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Lettres à Falconet/15

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Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 229-251).


XIV


Juillet 1767.


Eh bien, mon ami, où en êtes-vous ? Profitez-vous de l’absence de la cour et du retour de la belle saison ? Ce cheval respire-t-il ? S’élance-t-il fièrement vers les contrées barbares ? Nous offrira-t-il bientôt l’image d’un des plus beaux mouvements qu’il y ait dans la nature, un grand espace franchi d’un saut, par un animal qui sent son cavalier et qui lui répond ? Le beau centaure à faire que le centaure-czar ! Et ce czar ? Il me semble que je le vois. Comme il commande ! Comme les obstacles disparaissent devant lui !… Ils en mourront de rage, tous ces petits talents jaloux qui vous condamnèrent ici, en dépit de l’ange, du prophète de Saint-Roch, de Saint-Ambroise, et cætera, à la sculpture délicate, au madrigal, à l’idée ingénieuse et fine. Je t’en prie, mon ami, tue-les. Que j’aie le plaisir de les voir foulés, écrasés sous les pieds de ton cheval… ; bonne amie, il n’a que vous et son génie. Point de ménagement. Jugez-le à la rigueur. Si vous craignez de le contrister, vous ne l’aimez pas, vous ne l’estimez pas assez. Pardonnez-lui l’humeur du moment. Demain il reconnaîtra la justesse de votre observation, et il vous remerciera avec deux fois plus de tendresse… Mais comment vivez-vous ? vous ne m’en dites rien. S’occupe-t-elle bien de votre bonheur ? vous occupez-vous bien du sien ? Avez-vous éprouvé que tous les climats sont beaux et que c’est l’âme et non le soleil qui les fait tristes ou gais ? Nous nous entretenons de vous sans cesse ; nous faisons tous les jours des vœux pour votre bonheur et pour vos succès. Songez que rien au monde ne pourra nous déterminer à vous envoyer du trouble ou de l’inquiétude. Il ne faut que le voisinage d’une mauvaise tête pour en déranger une bonne : nous savons cela. Il ne faut qu’une méchante âme pour en désoler cent autres ; c’est encore une chose que nous savons… Je ne sais si je dois m’affliger ou me réjouir de la nouvelle tâche que vous avez acceptée. Le sujet est donné, et il sera très-beau de la manière dont vous l’avez conçu. Mais, mon ami, d’autres célèbres personnages sont venus, ainsi que Catherine, au secours d’un État chancelant. Le passé nous offre de ces exemples, l’avenir nous en offrira d’autres. Les grandes circonstances ont fait et feront encore éclore de grandes âmes. Mais notre Catherine est jusqu’à présent la seule souveraine qui, maîtresse d’imposer à ses sujets telles lois, telle forme de gouvernement, tel joug qui lui aurait plu de leur imposer, se soit avisée de leur dire : « Nous sommes tous faits pour vivre sous des lois. Les lois ne sont faites que pour nous rendre plus heureux. Personne, mes enfants, ne sait mieux que vous à quelles conditions vous pouvez être heureux. Venez donc tous me l’apprendre ; venez vous en expliquer avec moi. Ne craignez point de me déplaire. Je vous écouterai avec indulgence ; et je jure que votre franchise n’aura jamais aucune conséquence fâcheuse pour vous. » Voilà, mon ami, l’action qu’il faudrait consacrer par cent monuments. Je vous en ai déjà dit un mot. Mais laissons cela, il n’y a point de sujets ingrats pour les Falconet, et lorsqu’ils s’en sont une fois emparés, ils cessent d’être communs.

Je vois donc d’ici vos deux grandes figures ; et je les vois… aussi nobles et aussi pathétiques que vous me les montrez. Cependant voilà votre retour dans la chaumière de la rue d’Anjou reculé de huit ans. Faut-il donc que je dise avec un certain personnage de la Bible, mauvais roi mais assez bon père, qui venait de perdre son enfant : Il ne peut plus revenir à moi, il ne me reste plus que d’aller à lui. Nous ne nous reverrons plus ! Vous vous trompez, mon ami, nous nous reverrons. Je vous serrerai entre mes bras. Le désir d’une souveraine comme l’impératrice, les souhaits d’une bienfaitrice sont des ordres dont toute âme, sensible ou non, doit se tenir honorée. Il faut avoir vu une pareille femme une fois en sa vie et je la verrai. Sera-ce avant l’inauguration de votre premier monument ? c’est ce que j’ignore, mon ami. J’ai un cœur aussi ; mais tout contrarie ma volonté. Je suis en presse entre une infinité de devoirs que je ne saurais concilier. Vous m’appelez ; l’amitié, la reconnaissance me tirent d’un côté. D’autres sentiments me retiennent, et au milieu de ce conflit, je me sens déchiré. Ma fortune s’est arrangée. J’ai échappé aux inquiétudes du besoin, et mon bonheur s’est perdu. Je ne finirai point cette lettre sans vous expliquer tout cela. En attendant, rappelez-vous la situation de votre amie lorsqu’il fallut renoncer à tout ce qui vous entourait, ces accès de mélancolie où vous tombiez de temps en temps et que ma présence et mes conseils avaient tant de peine à dissiper, et vous n’aurez qu’une faible esquisse de ma situation. Ah ! mon ami, mon ami, vous parlez bien à votre aise, vous ne savez pas tout. Au milieu du désordre de ma tête et de la peine de mon âme, j’avais imaginé de tenter quelque grande chose qui répondît aux vues de Sa Majesté Impériale et qui donnât aux circonstances le temps de changer. Votre dernière lettre, celle de M. le général Betzky, écrite sous la dictée de Sa Majesté, ont renversé toutes les espérances dont je m’étais bercé. Il n’est que trop vrai que c’est moi qu’on veut et non mon ouvrage. Cependant, mon ami, mon ouvrage vaudrait bien mieux que moi, et vous en allez juger. Donnez, je vous en prie, quelque attention à ce qui suit.

Vous ne doutez pas que, quels que soient les progrès d’une nation dans les sciences et dans les arts, il faut qu’elle reste ignorante et presque barbare tant que sa langue est imparfaite.

Que les fausses acceptions des mots ont été, sont, seront à jamais la source féconde de nos erreurs et de nos disputes.

Qu’il n’est permis de fixer et de circonscrire les acceptions des mots que quand les choses ont été mûrement et profondément discutées.

Que la nation française en est venue à ce point d’instruction en tout genre, qu’elle touche au vrai moment d’exécuter avec succès son vocabulaire.

Que cet ouvrage lui manque ainsi qu’à toutes les autres nations de l’Europe, quoiqu’une Académie nombreuse s’en soit occupée ici depuis environ cent trente ans.

Que les travaux de cette Académie ont été jusqu’à présent infructueux, parce que ce corps, mêlé de bonnes et de mauvaises têtes, salarié par le gouvernement, et son esclave par intérêt, est retenu par une infinité de petites considérations incompatibles avec la vérité.

Qu’il n’est permis qu’à un homme libre, instruit et courageux de dire : « Tout ce qui est entré dans l’entendement y étant entré par la sensation, tout ce qui s’échappe de l’entendement doit donc retrouver un objet sensible auquel il puisse se rattacher », et d’appliquer cette règle à toutes les notions et à tous les mots, traitant de notions chimériques toutes celles qui ne pourront supporter cet essai ; de mots vides de sens, tous ceux qui ne se résoudront pas en dernière analyse à quelque image sensible.

Qu’un pareil ouvrage produirait deux grands effets à la fois, l’un de transmettre d’un peuple chez un autre le résultat de toutes ses connaissances acquises pendant une suite de plusieurs siècles, l’autre d’enrichir la langue pauvre du peuple non policé de toutes les expressions et conséquemment de toutes les notions exactes et précises, soit dans les sciences, soit dans les arts mécaniques ou libéraux, de la langue riche et nombreuse du peuple civilisé.

Que cet ouvrage n’est point l’Encyclopédie, mais qu’il la suppose faite et mieux faite qu’elle ne l’est.

Que les générations ne sont par toute la terre qu’une longue suite d’enfants qui s’accoutument successivement à parler l’idiome de l’ignorance et du mensonge.

Qu’il faut que ce vice se perpétue à jamais tant que des hommes doués de lumières et de hardiesse ne s’occuperont pas de l’instrument qui sert de véhicule à la pensée.

Que les derniers efforts et les derniers souhaits des meilleurs esprits dans tous les temps et chez toutes les nations se sont toujours tournés sur cet instrument général et commun.

Qu’après avoir longtemps réfléchi, médité, écrit, expérimenté, ils ont fini par sentir que la langue restant imparfaite, les hommes continueront à prononcer les mêmes mots et à dire des choses très-diverses, et, se payant réciproquement de sons, ne paraîtraient d’accord que tant qu’ils ne s’expliqueront pas. D’où ils ont conclu unanimement la réinstauration de la langue.

Que s’ils ont tous été détournés de ce projet, c’est moins encore l’étendue et la difficulté de l’entreprise qui les ont arrêtés que le péril qu’ils y voyaient.

Qu’un vocabulaire grammatical consiste à marquer l’usage, qu’un vocabulaire philosophique consiste à le rectifier.

Que vingt à trente années de travail ont beaucoup abrégé l’ouvrage pour moi, et que cet ouvrage n’étant point destiné pour mon pays, le péril ne m’est rien.

Que je puis donc donner à un peuple naissant un idiome épuré qui deviendrait incessamment général e tcommun, et qui resterait le même, au milieu des plus grandes révolutions, et après elles.

Qu’il n’y a aucun grand principe de morale et de goût qu’on n’introduisît en exemple à la faveur des mots et de leurs acceptions diverses, et que le vocabulaire deviendrait en même temps un livre de mœurs.

Rêvez-y bien, mon ami : quelques savants, quelques bons esprits s’instruisent par les écrits et dans les bibliothèques, rectifiant par la réflexion, la lecture et la conversation, le vice de leurs idées ; cependant l’erreur reste et circule dans les rues, dans les temples, dans les maisons avec les imperfections de l’idiome. L’esprit s’est renouvelé et c’est toujours la vieille langue qu’on parle. C’est donc l’idiome qu’il faut réinstaurer, travailler, étendre, à moins qu’on ne veuille comme à la Chine faire servir le soulier de l’enfant au pied de l’homme. Il faut apprendre aux peuples qui prononcent aujourd’hui, comme il y a quatre cents ans, les mots de vice, de vertu, de rois, de prêtres, de ministres, de lois, de gouvernement, quelles sont les véritables idées qu’ils doivent y attacher aujourd’hui. C’est de l’idiome d’un peuple qu’il faut s’occuper, quand on veut en faire un peuple juste, raisonnable et sensé. Cela est d’autant plus important, que si vous réfléchissez un moment sur la célérité incompréhensible de la conversation, vous concevrez que les hommes ne proféreraient pas vingt phrases dans toute une journée, s’ils s’imposaient la nécessité de voir distinctement à chaque mot qu’ils prononcent quelle est ou l’idée ou la collection d’idées qu’ils y attachent. Quand je dis les hommes, je parle de vous et de moi. Jugez par là de l’importance des précautions à prendre sur la valeur d’une monnaie si courante qu’on est dans l’habitude et la nécessité de la donner et de la recevoir sans en regarder l’empreinte.

Comblé de bienfaits de Sa Majesté Impériale, pressé de concilier ma gratitude avec d’autres devoirs, je proposais un ouvrage conçu d’après les idées que je viens de vous développer. Je me disais à moi-même : Je suis aimé, estimé de tous les savants de ce pays, de tous les hommes de lettres, de tous les artistes ; dans les cas où mes propres lumières m’abandonneront, j’irai les voir, les interroger, les consulter. Je les mettrai à contribution. À mesure que j’exécuterai en français d’autres s’emploieront à traduire en russe. Quand j’aurai fini, j’irai moi-même à Pétersbourg conférer avec mes septantes par le moyen du latin qui nous servira de truchement commun. Nous donnerons à la version toute la conformité possible avec l’original, et nous publierons le tout sous les auspices de la souveraine.

C’est à la tête de cet ouvrage que nous parlerons dignement de ses ministres, d’elle-même, de ses grandes vues, de ses différents établissements, de tout ce qu’elle aura fait et de tout ce qu’elle se proposera de faire pour le bonheur solide de ses sujets et pour sa véritable gloire. C’est ainsi que j’en écrivis à peu prés à M. le général Betzky, lorsque je remerciais Sa Majesté Impériale de ses dernières marques de bonté. Je me sentais accablé sous le poids de tant de bienfaits multipliés. Je me secouais sous ce poids. Je cherchais à me soulager en proposant quelque espèce d’échange. D’abord, on ne m’a point répondu. On m’a laissé gémir. Ou n’a voulu de moi qu’un homme écrasé de grâces, de bontés et d’honneurs. On m’a laissé promener chez ma nation le reproche de son oubli, avec la conscience pénible de mon utilité pour la nation étrangère et généreuse qui avait tant fait pour moi. J’allais prendre la plume. J’allais vous écrire, mon ami : « Faites qu’on m’ordonne, faites qu’on m’emploie à quelque chose. J’ai encore une dizaine d’années de vigueur littéraire. Je les offre, faites qu’on les accepte ; faites, s’il se peut, que je m’acquitte et qu’il me soit permis de me servir des doigts sacrés de notre souveraine pour appliquer une croquignole à nos quarante jetonniers. » J’en étais là, lorsque j’ai reçu votre lettre, votre cruelle lettre, et la lettre plus cruelle encore de M. le général Betzky. Encore un moment, mon ami. Je sens que mon âme s’ouvrira, mais que le moment n’en est pas encore venu. Comment deux lettres, l’une pleine de l’amitié la plus tendre et du plus vif intérêt, l’autre qui met le comble à une longue suite de bontés, où l’on daigne lever nos inquiétudes, où l’on s’occupe avec une délicatesse, un charme infini, à me réconcilier avec les grâces que l’on m’accorde, où l’on m’invite, où l’on me promet le repos, la protection et la paix ; où une souveraine, suspendant ses fonctions les plus importantes, dicte à son ministre, adresse elle-même à un étranger ignoré, à un petit particulier qui doit à son souvenir la meilleure partie de sa considération et de son orgueil, les choses les plus douces, les plus flatteuses, les plus honorantes, comment deux lettres que j’arrose alternativement de mes larmes, des larmes de la joie, peuvent-elles devenir cruelles ? Ah ! mon ami, viens, arrache de mon cœur un sentiment qui le domine, finis ce combat et je te suis. Encore une fois, tu parles bien à ton aise, tu ne sais pas. Tu vas savoir.

Dans six semaines, au plus tard, vous recevrez cette lettre, et vous embrasserez celui qui vous la remettra, parce qu’il te remettra une lettre de ton ami. Je ne vous nomme point cet homme[1]. Il a reçu de la nature une belle âme, un excellent esprit, des mœurs simples et douces. La méditation assidue sur les plus grands objets et l’expérience des grandes affaires ont achevé de perfectionner l’ouvrage de nature. Ah ! si Sa Majesté Impériale a du goût pour la vérité, quelle sera sa satisfaction ! je la devine d’avance et la partage. Nous nous privons de cet homme pour vous. Il se prive de nous pour elle. Il faut que nous soyons tous étrangement possédés de l’amour du genre humain. Il sera précédé d’un ouvrage intitulé : De l’ordre naturel et essentiel des sociétés policées. C’est l’apôtre de la propriété, de la liberté et de l’évidence. De la propriété, base de toute bonne loi ; de la liberté, portion essentielle de la propriété, germe de toute grande chose, de tout grand sentiment, de toute vertu ; de l’évidence, unique contreforce de la tyrannie et source du repos. Jetez-vous bien vite sur ce livre. Dévorez-en toutes les lignes comme j’ai fait. Sentez bien toute la force de sa logique, pénétrez-vous bien de ses principes, tous appuyés sur l’ordre physique et l’enchaînement général des choses ; ensuite allez rendre à l’auteur tout ce que vous croirez lui devoir de respect, d’amitié et de reconnaissance. Nous envoyons à l’impératrice un très-habile, un très-honnête homme. Nous vous envoyons à vous un galant homme, un homme de bonne société. Ah ! mon ami, qu’une nation est à plaindre, lorsque des citoyens tels que celui-ci y sont oubliés, persécutés et contraints de s’en éloigner, et d’aller porter au loin leurs lumières et leurs vertus ! Nos premières entrevues se sont faites dans la petite maison. Nous nous y retrouverons aujourd’hui pour la dernière fois. Lorsque l’impératrice aura cet homme-là, et de quoi lui serviraient les Quesnay, les Mirabeau, les de Voltaire, les d’Alembert, les Diderot ? À rien, mon ami, à rien. C’est celui-là qui a découvert le secret, le véritable secret, le secret éternel et immuable de la sécurité, de la durée et du bonheur des empires. C’est celui-là qui la consolera de la perte de Montesquieu.

Le récit des bontés, prévenances et attentions du général Betzky, celui de la bienveillance continue de Sa Majesté pour vous, m’affectent toujours d’une manière délicieuse et nouvelle, et cela sans me surprendre.

Je me réjouis des succès de Mlle Collot, et quand vous m’en parlez, je me retrouve les entrailles d’un père. Je ne serais pas différemment ému, si j’entendais l’éloge de ma fille. Oui, oui, mon ami, vous m’embrasserez à Pétersbourg ; vous voyez que j’ai sous les yeux toutes vos lettres, et que j’y réponds.

« Si je savais, dites-vous, comment Sa Majesté daigne en user avec un mérite aussi mince que le vôtre. » Point de modestie déplacée, s’il vous plaît. Est-ce que vous croyez ce que vous me dites là ? Est-ce que vous ne seriez pas mortifié que je le crusse ? L’impératrice est une grande femme, un gran cervello di principessa, et elle est faite pour aimer, estimer, protéger, honorer un gran cervello di poeta. Le général Betzky ose bien me conseiller, à moi, de m’apprécier d’après les marques éclatantes de ses bontés !

J’irais, ajoutez-vous, coopérer à tout le bien qu’elle veut faire encore. Parlons net, mon ami. Comment Denis le philosophe peut-il mériter qu’on l’appelle l’un des coopérateurs de Catherine ? Comment travaillerait-il aussi au bonheur du peuple ? Je m’interroge là-dessus, et je me réponds avec franchise que j’ai l’âme haute, qu’il me vient quelquefois une idée forte et grande, que je sais la présenter d’une manière frappante, que je sais entrer dans les âmes, les captiver, les émouvoir, les entraîner, et que si d’Alembert s’entend infiniment mieux que moi à résoudre une équation différentielle, je m’entendrais tout autrement que lui à pétrir un cœur, à l’élever, à lui inspirer un goût solide et profond de la vertu et de la vérité. Qu’on me donne un enfant, qu’on m’enferme avec lui dans une solitude, et si je n’en ramène pas un homme, c’est que nature y aura mis un obstacle insurmontable. Mais dans une cour, moi, dans une cour ! moi que vous connaissez pour la droiture, la simplicité, la candeur incarnées ! moi qui n’ai qu’un mot ! moi dont l’âme est toujours sur la main ! moi qui ne sais ni mentir ni dissimuler ! aussi incapable de dissimuler mes affections que mes dégoûts ! d’éviter un piège que de le tendre ! Avez-vous bien pensé à cela ?

Mais il est un homme, à côté de moi, aussi supérieur à moi que j’ose me croire supérieur à d’Alembert, aux qualités que j’ai en réunissant une infinité d’autres qui me manquent, plus sage que moi, plus prudent que moi, ayant une expérience des hommes et du monde que je n’aurai jamais ; obtenant sur moi cet empire que je prends quelquefois sur les autres. Ce que la plupart des hommes sont pour moi, des enfants, je le deviens pour lui. Je l’ai nommé mon hermaphrodite, parce qu’à la force d’un des sexes il joint la grâce et la délicatesse de l’autre. C’est mon ami, c’est le vôtre. Il est dans l’art plastique moral ce que vous êtes dans l’art plastique mécanique. Ce que je vous en dis, les grands, les petits, les savants, les ignorants, les hommes faits, les enfants, les littérateurs, les gens du monde, vous le diront comme moi. Il plaît également à tous.

Des nouvelles de ma famille, en voici. La mère est fatiguée d’une sciatique qui donne encore plus d’exercice à ma philosophie qu’a sa patience. L’enfant sera, quelque jour, un enfant assez aimable. Je le prévois à des éclairs, rares à la vérité, mais fort au-dessus de son âge.

Les lettres languissent. On leur interdit le gouvernement, la religion et les mœurs. De quoi veut-on qu’elles s’entretiennent ? Le reste n’en vaut pas la peine. Un freluquet sans lumière et sans pudeur dit intrépidement à sa table que l’ignorance fait le bonheur des peuples, et que si l’on eût jeté Marmontel dans un cachot, lorsqu’il nous fit rire aux dépens de d’Arginval et d’Aumont, il n’aurait point fait Bélisaire ; et cela s’appelle un ministre ! Nous n’avons jamais contristé cet homme-là ; mais il se doute de notre mépris, et il nous hait.

À propos, on a prétendu que Marmontel a pris mon ton pour modèle de celui de son héros. Il me semble pourtant que je ne suis ni si froid, ni si commun, ni si monotone. Ah ! mon ami, le beau sujet manqué ! Comme je vous aurais fait fondre en larmes, si je m’en étais mêlé ! Notre ami Marmontel disserte, disserte sans fin, et il ne sait ce que c’est que causer.

Je n’ai bien senti toute la décadence de la peinture que depuis que les acquisitions que le prince de Galitzin a faites pour l’impératrice ont arrêté mes yeux sur les anciens tableaux. Ou je me trompe fort, mon ami, ou l’art de Rubens, de Rembrandt, de Pœlenburg, de Téniers, de Wouvermans est perdu. La belle collection que vous allez recevoir ! Le prince, notre ami commun, fait des progrès incroyables dans la connaissance des beaux-arts. Vous seriez vous-même étonné de la manière dont il voit, sent et juge. C’est qu’il a le grand principe, l’âme belle. Une belle âme ne va guère avec un goût faux ; et si l’on me cite quelques exemples du contraire, je répondrai toujours que ces hommes auraient encore eu le tact plus fin s’ils avaient eu le cœur plus droit. Combien je vous fais lire de choses qui vous impatientent ! Lisez toujours, mon ami ; j’en viendrai à ce qui vous importe, à ce qui vous intéresse.

Vous avez donné un bien mauvais exemple aux artistes. Depuis notre querelle, peu s’en est fallu que je ne me fusse engagé dans une autre avec Cochin, défenseur du système de Ballon, qu’il n’y a de l’amour que le physique qui soit bon. Je ne puis souffrir en aucune circonstance qu’on mette l’homme à quatre pattes ; ni qu’on réduise à quelques gouttes d’un fluide versées voluptueusement la passion la plus féconde en actions criminelles et vertueuses. Je ne puis souffrir qu’on fasse du maître des dieux et des hommes un animal violent, brutal et muet, encore moins un petit sot, fade, ambré, musqué, emmiellé. Ce n’est pas cela. Qu’en pensez-vous, mon ami ? Un amant tel que je le connais et que je le suis est un être bien rare.

Les baron d’Holbach, les Grimm, les Damilaville, les Naigeon, les Bron, ont été sensibles à votre souvenir, et partagent avec moi les souhaits que je fais pour votre santé, votre bonheur et le succès de votre entreprise. Votre absence vérifie ce qu’Horace a dit de la mort des grands hommes : Virtutem incolumen odimus. Sublatam ex oculis quærimus, invidi[2]. Cela a été, est, et cela sera toujours ainsi ; et c’est, en mourant, la consolation du mérite persécuté. Quæretis me et non invenietis, est un mot doux et touchant d’un assez plat législateur.

Les artistes voient avec plaisir une infinité de morceaux précieux s’en aller en Prusse, en Angleterre, en Russie ; les gens du monde en sont enragés. Ceux-ci n’ont plus l’espérance de les acquérir ; ceux-là n’ont plus le chagrin d’être humiliés par des modèles redoutables. Je gage qu’à tout prendre, les uns et les autres les aimeraient encore mieux brûlés, déchirés, anéantis qu’éloignés. Le cœur de l’homme est tour à tour un sanctuaire et un cloaque. Mon ami, si mes deux derniers cahiers ne sont pas autrement doucereux, c’est votre faute et non pas la mienne. J’en ai usé avec vous comme on devrait faire avec les enfants, les pincer quand ils ont pincé leur camarade ; c’est la meilleure façon de leur apprendre que cela fait mal ; n’est-il pas vrai, mademoiselle Collot ?

Si cette petite dispute n’est pas encore sous presse, vous me feriez une chose agréable, et peut-être utile à tous les deux, en m’en envoyant une copie, que je relirais avec plus de scrupule encore et d’attention pour votre compte que pour le mien. Je l’exigerais même de votre amitié, à condition pourtant que cela ne lui coûtât guère. Du reste, l’honneur de l’édition vous serait toujours réservé, et la première ne s’en ferait pas moins à Pétersbourg. Voyez si vous êtes d’humeur à me donner cette petite satisfaction. Ramassez tout ce qui viendra à votre connaissance de l’administration de Sa Majesté Impériale. C’est à elle à faire de grandes choses, c’est à nous à les célébrer. Heureux si nous savons faire notre devoir de panégyriste comme elle le sien de souveraine ! Mais comme on n’élève les statues des grands hommes que sur les grands places, je répugnerais à placer notre Catherine dans une niche. Si jamais je parle d’elle, je veux que ce soit à la tête d’un ouvrage digne d’elle. Et puis, dans ce moment, ne craindriez-vous pas un peu qu’on n’entendît dans ma bouche que la voix de la reconnaissance, et que cette espèce de prévention, surfaite encore par la malignité, n’ôtât quelque valeur à la vérité de l’éloge ? Laissons d’abord dire l’univers, et puis nous dirons après lui. Quoi qu’il en soit, recueillez toujours, et soyez sûr que vos mémoires serviront.

Encore une fois, mon ami, si, je vous reverrai ! Si, j’irai me prosterner aux pieds de ma grande bienfaitrice ! Si, elle verra couler de mes yeux les larmes du sentiment et de la reconnaissance ! J’en fais entre vos mains le serment solennel. Vous voudriez que ce fût au commencement du printemps de soixante-huit, à son retour de Moscou. Je le voudrais bien aussi ; mais je vous ferai vous-même juge du possible, en vous exposant ma position actuelle avec toute la franchise que vous me connaissez. Vous croyez que je vais entamer ici cet article, et vous redoublez d’attention. Patience, mon ami, patience… Comment dirai-je tout cela ? Il faut pourtant que je le dise.

Je ne suis point étonné du récit de la liberté de vos séances au Palais. On disait à Henri IV tout ce qu’on voulait. La morgue du rang est toujours en raison de la petitesse de celui qui l’occupe. Plus le souverain se distingue de l’homme, plus il confesse qu’il est un pauvre homme. S’il y a de pauvres diables d’auteurs, il y a de pauvres diables de rois. Le pauvre diable est de tous les états. Celui qui s’enveloppe sans cesse du manteau royal pourrait bien ne cacher là-dessous qu’un sot. Titus, Trajan, Marc-Aurèle, Henri se laissaient approcher, tâter, manier de tous les côtés, et je veux mourir si j’étais plus embarrassé de parler à l’impératrice de toutes les Russies qu’à ma sœur et à mon frère. L’honnêteté de mon âme me répondrait à moi-même de mon propos et de ma pensée. Son indulgence et sa bonté feraient le reste.

Vous êtes donc content, bien content du portrait de l’impératrice ! Tant mieux, mon ami, pour le maître et pour l’élève. C’est votre suffrage qu’elle doit surtout ambitionner, et c’est presque vous-même que vous louez en elle. Quand elle travaille bien, votre ciseau n’a fait que changer de main.

Puisque vous revenez encore à nos lettres de Paris, j’y reviens aussi. Je ne sais plus, mais plus du tout, ce que c’est que les premières, et pour en croire le bien que vous m’en dites, il faudrait que je les relusse. Faites-les-moi donc relire. Vous êtes bien osé d’avoir communiqué cette causerie à l’impératrice ? Combien je lui aurai paru petit et mesquin ! Vous n’êtes guère jaloux de l’honneur de votre ami. Est-ce ainsi, aura-t-elle dit, qu’on défend une aussi grande cause ? Elle aura désiré que je parlasse comme elle sent. Mais, mon ami, cela ne se pouvait. Denis Diderot n’était peut-être pas né pour se monter à tant de hauteur. Et puis, pour s’entretenir dignement soi-même et les autres du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité, il faudrait y avoir le même droit qu’elle. C’est alors qu’on se battrait sur son propre palier. Si vous m’en croyez, vous ne supprimerez rien de ces feuillets-là. Vous risquez, en les châtiant, de leur ôter un air de négligence qui plaît toujours ; c’est la caractéristique des ouvrages faits sans peine, sans apprêt, sans prétention. Si on ne lit pas notre brochure comme nous l’avons écrite, nous sommes perdus.

C’est très-bien fait à vous d’avoir traité honnêtement de Voltaire. Il ne conviendrait point à mon Falconet d’empoisonner les derniers instants de la vie d’un vieillard respectable par les ouvrages immortels de ses premières années, et les actions vertueuses des dernières. Il a commencé par être un grand homme ; il finit par être un homme de bien. Il a écrit Zaïre à trente ans, et vengé les Calas à soixante et dix. Quel homme, mon ami, que ce de Voltaire ! il faut être bien stoïcien pour dédaigner son suffrage.

J’approuve fort que vous ayez suppléé les quatre mots : ainsi que tu l’as projeté. Mais lorsque vous n’entendez rien à cette omission de ma part, c’est que vous oubliez que c’est à vous-même que j’écrivais.

Tous nos portraits ont réussi, excepté le mien qui est revenu du four avec un nez rouge. Mademoiselle Collot, vous feriez croire à la postérité que j’aimais le vin.

Vous devez avoir à présent les deux ou trois ouvrages que vous désirez. Pourriez-vous me dire à qui vous attribuez le Dévoilé[3] ? Si vous saviez combien les conjectures qui se font autour de moi me font rire !

J’en étais là, mon ami, et je commençais à bouder un peu le bon, l’excellent général, lorsque votre lettre et la sienne nous sont parvenues. Elles m’ont soulagé d’une petite inquiétude pour m’en donner une bien grande. Vous m’entendrez mieux tout à l’heure et vous me blâmerez ensuite, si vous l’osez. Je verrai Le Moyne, et j’arrangerai l’affaire de votre fondeur.

M. le prince de Galitzin vous répondra lui-même sur les trois mille livres de la statue de l’Hiver. C’est son affaire.

Votre ami Diderot, qui vous écrit toutes les fois qu’il en a l’occasion, sait tout ce que vous avez fait pour lui, et ne vous en remercie pas, parce qu’on s’honore soi-même quand on fait honorer son ami.

Je sollicitais le titre d’académicien, lorsque j’appris par la Voix publique qu’il m’était accordé. J’attendais mon diplôme. Je l’attends encore, et mon remerciement est tout prêt. Soyez tranquille, je ne manquerai à rien.

Il n’est pas exactement vrai que je n’aie donné aucun signe à l’Académie. J’ai écrit, et du ton de modestie qui me convenait. Votre amitié pour moi était le grand pivot de ma prétention. Ma supplique se réduisait à ces quatre mots : Je suis l’ami de Falconet, et Falconet n’est pas homme à faire son ami d’un méchant et d’un sot. C’est à peu près ce que vous avez dit plus élégamment, plus académiquement.

Monsieur le secrétaire s’attend que je contribuerai aux progrès des arts et à l’honneur de l’Académie, et je ne l’en dédirai pas. J’élèverai des paradoxes sans fin. Mon ami Falconet les résoudra, et c’est ainsi que je servirai les arts, l’Académie et la vérité. Je serai la pierre à aiguiser :

                                                            Acutum
Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi
[4].

J’ai de temps en temps besoin d’un commentaire qui ne laisse pas subsister une ligne du texte, et vous le ferez. Je serai le vent du midi qui assemble les nuées, et vous le vent du nord qui les balaye.

Je ne sais si vous avez vu mon premier remerciement à l’impératrice. Il y avait, je crois, quelques mots d’âme dont vous auriez été satisfait. Pour le second, je vous conseille de l’approuver en entier.

Vous ignorez ce qui s’est passé ici à l’occasion du second, du troisième, du quatrième bienfait ; j’en ai tant reçu que je ne sais plus lequel.

M. le prince de Galitzin jugea à propos d’observer par apostille à une de ses lettres à M. le général Betzky que ma pension était de 100 pistoles et non de 50. Je craignais tellement que cette apostille ne parût concertée entre le prince et moi que j’en tombai malade. Je ne méprise pas l’argent, parce que je suis époux et père, parce que j’en sais faire usage, parce que j’ai des parents et des amis pauvres ; parce qu’on n’en aura jamais trop tant qu’il y aura des malheureux et qu’on sera bienfaisant. Mais il y a des choses que je prise infiniment davantage. Sa Majesté Impériale et M. le général Betzky ont senti mon inquiétude, puisqu’ils n’ont pas dédaigné de me rassurer.

Pour la troisième fois, je vous le dis. Je ferai ce que vous attendez de moi. Je vous en réitère le serment. Mais, mon ami, si cependant j’avais écouté la chaleur de mon âme et de la vôtre ; si j’étais à présent au milieu de votre atelier, examinant, approuvant, critiquant, peut-être n’auriez-vous ni mouleur, ni ouvrier, ni fondeur. C’est moi qui ai rassuré la pauvre tête de Simon, que les impertinents propos des rivaux, des jaloux, des méchants avaient tout à fait renversée. C’est moi qui ai dissipé les terreurs paniques de Vandendrisse, autre mauvaise tête. Je me doute bien que j’aurai la même tâche avec Sainteville et Hachement. Il faut ici, mon ami, un ambassadeur honnête homme et qui soit connu pour tel, et puis un indifférent qu’on croie incapable, par quelques considérations que ce soit, d’aventurer le bonheur d’un autre homme, et qui joigne son témoignage à celui de l’ambassadeur sur le bien que celui-ci ne peut manquer de dire de sa cour. La bonté, la douceur, l’affabilité, la véracité du prince de Galitzin les ébranlent et moi je les achève. C’est ainsi que Simon et Vandendrisse se sont à la fin déterminés à partir.

Enfin, je suis parvenu au sujet principal de votre dernière lettre et de ma réponse. Écoutez-moi, mon ami, et ne rabattez pas un mot de tout ce que je vais vous dire :

J’ai une femme âgée et valétudinaire. Elle touche à la soixantaine, et il est tout naturel qu’elle soit attachée à ses parents, à ses amis, à ses connaissances, à son époux et à tous les entours de son petit foyer. Emmène-t-on avec soi sa femme infirme et sexagénaire ? et, si on la laisse, fait-on bien ?

J’ai un enfant qui a du sens et de la raison. Voici le moment ou jamais de lui donner l’éducation que je lui dois. Le moment de faire le véritable rôle de père, est-ce celui de s’éloigner ? Incessamment cet enfant sera nubile. Autres soucis, autres soins.

Je pourrais m’étendre davantage sur ces points, mais je vous avouerai, à ma honte, que ces deux motifs les plus honnêtes et les plus raisonnables sont peut-être ceux qui m’arrêtent le moins. Ah ! si je pouvais être aussi pauvre amant que je suis pauvre père et pauvre époux ! Je ne ménage pas les expressions, comme vous voyez. C’est que quand on fait tant que d’ouvrir son âme à son ami, il ne la faut point ouvrir à demi.

Que vous dirai-je donc ! que j’ai une amie ; que je suis lié par le sentiment le plus fort et le plus doux avec une femme à qui je sacrifierais cent vies, si je les avais. Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber en cendres, sans en être ému ; ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre, pourvu qu’elle me restât. Si elle me disait : « Donne-moi de ton sang, j’en veux boire », je m’en épuiserais pour l’en rassasier. Entre ses bras, ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien que j’ai cherché ! Je ne lui ai jamais causé la moindre peine ; et j’aimerais mieux mourir, je crois, que de lui faire verser une larme. À l’âme la plus sensible, elle joint la santé la plus faible et la plus délicate. J’en suis si chéri, et la chaîne qui nous enlace est si étroitement commise avec le fil délié de sa vie, que je ne conçois pas qu’on puisse secouer l’une sans risquer de rompre l’autre. Parle, mon ami, parle. Veux-tu que je mette la mort dans le sein de mon amie ? Voilà ce dont il s’agit ; voilà le grand obstacle, et mon Falconet est bien fait pour en sentir toute la force. J’ai deux souveraines, je le sais bien, mais mon amie est la première et la plus ancienne. C’est au bout de dix ans que je te parle comme je fais. J’atteste le ciel qu’elle m’est aussi chère que jamais. J’atteste que ni le temps, ni l’habitude, ni rien de ce qui affaiblit les passions ordinaires, n’a rien pu sur la mienne ; que depuis que je l’ai connue, elle a été la seule femme qu’il y eût au monde pour moi. Et tu veux qu’un jour, que demain, je me jette, à son insu, dans une chaise de poste ; que je m’en aille à mille lieues d’elle, et que je la laisse seule, désolée, accablée, désespérée. Le ferais-tu ? Et si elle en mourait ? Cette idée me trouble la tête. Je ne lui survivrais pas ; non j’en suis sûr. Ah ! mon ami ! laisse aux bienfaits de l’impératrice toute leur valeur, tout leur prix. N’amène pas par tes conseils un moment où… ah ! mon ami ! ah ! grande impératrice pardonnez-moi tous les deux. Je ne suis point ingrat. Je ne le fus jamais ! mais j’aime, et rien au monde ne me doit paraître comparable au bonheur, à la tendresse, à la vie de mon amie, si je sais bien aimer. Loin d’elle, je me rendrais, je crois, le témoignage que j’ai fait ce que je devais. J’obtiendrais certainement d’elle la même justice, car je la connais. Elle m’accuserait, mais en souffrirais-je, en souffrirait-elle moins ? Encore si elle était libre ? mais elle a une mère, et une mère qui lui est aussi chère que moi. Elle a des parents et des parents qui ne sont pas sans nom. Et quand elle serait libre, dis, mon ami, crois-tu qu’il convînt à un homme qui a le moindre sentiment d’honnêteté, qui jouit dans la société de quelque considération, qui s’y fait respecter par sa justice, par ses mœurs…? n’entends-tu pas tout ce qu’ils diraient et tout ce qu’ils n’auraient que trop raison de dire ? À présent que ma position t’est connue, conseille, parle, ordonne, juge, décide ; mais non, Falconet, je vous récuse. C’est au jugement d’une femme que j’en appelle. Prononcez, mademoiselle Collot.

Mon ami, vous pouvez confier à Sa Majesté Impériale, de ceci, tout ce qu’il vous plaira. Ce n’est point à elle que son philosophe veut cacher sa fêlure. Je serais fâché qu’elle m’estimât plus que je ne vaux, et si j’étais destiné à l’honneur de son service, je commencerais par lui avouer tous mes défauts ; mais tous, afin qu’elle ne fût jamais dans le cas de dire : Je n’avais pas compté sur celui-là.

Si vous ne croyez pas pouvoir lui dire que son philosophe et son ami est amoureux fou, dites-lui, et ce sera la vérité, que j’ai encore quatre volumes de mon grand ouvrage à publier ; que je suis engagé à des commerçants qui ont mis sur ma parole toute leur fortune à une seule entreprise ; que personne ne me peut suppléer, qu’un autre n’obtiendrait ni d’eux ni du public la même confiance ; que quatre à cinq mille citoyens nous ont avancé des fonds considérables qu’ils seraient en droit de redemander d’un moment à l’autre ; que c’est à cet ouvrage que je dois, même de votre aveu, une bonne portion de ma prétendue célébrité ; que ces commerçants que je laisserais ont fait, pendant plus de vingt ans, mon aisance et ma subsistance honnête ; qu’ils sont actuellement dans le fort de leurs rentrées ; combien il leur serait dur de voir ces rentrées ou suspendues ou arrêtées ; et que si la nation, rendant justice à votre talent, vous eût engagé dans l’exécution de quelques-uns de ces grands monuments qu’elle a confiés à des artistes protégés et sans mérite, comme c’est l’ordinaire, vous ne vous fussiez pas cru libre de quitter. Ajoutez qu’en dépit de la paresse de mes subalternes, et de la pusillanimité de mes libraires, avant dix-huit mois je serai affranchi de tout engagement. De tout engagement ! Je mens, il en est un qui sera toujours sacré pour moi.

Ah ! mon ami, que je serais heureux si le général Betztky… si l’impératrice… mais pourquoi non? Est-ce que les souverains n’ont point d’âme ?

Adieu, mon ami. Tout est dit. Portez-vous bien. Je vous embrasse de tout mon cœur. Embrassez MlleCollot pour moi, pour l’ami Grimm, pour l’ami Naigeon, pour beaucoup d’autres que j’ajouterais, si je ne craignais de vous fatiguer vous et elle de tant de baisers.

Il y a quelques jours que nous allâmes dîner dans la chaumière de la rue d’Anjou, le prince Galitzin, un M. de la Rivière que vous serez bien aise de connaître, Grimm et moi. La chaleur du jour nous chassa de dessous le berceau, et nous fit chercher le frais dans le petit atelier. En y entrant, je m’arrêtai tout court, et, tendant mes deux bras vers l’endroit où je l’avais vu travailler, je dis : « Où est-elle à présent ? où est-elle ? que fait-elle ? elle est bien sans doute où elle est, mais nous ne serions pas trop fâchés de la posséder un moment ici. »

Bonjour, mon ami ; bonjour mon amie. N’oubliez pas un homme qui vous chérit si tendrement.

À propos, mademoiselle Collot, je suis obsédé de monsieur votre père. Dites-moi comment vous désirez que j’en use avec lui ?

Tenez, mon ami, tout bien considéré, je crois que nous n’enverrons point Greuze en Russie. C’est un excellent artiste, mais une bien mauvaise tête. Il faut avoir ses dessins et ses tableaux et laisser là l’homme. Et puis sa femme est d’un consentement unanime, et quand je dis unanime, je n’en excepte ni le sien ni celui de son mari, une des plus dangereuses créatures qu’il y ait au monde.

Je ne désespérerais pas qu’un jour Sa Majesté Impériale ne l’envoyât faire un tour en Sibérie. Je vous dis clairement ici ce que je vous ai fait entendre plus haut.

Mlle Collot doit avoir reçu les emplettes que nous avons faites pour elle. En est-elle contente ? Nous serions bien fâchés qu’elle nous cassât aux gages.

J’aurais bien envie de vous causer ici un petit mot de Mme Geoffrin, mais cela me mènerait trop loin.

Votre bon ami l’amateur, M. de La Live, est devenu fou furieux. L’en auriez-vous cru menacé ? Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’on dit que c’est d’avoir trop fréquemment aimé sa femme.

Chardin nous a fait un très-beau tableau. Vernet est piqué d’honneur et nous a promis son chef-d’œuvre.

Nous touchons au moment du Salon. Qui est-ce qui vous suppléera auprès de moi ? qui est-ce qui me marquera du doigt les beaux endroits, les endroits faibles ? Baudouin m’envoya, il y a quelque temps, son Enfant trouvé. Je n’osai pas en dire ma pensée ; mais je vous dis à vous que ce n’est qu’une jolie enseigne de sage-femme.

Demain je galope pour le fondeur et pour le bloc de marbre. Une bonne fois pour toutes, sachez que je suis paresseux à écrire, mais que je sers promptement. Dites-vous donc dans l’occasion : « Je n’entends point parler de lui ; mais mon affaire se fait. »

Mademoiselle, que mon buste soit, s’il vous plaît, bien coulé, bien réparé, bien beau. Songez qu’il attirera chez moi le milieu et les quatre coins de la ville.

J’attends aussi avec une impatience digne du présent deux médailles qui me sont annoncées par le général Betzky, avec un beau diplôme d’associé libre.

N’oubliez pas, mon ami, de présenter mon hommage avec le vôtre, la première fois que vous écrirez à Moscou. Joignez-y mon respect pour M. le général Betzky, que vous vous garderez bien d’appeler Excellence ; il ne me le pardonnerait de sa vie. Si vous revoyez M. Girard, le médecin, mettez-lui sur la tête une petite calotte de plomb. Serrez la main de ma part à M. le bibliothécaire du grand-duc, s’il est toujours homme de bien. Si vous vouliez faire tressaillir son cœur, vous lui prononceriez le nom de Nicolaï. Adieu, encore une fois, bon ami, bonne amie.

En voilà—t-il assez tout d’une traite ? Retenez bien ce que je vous ai dit de celui qui vous remettra cette lettre. Lisez son ouvrage, et convenez ensuite qu’il n’y a pas un iota à rabattre de mon éloge.

Je ne vous parle pas de votre Saint Ambroise. Il est toujours offusqué d’échafauds qui attendent votre Le Moyne qui ne se presse pas, comme vous savez.

J’ai eu quelques occasions de voir M. Collin. J’aime les hommes qui ont la physionomie de leur âme.

Autre chose. Le Bas est un fripon, un faux balourd, à ce qu’on dit ; mais ce fripon-là a une collection de beaux cuivres. Il propose de la vendre en entier, sans en excepter les ports de mer gravés conjointement avec Cochin. En conséquence, nous avons envoyé à Sa Majesté Impériale deux volumes d’épreuves sur lesquelles vous serez apparemment consulté. Il est impossible qu’il y ait jamais en Russie un assez grand nombre de tableaux pour inspirer le vrai goût de l’art. Il me semble que c’est à la gravure à suppléer à cette indigence. Le graveur est une espèce d’apôtre ou de missionnaire. On lit les traductions, quand on n’a pas les originaux. Item, Le Bas s’offre à faire passer en Russie l’imprimeur en taille-douce avec ses ouvriers et ses outils. Quant à l’acquisition de son fonds, l’honnête Cochin empêcherait bien qu’il nous dupât. Réponse sur cet article, s’il vous plaît.

Vous connaissez l’immense et riche collection du vieux Cayeux[5]. Nous l’avons couchée en joue, mais infructueusement. Le bonhomme me dit : « Monsieur, je ne mets point de prix à mon bonheur. Quand vous auriez rempli ma chambre de louis, il n’y en aurait toujours qu’un. Celui-là vu, j’aurais vu tous les autres. Au lieu que sur mes soixante mille estampes, il n’y en a pas deux qui se ressemblent. » Que répondre à cela ? rien ; surtout quand un homme aime mieux boire de l’eau, manger des croûtes, et voir des estampes.

Il est venu à Cochin une idée que je vous communique. Il voudrait qu’on fît exécuter en grand, par nos meilleurs peintres, les principales actions du règne de Catherine, et qu’on mît ensuite ces tableaux en gravures. Voyez, réfléchissez à cela. La nation apprendrait ainsi à connaître l’art, et elle aurait en même temps sous les yeux les motifs de son amour et de sa vénération pour sa souveraine.

Je rêve s’il ne me reste plus rien à vous dire. Non, je crois ; si ce n’est que vous pourriez bien recevoir pour vos étrennes un petit volume de ma façon dont vous me direz franchement votre avis.

Le Greuze vient de faire un tour de force. Il s’est tout à coup élancé de la bambochade dans la grande peinture ; et avec succès, autant que je m’y connais. Imaginez le vieux Septime Sévère, assis sur son lit, disant d’une main à Caracalla, son fils : « Mon fils, si tu trouves que je vis trop longtemps, ne trempe pas pour cela les mains dans le sang de ton père ; mais ordonne à ce centurion de m’égorger » ; de l’autre main, il montre un glaive posé sur une table de nuit.

Caracalla est debout, au pied de la couche, il n’ose supporter le regard de son père. Il a bien l’air d’un scélérat. Le centurion est au chevet, la tête baissée, et confondu d’étonnement et d’indignation. C’est une belle, très-belle figure que ce vieux soldat à longue barbe et tête à demi chauve. À côté du centurion est un sénateur examinant le visage de Caracalla, et tremblant du maître féroce sous lequel ils auront un jour à vivre. Et puis, beaucoup de simplicité dans les accessoires ; un fond large et nu, avec un si grand silence, qu’il semble que la voix de Septime retentisse dans le vague de l’appartement.

Il a fait aussi une Prière à l’Amour qu’on trouvera belle. La jeune dévote est charmante. Pour moi, il me déplaira toujours dans cette composition de voir une statue en scène avec une figure vivante. L’Amour de marbre s’incline et penche une couronne sur la tête de la jeune fille qui le prie. Je suis peut-être pointilleux, mais c’est ainsi que je sens ; tant pis pour l’artiste ou pour moi. Si c’était un groupe de marbre, je serais moins choqué.

Il y a encore de lui : le Baiser envoyé par la fenêtre, et la Petite Fille en chemise qui s’est saisie d’un petit chien noir qui cherche à se débarrasser de ses bras. Cela est beau, vraiment beau.

Il a changé toute sa manière. Vous savez que ses tableaux avaient tous un ciel bleuâtre. Ce n’est plus cela. Son coloris est plus franc, plus vrai, plus vigoureux. Pour l’artiste, il continue à s’enivrer de lui-même ; et tant mieux, il ferait peut-être moins bien, sans l’énorme présomption qu’il a de son talent.

J’aime à l’entendre causer avec sa femme. C’est une parade où Polichinelle rabat les coups avec un art qui rend le compère plus méchant. Je prends quelquefois la liberté de leur en dire mon avis avec le leste que vous savez.

Cochin n’aime pas Greuze et celui-ci le lui rend bien. Mais une affaire à laquelle je prends intérêt, et que je vous recommande, c’est qu’Amédée Van Loo passât de Berlin à Pétersbourg. Je ne vous dis rien du mérite de l’artiste, que vous connaissez mieux que moi. Il attend qu’on lui fasse signe. Il n’est pas riche. Il a une femme et une poussinée d’enfants ; et je le croirais au moins aussi propre que Michel, son frère, à conduire une école.

Est-ce là tout ? Non, je vous confie en secret que le prince de Galitzin travaille à mettre en russe la vie des plus célèbres peintres italiens, flamands et français ; tâche à laquelle il trouve toutes les difficultés d’une langue qui n’est pas faite et qu’il fera.

Puisque je suis en train et qu’il me reste encore de la marge, disons tout, ne fût-ce que pour ne pas envoyer si loin du papier blanc. Les ânes fourrés de Sorbonne ont extrait trente-sept impiétés de Bélisaire, parmi lesquelles celle-ci : « La vérité brille de sa propre lumière, et les esprits ne s’éclairent point par la flamme des bûchers » ; d’où vous voyez que ces tigres, que j’appelais des ânes, sont toujours également altérés de sang hérétique, et qu’ils ont un grand goût pour les auto-da-fé. On a beaucoup murmuré, mais comme les philosophes ont vu qu’on ne poursuivait pas ces onagres à coups de pierres dans les rues, ils se sont mis à leur jeter de la boue, et à présent que je vous parle, les fourrures sorboniques en sont honnêtement mouchetées.

On a fait l’épitaphe du comte de Caylus en deux vers d’une harmonie tout à fait analogue au caractère de l’homme :


Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque.
Ah ! qu’il est bien placé dans cette cruche étrusque !


Si l’on vous dit que ces deux vers sont de moi, c’est une médisance[6].

Adieu, adieu ; voilà Mme Diderot qui dit que je vous fais un livre, et non pas une lettre.

Vous êtes embrassés tous les deux par la mère et par l’enfant. Valete iterumque valete.



  1. Le Mercier de la Rivière.
  2. Horat., od. xxiv, lib. III.
  3. Le Christianisme dévoilé, qui venait de paraître.
  4. Horat., Epître aux Pisons, v. 302.
  5. Cette collection fut vendue en 1769, après la mort de son possesseur.
  6. Attribué parfois à Marmontel, qui ne le cite pas dans ses Mémoires, ce distique est certainement de Diderot.