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Lettres à Herzen et Ogareff/Fragment pour la Cloche (3-05-67)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Fragment d'une lettre de Bakounine aux directeurs de la Cloche - 3 mai 1867



FRAGMENT D’UNE LETTRE DE BAKOUNINE
AUX DIRECTEURS DE LA « CLOCHE »


3 mai 1867.


Dans vos dernières lettres, vous me reprochez, mes amis, d’avoir mis le nom d’Aksakoff au même rang avec celui de Katkoff et compagnie ; vous dites, qu’il y a un abîme entre eux ; qu’Aksakoff est d’une honnêteté irréprochable. Le connaissant personnellement, vous pouvez le juger mieux que moi ; de mon côté je respecte si profondément votre jugement que sur votre demande, je suis prêt à retirer cette parole sévère et peut-être injuste. D’ailleurs, en ce qui m’est personnel, je ne puis être ni pour ni contre lui, attendu que je ne l’ai jamais rencontré. J’ai connu intimement son excellent frère Constantin Serguéievitch, que j’aimais et estimais de tout mon cœur, malgré la différence sensible de nos opinions.

Depuis que j’ai conscience de moi-même, je suis révolutionnaire ; lui, malgré son cœur chaud et son tempérament héroïque, sacrifiant à tout moment son naturel à la théorie, était un slavophile soumis, un humble chrétien, un orthodoxe sincère. Par son dévouement passionné à la doctrine de Khomiakoff et de Kiréevski, qu’il acceptait sans critique, il laisserait loin en arrière le plus ardent slavophile d’aujourd’hui, ce qui ne l’empêchait pas, cependant, d’être le plus honnête homme du monde, et de respecter au-dessus de tout les lois et les instincts les plus humains. Il est vrai que c’était un fanatique du régime de l’ancienne Moscovie, mais, dans son exaltation pour cet ordre de choses, il s’inclinait respectueusement devant les droits de l’homme ; la voix de la conscience et le sentiment de la Justice n’étaient pas étouffés dans son cœur[1]. Son fanatisme de fidèle à l’ancien régime moscovite était subordonné à la religion suprême qui de notre temps s’appelle l’humanité.

En véritable défenseur de l’orthodoxie en Russie, théoriquement, avec Khomiakoff et les frères Kiréevski, Constantin Serguéiévitch Aksakoff lançait l’anathème contre la Pologne catholique ; dans la pratique, obéissant à l’instinct le plus élevé de l’homme, toujours vivace en lui, et grâce auquel il avait conservé sa loyauté, il allait avec Stankévitch, au risque de perdre sa propre liberté, visiter dans la prison de Moscou des Polonais envoyés en Sibérie pour crimes dits politiques. Laissant ses théories de moscovite orthodoxe au seuil de la prison, il redevenait alors, lui-même, et plein de chaude sympathie et d’estime pour ces prisonniers, il faisait pour eux tout ce qu’il pouvait. Je vois encore son doux et sympathique sourire, son émotion, lorsque son cousin Kartachevski, élève des jésuites, entonnait de sa voix sauvage mais pleine de passion comprimée : « Ieszcze Polska nie zginela[2] ». Son fanatisme orthodoxo-moscovite ne l’empêchait pas, cependant, de comprendre le caractère saint et légitime du fanatisme patriotique des Polonais.

À cette époque, Constantin Serguéievitch avec ses amis était déjà l’adversaire résolu de l’empire de Pétersbourg et de l’État, en général, et nous devançait ainsi de beaucoup dans cette voie. Je me demandai plus d’une fois si la dernière révolte polonaise et le vain bruit que fit à cette occasion la diplomatie de l’Europe, ne le pousseraient pas à se jeter, avec les autres coryphées du parti slavophile, dans le camp de l’impérialisme de Pétersbourg qui leur est odieux ? Je ne saurais résoudre cette question. Nous avons vu se passer sous nos yeux tant de changements monstrueux, qu’il serait, vraiment, difficile de répondre du stoïcisme théorique et de la logique poussée à bout, même chez Constantin Serguéievitch Aksakoff. Mais voici de quoi je peux vous répondre : Quelque erroné et quelque passionné que soit son entraînement, jamais il ne deviendra l’incitateur et l’instigateur du bourreau Mouravieff, jamais il ne voudra serrer la main des officiers de la garde, des spoliateurs et des mouchards. Il se détournerait avec indignation, avec horreur et dégoût, du spectacle de la tuerie des Polonais désarmés, et il aurait plutôt renié les siens, que de les laisser insulter ces nobles victimes tombées dans la lutte. Enfin, après toutes les réjouissances officielles, il ne serait pas allé à Varsovie comme l’a fait son frère pour organiser la Pologne[3]. Le tact politique lui eût fait comprendre que, sous la protection de l’impérialisme de Pétersbourg, dans les conditions nécessaires à l’existence de l’État de toutes les Russies, il ne peut y avoir place pour une organisation démocratique ; que, dans les circonstances, cette organisation est impossible ; que toute tentative dans cette direction devrait infailliblement se transformer en une mesure gouvernementale, partant, antipopulaire, — son noble instinct lui eût dicté, que pour tout honnête Russe, il n’y a pas de place à Varsovie.

I. S. Aksakoff n’avait pas ce sentiment ; il ne le comprit pas. Entraîné par son patriotisme étroit et sauvage, ce patriotisme d’État, si pernicieux pour la Russie, il oublia tout sentiment humain et, de sa propre volonté, se rendit criminel contre l’humanité elle-même, contre la liberté, le bonheur et la dignité de la Russie, qui ne peuvent exister en dehors de l’humanité. Il apporta toute sa force morale et intellectuelle à l’appui du crime que le gouvernement venait de perpétrer en Pologne, et qu’il ne se lasse pas de commettre chaque jour. De plus, il n’a pas cessé de calomnier encore la Russie, en prétendant persuader à tout le monde que ce crime gouvernemental était indispensable au salut de celle-ci.

Et, malgré tout cela, je suis prêt à répéter avec vous, que M. Aksakoff est un honnête homme, mais je voudrais y mettre cette restriction seulement, que vous conviendrez que tout ce que nous ajouterons à l’actif de son honnêteté sera au détriment de son intelligence.


M. Bakounine.


Nota. — Les articles sur la question polonaise que Bakounine avait promis de donner à la Cloche, n’ont jamais paru.

Pour rendre compréhensibles les lettres précédentes de Herzen et de Bakounine, il est nécessaire de rappeler que, indépendamment de l’apaisement de la Pologne à l’aide de mesures policières et de la force armée, il y avait dans la politique du gouvernement russe envers ce pays subjugué deux intentions différentes : 1° L’affaiblissement de l’aristocratie et du clergé catholique, apostolique et romain, au moyen des mesures agraires et démocratiques et par la fermeture des couvents catholiques, etc., sans froisser le sentiment national polonais, et 2° la russification du pays dans le sens de l’orthodoxie et de la réaction. De ces deux courants, le premier prédominait sous la direction de N. Milutine, avec le concours de Samarine, en 1864-1868, le deuxième fut prépondérant depuis 1866, lorsque le comte Dmitri Tolstoï fut nommé ministre de l’Instruction publique. Évidemment, Herzen était sympathique au premier courant, dans lequel il voyait quelque rapport avec ses points de vue dans sa conception démocratique du slavisme. Quant à Bakounine, après son voyage à Stockholm, il renia absolument tout ce qui émanait du gouvernement de « l’empire de toutes les Russies ». M. N. Mouravieff, qui était contraire à l’émancipation des serfs, même en Russie, et qui, en Pologne, agit, dès le début, en policier pacificateur du pays insurgé, se rallia, plus tard, à la politique agraire de Milutine, son adversaire d’autrefois, dans la question de l’émancipation des serfs. Katkoff était un partisan chaleureux de Mouravieff, mais il restait froid à propos des mesures préconisées par Milutine et en opposition avec ses tendances aristocratiques. Iv. Aksakoff soutint d’abord la politique de Milutine, mais son entraînement pour l’orthodoxie russe, l’engagea peu à peu, du côté des « russificateurs » de la Pologne.

Il est intéressant de noter que Tourguéneff, que Bakounine, dans une de ses lettres, met au même rang avec Katkoff et Aksakoff, ne fut pas satisfait de la réponse de Herzen à Aksakoff, et lui écrivit en ces termes : « Je trouve que tu fais beaucoup trop de « Kratzfuss vor den Slavophilen » que, par une ancienne habitude, tu portes encore dans ton cœur. Il me semble que si tu avais senti un peu cette odeur d’huile de chanvre que tous, ils exhalent[4], surtout depuis que Ivan Serguéievitch (Aksakoff) a épousé la première lampe de toutes les Russies[5] (Mlle Tutchetf, qui se trouvait dans l’intimité de l’impératrice Maria Alexandrovna), tu serais plus réservé dans ton attendrissement. » (Drag.).


  1. Il n’est pas inutile de rappeler ici que les anciens slavophiles, qui avaient à leur tête Khomiakoff et Kiréevski, étaient bien loin de prêcher la russification des peuples subjugués par la Russie, comme on l’a fait à une époque plus récente. En 1831, Khomiakoff, lui-même, écrivit une poésie sympathique à la Pologne (Drag.)
    En 1831 eut lieu la première insurrection des Polonais assujettis à la Russie (Trad.)
  2. Hymne patriotique polonais : « La Pologne n’est pas/ Encore morte ». (Trad.)
  3. Quand donc I. S. Aksakoff y était-il allé ? (Rédact. de la Cloche.)
    Sont allés en Pologne du parti slavophile, le prince Tcherkasski et Youri Samarine, d’accord avec Ivan Aksakoff. (Drag.)
  4. Allusion à l’idéal religieux des slavophiles orthodoxes russes. Pendant le carême que commande la religion gréco-orthodoxe, lorsque tout aliment animal est prohibé, le peuple russe se sert d’huile de chanvre pour assaisonner ses repas. (Trad).
  5. Petite lampe remplie d’huile d’olives que l’on allume devant les icônes. (Trad.)