médecin. Eh bien, il est en train de tuer le malade. Les mesures, en apparence salutaires, comme celle de retarder les échéances, sont funestes. Les échéances se retardent d’elles-mêmes. Le dépôt des marchandises et la négociation du récépissé, ce Mont-de-piété du commerce, sera, ou une vente déguisée, ou le commerce, si peu qu’on lui prête, ne dégagera rien. L’essence et le fondement de tout commerce, c’est la liberté. La confiance, la méfiance ne se donne ni ne se ramène par des décrets. Décréter la confiance c’est, comme disait Hoche : « décréter la victoire. » C’est joli, mais c’est impossible. Réglementer le travail, c’est plus, c’est l’absurde de la tyrannie. La vie est un combat, la vie privée comme la vie sociale, comme la vie commerciale, comme la vie ouvrière, comme la vie agricole, comme la vie des nations entre elles. Décréterez-vous que les terrains secs produiront quand les terrains humides produisent, selon les caprices des saisons ? Aussi, de ce combat sort-on vainqueur ou vaincu, riche ou pauvre, oublié ou glorieux, heureux ou malheureux, selon ses forces ou son bonheur. Pourquoi faites-vous aujourd’hui une exception en faveur de l’ouvrier ? Vous ne regardez que les mains calleuses ; vous privilégiez donc une sueur entre toutes les autres ? Avez-vous donc pesé dans vos mains les malheurs de tous les citoyens ? Allez-vous répartir tous les actes de vaudeville sur toutes les têtes des vaudevillistes ? Donnerez-vous de l’ouvrage à tous les cerveaux ? Chaque acteur jouera-t-il tant de quarts d’heure par soirée ? Les négocians courbés, les larmes aux yeux, sur leurs carnets d’échéance, n’auront-ils que tant de minutes par jour à s’essuyer les yeux ? Le travail de toute une nation ne se scinde pas ! A chacun son lot, selon sa force. Ce travail embrasse toutes les productions. Eh quoi ! vous proclamez la liberté, au lieu de définir les libertés que chacun conservera, remise faite de son obéissance à la patrie, et vous êtes en train de donner des lettres patentes à la médiocrité du travail, à sceller sous un cachet de plomb la spontanéité des efforts, sous prétexte que les patrons opprimaient leurs ouvriers. Ah ! nous admettons qu’il y a des limites en toutes choses, et en vous reprochant une théorie inapplicable, nous ne tomberons pas dans l’absurde de la pratique actuelle. Le prix des denrées alimentaires est la balance et la règle des salaires. Un État, où les bons et sages ouvriers en travaillant tant qu’ils veulent, tant qu’ils peuvent, ne trouvent pas l’aisance pour leur famille, cet État est mal ordonné. Mais alors la faute n’est plus aux patrons ; c’est le crime de l’État. La punition de cet État, c’est le drapeau noir des ouvriers de Lyon, portant écrits ces mots terribles, qui sont moins une accusation qu’une condamnation : Du travail ou la mort !

Les gouvernemens ont tort. Leur crime alors est une mauvaise répartition des impôts, une fautive assiette des taxes. Aussi, selon nous, est-ce là la plaie de la France, et là est aussi le remède, car la France, comme nous l’avons écrit ailleurs, quoique le pays le plus spirituel du monde, veut à la fois imposer beaucoup la terre, et avoir le pain à bon marché ! Nous serons les victimes de ce problème sans solution, si l’on n’y met ordre, et promptement ; mais, non par des mesures révolutionnaires : par un système bien étudié, logique et juste, qui saisisse la consommation et non la production

Ici, nous ferons observer que, depuis la catastrophe de Lyon, les ouvriers et les prolétaires ne sont pas [aus]si à plaindre en France qu’ailleurs. Le chiffre de leurs économies à la caisse d’épargne est de plus de deux cents millions, soustraction faite des livrets bourgeois, qui sont de cent cinquante millions. Les ouvriers, de la plupart des corps d’état à Paris, ont une caisse commune, une caisse qui leur permet de faire leurs grèves, de régenter les patrons, et de dominer la spéculation.

Aujourd’hui, la question de l’organisation du travail, en démontant la machine commerciale, met en péril les ouvriers. Aussi, les orateurs du système en sont-ils arrivés à demander aux ouvriers le dévouement du soldat sur le champ de bataille. Mais comment peut-on oublier que le soldat n’a, sur le champ de bataille, à s’inquiéter ni de sa famille, ni de son pain, ni de son vêtement, ni de ses outils de guerre, que le général en chef, la France, ou le sol ennemi, lui fournissent tout. On a toujours beaucoup de courage, en France, quand on n’a que du courage à donner.

Au lieu de s’occuper de réglementer le travail, de l’organiser, l’Etat devrait bien, à l’imitation de l’Angleterre, favoriser la vente, chercher, ouvrir, des débouchés à la production nationale. Voilà la seule manière de protéger l’ouvrier et le commerce. Et c’est ce qu’a toujours fait admirablement l’Angleterre.

Qu’est-il arrivé, depuis qu’au lendemain de la plus terrible des commotions politiques, vous substituez la discussion à l’action ? Le capital, qui vous écoute, se disperse !

Oh ! sachez-le bien, le capital est un oiseau hors des atteintes du plomb de tous les décrets possibles, de toutes les mesures révolutionnaires. Aucun pouvoir, si agissant que vous l’imaginiez, n’a pu le saisir. Compulsez l’histoire. Au moyen âge, les plus cruels supplices ont-ils arraché deux deniers de leurs trésors aux Juifs ? Louis XIV, en 1707, a-t-il pu se faire donner de l’argent ? Quand, en se prostituant à Samuel Bernard, et imposant la vanité de ce Juif, nommé comte de Combert, il en a tiré dix millions, Samuel Bernard a fait faillite, car ses créanciers ont refusé les bons de caisse de Desmarets[3]. La Régence, avec la confiscation partagée entre le délateur et l’Etat (énormité digne de Tibère), a-t-elle atteint les espèces d’or et d’argent ? Enfin, la Convention a-t-elle pu arrêter la dépréciation de ses assignats, appuyés par la peine de mort, et hypothéqués sur les biens nationaux ? Non ; à tous ces fameux exemples irrécusables, non ! Et l’on commence à violenter l’argent ! Eh bien, vous reculez d’autant, à chaque fausse mesure, le moment où le capital reviendra commanditer l’industrie française, et conséquemment le travail. Le capital pense tout ce que nous écrivons, mais sans le dire, car le capital est muet, comme il est sourd à toutes les violences. Saisi par une faillite, plus vaste que celle produite par Law, le capital vous écoute, il vous laisse entasser des décrets sans force ni prise sur lui, il contemple les ruines que vous accumulez, et il voit tarir les sources de la production par des discussions fatales, stériles en bien, fertiles en maux, et il s’en va, ce capital, il se cache, il fuit à toutes ailes, comme en 1720, comme en 1793 !

L’Angleterre, elle, recueille les capitaux fugitifs. Elle voit d’un œil ravi l’industrie de l’Allemagne, de l’Italie et de la France, indéfiniment suspendue. Elle contemple notre production arrêtée pour au moins dix-huit mois. Elle va redoubler ses efforts, tuer des femmes, des enfans, des ouvriers par milliers, pour tout établir à bas prix et s’emparer des marchés du globe ; et nous trouverons encombrement et bon marché partout, quand nous voudrons recommencer la lutte commerciale. L’Angleterre donnerait bien cent francs par jour à tous ceux qui siègent au Luxembourg, pour qu’ils y siégeassent encore pendant six mois. Ils y font ses affaires, sans le savoir d’ailleurs, car ils ont tous les meilleures intentions du monde. Seulement, ils ne pourront jamais réduire le prix des alimens, et là est toute la difficulté. Le prix du blé domine la question du travail, et le changement d’assiette des impôts regarde l’Assemblée Nationale. Ainsi, que fait-on là ? Cherchez vous-même la réponse.

En ce moment, ce n’est pas assez de tout le bon sens, de toute l’intelligence de la France ; pour rétablir sa prospérité fabuleuse qu’on a compromise, il faut un Bonaparte industriel, et, à la République, un organisateur.

La rude guerre qu’on fait au capital, vie et sang du commerce, exige une autre lettre, où nous prouverons que le capital est le travail passé qui commandite le travail présent, que le tourmenter, toucher à la propriété de quelque manière que ce soit, c’est vouloir empêcher le travail à venir, et nous examinerons la question de l’impôt, qui doit être totalement remanié.


H. DE BALZAC.

  1. Cette importante étude politique et sociale de Balzac fait partie des archives du vicomte de Spoelberch de Lovenjoul. Elle est complètement inédite, et date du printemps de 1848. Quelques mois après, l’auteur partit pour la Russie, d’où il ne revint qu’en mai 1850, marié et mourant.
    Intitulée successivement : Lettre au commerce et Lettre sur la chose publique, Balzac lui donna définitivement pour titre : Lettre sur le travail. Une seconde étude, annoncée à la fin de celle-ci, n’a sans doute jamais été écrite. En tous cas, elle n’a pas été retrouvée.
  2. Voyez dans le troisième et dernier numéro de la Revue Parisienne (fondée par Balzac), qui parut le 25 septembre 1840, l’article intitulé : Sur les Ouvriers.
  3. Balzac avait d’abord écrit : les Bons du Trésor d’alors.