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Lettres à Falconet/3

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Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 87-91).


II


Janvier 1766.


Je ne crains pas le compas de la raison[1], mais je crains sa partialité qui change de poids et de mesure selon les objets. Tu te repais d’opinions du matin jusqu’au soir, et puis après tu te mets à faire la petite bouche. Eh ! mon ami, le tissu de nos maux et de nos peines est ourdi de chimères où l’on n’aperçoit de loin en loin que quelques fils réels. La comparaison du concert n’est pas seulement agréable, elle est juste. Quel concert plus réel que celui que j’entends et dont je suis en état de chanter toute la mélodie et tous les accompagnements ? Cela est noté. Quand ce ne serait que la douceur d’un beau rêve ? Et n’est-ce rien que la douceur d’un rêve ? Et n’est-ce rien qu’un rêve doux qui dure autant que ma vie, et qui me tient dans l’ivresse ?

L’éloge de nos contemporains n’est jamais pur. Il n’y a que celui de la postérité qui me parle à présent, et que j’entends aussi distinctement que vous, qui le soit. L’envie meurt avec l’homme, ou si elle existe encore après lui, c’est pour continuer son rôle. On t’objecte Phidias à toi qui vis, quand tu ne seras plus elle t’objectera à ceux qui te suivront.

Je ne sais si les femmes riraient ; mais elles auraient tort. Qu’est-ce que fait une belle femme qui va chez La Tour multiplier ses charmes sur la toile, ou dans ton atelier les éterniser en bronze ou en marbre ? Elle y porte la prétention de plaire où elle n’est pas, et quand elle ne sera plus. Dès ce moment elle entend ceux qui sont à cent lieues et à mille ans d’elle s’écrier : « Oh ! qu’elle est belle ! » Et son bonheur et son orgueil redoublent. Se trompe-t-elle dans son jugement ? Non. Si elle ne se trompe pas elle est heureuse, et quand elle se tromperait elle le serait encore.

Point d’injures. Il n’y a point de plaisir senti qui soit chimérique, le malade imaginaire est vraiment malade. L’homme qui se croit heureux l’est. Il faut faire entrer en ce calcul, lorsqu’il s’agit du prix de la vie, jusqu’au plaisir momentané du crime ; Ixion est heureux quand il embrasse sa nuée, et si la nuée lui présente sans cesse l’objet de sa passion et ne s’évanouit pas entre ses bras, il est toujours heureux.

À l’application ; j’avoue que


Vixêre fortes ante Agamemnona
Multi ; sed omnes illacrimabiles
Urgentur ignotique longâ
Nocte, carent quia vate sacro[2].


Mais les grands noms sont maintenant à l’abri de ces ravages, et tu subsisteras éternellement, ou dans un fragment de marbre, ou plus sûrement encore dans quelques-unes de nos lignes ; il n’y a plus qu’un bouleversement général du globe qui puisse éteindre les sciences, les arts, et ensevelir les noms des hommes célèbres qui les ont cultivés avec succès. La lumière de l’esprit peut changer de climat, mais elle est aussi impérissable que celle du soleil. Il y a deux grandes inventions : la poste qui porte presque en six semaines une découverte de l’équateur au pôle, et l’imprimerie qui la fixe à jamais.

J’aime bien à entendre dire à un homme qu’il ne met pas à la loterie, et qui a un billet dans sa poche. Tu n’es pas sourd, tu contrefais le sourd, et si personne fut jamais dans le cas du proverbe, c’est mon ami Falconet. Les pires de tous les sourds sont ceux qui ne veulent pas entendre.

La crainte du mépris, de la honte, de l’avilissement, sont des petits motifs qui empêchent de faire mal ; mais qui, incapables d’exalter l’âme, ne feront point tenter de grandes choses. Ce n’est pas assez pour la plupart des choses difficiles de ne vouloir point être blâmé. Le repos et l’obscurité suffisent à ce but ; il faut vouloir être loué, faire un cas infini de ses semblables qui sont, de ses semblables qui seront, et brûler d’une soif inextinguible de leur louange. Voilà le sentiment qui fait haleter ; voilà le sentiment qui foule aux pieds l’envieux ; voilà le sentiment qui fait reprendre la lyre, la plume, le pinceau, le ciseau.

Vous me dites toujours que vous comptez pour rien l’éloge qui est à cent pas de vous, et vous n’osez pas assurer nettement que vous fassiez aussi peu de cas de celui qu’on vous accorde à votre insu, à Londres ou à Pékin. Mon ami, si nos productions pouvaient aller dans Saturne, nous voudrions être loués dans Saturne, et je ne doute point que si elles étaient de nature à voyager dans toutes les parties de l’univers, comme elles sont de nature à voyager sur tous les points de notre globe, et à passer à toute la durée successive, l’émulation ne s’étendît avec cette sphère, et que l’artiste ne fît plus pour l’espace immuable, immense, infini, éternel, que pour un point de cet espace.

Et que me dites-vous de cette comète qui vient frapper notre globe ! S’il arrivait jamais que l’orbe des comètes se connût assez bien pour qu’on démontrât que dans mille ans d’ici un de ces corps se rencontrera avec notre terre dans un point commun de leur course, adieu les poëmes, les harangues, les temples, les palais, les tableaux, les statues ! Ou l’on n’en ferait plus, ou l’on n’en ferait que de bien mauvais. Chacun se mettrait à planter ses choux, et vous tout aussitôt qu’un autre. Si l’on peignait encore des galeries, c’est qu’on supposerait que l’astronome a fait un faux calcul. Ce serait bien la peine d’embellir une maison qui n’aurait plus qu’un moment à durer. En un mot, mon ami, la réputation n’est qu’une voix qui parle de nous avec éloge, et n’y aurait-il pas de la folie à ne pas mieux aimer son éloge dans la bouche qui ne se taira jamais que dans une autre ?

Malgré que nous en ayons, nous proportionnons nos efforts au temps, à l’espace, à la durée, au nombre des témoins, à celui des juges ; ce qui échappe à nos contemporains n’échappera pas à l’œil du temps et de la postérité. Le temps voit tout ; autre germe de perfection. Cette espèce d’immortalité est la seule qui soit au pouvoir de quelques hommes, les autres périssent comme la brute. Pourquoi ne vouloir pas que je sois jaloux et que je prise cette distinction particulière à quelques individus distingués de mon espèce ? Que suis-je ? des rêves, des pensées, des idées, des sensations, des passions, des qualités, des défauts, des vices, des vertus, du plaisir, de la peine. Quand tu définis un être, peux-tu faire entrer dans ta définition autre chose que des termes abstraits et métaphysiques ? La pensée que j’écris c’est moi ; le marbre que j’anime c’est toi. C’est la meilleure partie de toi, c’est toi dans les plus beaux moments de ton existence, c’est ce que tu fais, c’est ce qu’un autre ne peut pas faire. Quand le poëte disait :


Non omnis moriar ; multaque pars mei
Vitabit Libitinam[3],



il disait une vérité presque rigoureuse. J’ai bien peur que tu n’aies prêché cette maudite philosophie meurtrière à ton fils, et que tu n’en aies fait un pourceau du troupeau d’Épicure.

Vous avez tout perdu en me faisant écrire ces chiffons-là ; mon projet était de faire un discours en forme, avec toute l’élévation, l’enthousiasme, la raison que je crois avoir, et, Dieu merci ! m’en voilà quitte. Le feu s’est évaporé, et je n’y reviens plus que pour vous tracasser. Bonjour, mon cher ami. Bonjour ; vous voyez bien qu’en vous disant cela, je vous baise sur les deux joues.



  1. Les passages soulignes sont extraits des lettres de Falconet.
  2. Horat., lib. IV od. ix.
  3. Horat., lib. III, od. xxx.