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Lettres à Sophie Volland/107

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 242-251).


CVI


Au Grandval, le 24 septembre 1767.


Ah ! voilà ce qui s’appelle une lettre, cela. Une fois en votre vie, vous aurez du moins causé cinq ou six pages de suite avec moi ! Je ne sais pourquoi je ne passe pas mes journées à vous écrire. J’ai tant de plaisir à vous lire ! Je vois, par le silence que vous gardez sur plusieurs questions que je me souviens très-bien de vous avoir faites, qu’il y a deux ou trois de mes lettres sur le chemin d’Isle. Tant mieux, car elles sont fort longues et de la plus mauvaise écriture ; tandis que vous vous userez les yeux à les déchiffrer, vous n’en désirerez pas d’autres et, vous ne songerez pas à me gronder. Tendre amie, je vous en prie, ne me grondez donc plus ; vous ne sauriez croire le mal que cela me fait. Ne voyez-vous pas que les importuns, mes amis, mes affaires, celles des autres ne me laissent presque pas le temps d’être seul avec vous ? Pour un maudit opéra dont M. Digeon a besoin, il faut que l’impatience de la chère sœur m’ait appelé dix fois de la rue Taranne au coin de la rue Clos-Georgeot, d’où il est impossible de se retirer, quand on y est. Notre dernière conversation, que je vous ai rendue mot pour mot, avait été précédée d’une autre qui n’était pas de la même couleur, mais qui n’en était pas moins bonne. Il s’agissait de savoir jusqu’où il était permis aux beaux-arts d’exagérer dans l’imitation de la belle nature. Cela me donna occasion de fixer les nuances délicates qui distinguent le chimérique du possible, le possible du merveilleux, le merveilleux de la nature embellie, la nature embellie de la nature commune. Comme, maman et vous, les choses sérieuses ne vous déplaisent pas, je n’aurais pas été fâché que vous m’eussiez entendu. La chère sœur me parut très-contente ; mais je ne puis plus guère compter sur son jugement ; je lui suis trop nécessaire pour ne pas la trouver indulgente. Je suis le dépositaire de tous les sentiments qu’elle croit dans son cœur, et qui ne sont que des idées de sa tête. Je vous proteste, mon amie, que cette femme-là ne sent rien, mais rien du tout ; que M. de … sera dupe aussi bien qu’elle-même de son ramage, qui est à la vérité charmant. L’illusion qu’elle se fait cessera avec le besoin de l’homme. Je lui envoyai, il y a quelque temps, un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans qui m’avait été adressé par le marquis de … Il n’est ni très-bien ni très-mal de figure ; il a le ton et le propos de sa physionomie qui est tout à fait douce. Des vers très-agréables et très-passionnés de sa façon ne laissent aucun doute qu’il ne sache sa langue. Il a professé plusieurs années les humanités en province ; il sait les mathématiques, la géographie, l’histoire et la musique assez bien pour faire sa partie dans un concert. Ajoutez à cela que sa position étroite et pressée ne l’aurait pas rendu difficile sur les conditions ; mais M. Digeon insiste sur le prêtre. J’ai fait observer que, décent ou indécent, ce personnage ne nous convenait guère. Il en est persuadé ; malgré cela, nous aurons le prêtre si nous nous déterminons à prendre quelqu’un. Sa petite assiste quelquefois à nos conversations ; il m’a semblé qu’elle sentait à merveille les bonnes choses. À tout moment j’oublie sa présence, et il m’échappe des folies qui font piétiner sa mère. Il s’agissait, je ne sais quand, du mariage, que je traitais comme vous savez. Je disais que c’était un vœu tout aussi insensé que les autres, à cette unique différence près que par les autres on s’engageait à tenir tout son corps enfermé dans une grande cellule, et que par celui-ci on ne s’engageait qu’à en tenir une partie enfermée dans une petite.

J’étais fait la semaine passée pour me quereller avec tous mes amis. J’avais prié Naigeon, qui a été dessinateur, peintre, sculpteur, avant que d’être philosophe, d’aller quelquefois au Salon pour moi, et il me l’avait promis. Cependant il n’en avait rien fait. Sa conscience lui reprochait un peu son manque de parole. Il m’en parla. Je lui dis qu’il pouvait être tranquille, qu’il ne s’agissait pas d’un devoir, mais d’un service ; qu’il fallait remplir ses devoirs, mais qu’on rendait service à qui l’on voulait ; qu’au reste, cette petite négligence de sa part m’apprendrait que j’aimais une fois plus mes amis que je n’en étais aimé ; que, depuis dix ans, j’avais donné à Grimm plus de mois que je ne lui demandais de quarts d’heure. Ce petit sermon assez sec a fait effet, et l’on vient de me remettre, avec votre lettre, un billet de lui qui me servira.

J’étais à Monceaux lundi matin, et j’espérais m’en revenir dîner chez moi ou chez Mme Le Gendre où j’étais invité. Il n’en fut rien ; on me laissa dormir, on partit, et j’employai toute ma matinée à écrire une énorme lettre que vous recevrez. Je me trompe de jour : c’est le dimanche que j’ai passé tout entier à Monceaux malgré moi. J’engageai M. Bron, l’après-midi, dans un piquet à écrire qui fut très-malheureux, ce qui lui donna une humeur qui s’exhalait en plaisanteries amères que j’eus toute la peine du monde à digérer. Les beaux joueurs sont donc bien rares !

Quelle est la raison pour laquelle des gens généreux, même dissipateurs, qui jettent sans façon un louis par la fenêtre, ne peuvent pas se résoudre à perdre un écu au jeu ? Est-ce vanité, amour-propre blessé de la plus mince de toutes les supériorités ? Je ne le crois pas : car ces gens-là confessent leur infériorité, et la confessent sans peine, et dans des choses de toute autre importance. Puisque vous voulez que je vous dise tout, je vous dis bien des bagatelles.

Le dimanche au soir je revins à Paris de bonne heure, dans la même voiture, avec une fille qui me soutint très-sérieusement qu’aujourd’hui les passions sérieuses étaient tout à fait ridicules ; qu’on ne se promettait plus que du plaisir qui se trouvait ou ne se trouvait pas ; que cela durait ou ne durait pas ; qu’on s’épargnait ainsi tous les faux serments du temps passé. J’osai lui dire que j’étais encore de ce temps-là. « Tant pis pour vous, me répondit-elle, on vous trompe, ou vous trompez ; l’un ne vaut pas mieux que l’autre. » Ces propos me confirmèrent ce que l’on m’avait dit : c’est que cette fille, qui a du sens, de l’esprit, des connaissances, ne s’était jamais attachée à personne. En a-t-elle été plus ou moins heureuse ? C’est à vous à m’apprendre cela.

Tout en suivant ce propos, je la déposai chez elle, et je courus chez moi préparer mon sac de nuit pour le lendemain. J’étais attendu au Grandval. Grimm, Damilaville, le marquis de Croismare et un baron allemand de la cour de Gotha[1] m’y accompagnèrent. Grimm prit un fiacre qui le conduisit jusqu’à Bonneuil, d’où il acheva son voyage à pied… C’est donc le Grandval que j’habite à présent, et qui me gardera jusqu’à la fin du mois. Nos journées ici se ressemblent toutes ; nous nous levons de bon matin ; nous déjeunons gaiement ; nous travaillons, nous dînons ferme et longtemps ; nous digérons en plaisantant sur de grands canapés. Nous faisons deux ou trois tours de passe-dix ruineux ; nous prenons nos bâtons, et nous tentons des promenades immenses. De retour, nous nous mettons en bonnet de nuit. Kohaut et la Baronne prennent leur luth ; nous prenons des cartes ; le souper sonne ; nous soupons, car il faut souper sous peine de déplaire à la maîtresse de la maison. Après souper, nous causons, et cette causerie nous mène quelquefois fort loin. Nous nous couchons dans des lits si bons qu’on n’y saurait dormir, et le lendemain nous recommençons.

Je me hâte d’expédier le reste des manuscrits de M. de … pour me mettre à la besogne de Grimm, dont j’ai apporté tous les matériaux.

La Baronne est fort gaie. Mme d’Aine est plus folle que jamais. Nous avons eu ici son fils et sa bru. Un matin, j’entends de grands éclats de rire dans l’appartement de la belle-mère. On l’habillait. La Baronne et le Baron y étaient. J’y allai. « Vous venez tout à propos, me dit Mme d’Aine. — À quoi, madame, puis-je vous être bon ? — À prendre la mesure de mon derrière ; et puis vous en irez faire autant chez ma bru ; et quand vous serez bien assuré que le mien n’y fait œuvre, vous direz à M. le Baron, mon gendre que voilà, qu’il est un sot. » Vous penserez que tout cela est fort plat ; mais vous ferez bien mieux de penser que cela est innocent, que cela est gai, que nous sommes à la campagne, et que tout ce qui amuse et fait rire est fort bon.

La querelle de nos deux voisins est restée indécise.

J’ai encore huitaine à passer ici. Priez Dieu que je ne meure pas d’indigestion. On nous apporte tous les jours de Champigny les plus furieuses et les plus perfides anguilles, et puis des petits melons d’Astracan, puis de la sauerkraut, et puis des perdrix aux choux, et puis des perdreaux à la crapaudine, et puis des baba, et puis des pâtés, et puis des tourtes, et puis douze estomacs qu’il faudrait avoir, et puis un estomac où il faut mettre comme pour douze. Heureusement on boit en proportion, et tout passe.

J’ai pensé acheter hier un cheval dix écus. Il est vrai qu’il est perdu, et que peut-être il est mort. C’est celui du docteur Gem. Vous n’avez pas encore entendu nommer celui-ci. C’est un bon homme ; un fanatique froid. Il part pour l’Angleterre ; il confie son cheval à M. Bergier. Connaissez-vous celui-ci ? M. Bergier le prête à un autre, celui-ci à un troisième, ce troisième à un quatrième ; et il y a bientôt un mois que le docteur court après son cheval. Kohaut nous quitte demain : j’en suis fâché, et la Baronne aussi, et lui plus que tous les deux. À propos, il faut que je vous dise un excellent procédé de notre incompréhensible Baron. Pour faire comme tout le monde, Kohaut joue au passe-dix ; il n’y est pas heureux. Le Baron s’aperçoit un jour qu’il était chagrin d’une perte assez considérable qu’il avait faite : il va le matin dans sa chambre ; il soupçonne que les affaires de Kohaut sont embarrassées, et il ne se trompait pas. Il s’assied ; il le questionne ; il le gronde de son silence déplacé ; il le remercie on ne peut plus honnêtement des soins qu’il donne à sa femme, et le force d’accepter cinquante louis. Cela est fort bien, dites-vous. Mais ce n’est pas tout. Le lendemain il pense que peut-être cette somme ne suffira pas à Kohaut pour l’arranger tout à fait, et il lui en fait accepter cinquante autres, avec des excuses réitérées de ne s’en être pas avisé plus tôt. C’est Kohaut qui est venu me raconter la chose toute fraîche.

On nous a envoyé de Paris une bibliothèque nouvelle autrichienne : c’est l’Esprit du clergé[2], les Prêtres démasqués[3], le Militaire philosophe[4], l’Imposture sacerdotale[5], des Doutes sur la religion[6], la Théologie portative[7]. Je n’ai lu que ce dernier. C’est un assez bon nombre de bonnes plaisanteries noyées dans un beaucoup plus grand nombre de mauvaises. Voilà, mesdames, de la pâture qui vous attend à votre retour. Je ne sais ce que deviendra cette pauvre Église de Jésus-Christ, ni la prophétie qui dit que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre elle. Il serait bien plaisant qu’on élevât des temples chrétiens à Tunis ou Alger, lorsqu’ils tomberont en ruine à Paris. Ainsi soit-il, pourvu qu’on ne vienne pas nous couper le prépuce lorsque les musulmans se feront baptiser ; j’aime encore mieux le baptême que la circoncision : cela fait moins de mal.

Tout à travers la besogne de M. de …, j’ai clandestinement entamé la mienne ; Grimm est ruiné, si cela continue. Le seul tableau de Doyen m’a fourni quinze à seize pages.

Tout cela est fort bon ; mais maman s’impatiente de ne pas trouver jusqu’ici un mot de réponse à votre lettre. Mademoiselle, cette lettre est charmante. Combien je vous en aimerais, si je pouvais vous aimer davantage ! mais de grâce tâchez donc de vous rassurer. Est-ce qu’il ne serait pas plus agréable pour vous de me croire paresseux, négligent, occupé, que malade ou mort ? Est-ce que je ne vous ai pas dit cent fois que j’étais éternel ? est-ce que jusqu’à présent ce n’est pas vrai ? N’allez pas prendre cela pour un mensonge officieux : c’est la pure vérité. J’ai bien ouï dire qu’on mourait ; mais je n’en crois rien.

Je vous remercie du détail de votre voyage. Vous êtes arrivées deux heures plus tard à Châlons que nous n’avions calculé, le prince et moi, et vous frappiez à la porte de M. le directeur, endormi à côté d’une femme qui entendrait un autre éveillé, lorsque nous buvions encore à votre santé.

Point d’oraison de saint Julien[8] ; je ne l’aime pas ; d’ailleurs ce saint n’exauce peut-être que les hommes.

Eh bien ! vous ayez donc passé le vendredi et le samedi à chanter et danser ? N’avais-je pas bien raison de dire au prince que nous serions des sots de nous affliger ? Je savais par cœur toutes les honnêtetés qui vous attendaient chez M. Duclos. Ne me parlez pas de votre petit amoureux bigot. Le premier bec féminin qui se présente lui tourne la tête ; et je ne jurerais pas que, tout en soupirant pour Mlle Gargau, il n’eût lorgné fort tendrement la belle Mlle d’Ornay. Pour moi, qui suis au plus attentif sur mes pensées, mes paroles et mes actions, qui aime avec une précision, un scrupule, une pureté vraiment angéliques, qui ne permettrais pas à un de mes soupirs, à un de mes regards de s’égarer ; à qui Céladon a légué sa féalité et sa conscience, legs que j’ai encore amélioré par des raffinements dont aucun mystique, soit en amour, soit en religion, ne s’est jamais avisé ; jugez combien j’ai dédaigné la tendresse courante ! Je suis un vrai janséniste, et pis encore ; et quoique Mme d’Aine la jeune soit faite au tour, qu’elle ait les plus jolis petits pieds du monde, des yeux très-émerillonnés, très-fripons, même en présence de son mari, deux petits tétons qu’elle montre tant qu’elle peut ; sur mon Dieu, je ne les ai pas vus. Je serai placé tout au moins au deuxième ciel du paradis des amants, parmi les vierges où j’espère vous trouver, et cela pour cause que vous savez. Je ne sais ce que le voyage fera à la santé de la belle dame ; mais le prince espère beaucoup de influence momentanée de votre société sur elle. Il voudrait bien la revoir débarrassée de quelques minuties d’esprit qui font son supplice. Cette femme a tant vu de coquins et de coquines qu’elle ne croit point à la probité. N’allez pas charger maman de la convertir là-dessus.

J’aime la malice que M. et Mme Duclos et M. Évrard vous ont faite. Elle est jolie, et je vous pardonne votre gaieté. Il faut bien faire les honneurs de chez soi. Je dirai cette raison à mon désolé partner, mais je crains bien qu’il ne la goûte pas ; il rêve, il soupire, il s’ennuie, il pleure. Je voudrais bien en faire autant, car cela est fort beau ; mais lorsque je viens à le regarder, je ne saurais m’empêcher de rire. Cependant je suis sûr que j’aime mieux que lui : car moi je n’ai pas fait vingt-huit lieues pour aller voir une jolie femme, et je n’ai point de remords ; mais chut sur ce voyage ! Elle a fait, dans sa dernière lettre au prince, un éloge charmant de maman ; du soin qu’elle a de ses vassaux, de l’attachement qu’ils ont pour elle, des secours qu’ils viennent chercher au château, de la manière dont ils sont accordés. Sa lettre est fort belle ; mais cet endroit est ce qu’il y a de mieux. Je suis sûr qu’elle s’est plu à l’écrire. Elle était bien faite pour être touchée de toutes vos attentions. Plus elle est ombrageuse sur les procédés, plus elle y est sensible. Elle les sent d’autant mieux qu’il est plus facile d’y manquer. Il faut continuellement se souvenir et oublier son premier état. J’ai pourtant osé lui dire plus d’une fois que la meilleure façon d’en user avec elle était la plus ordinaire et la plus commune. Elle n’en est pas encore tout à fait à saisir cela.

Je ne sais pas ce que le prince se propose ; mais il est à la campagne ; j’y suis de mon côté, et il a son Fontainebleau, comme je vous ai dit : ses fonctions politiques sont finies. Il n’en paraît point fâché ; mais j’ai peur qu’il ne fasse de nécessité vertu. Il attend les ordres de sa cour. Il ne sait ce qu’il deviendra : ce qui donne le change à son vrai souci, c’est celui de savoir quel parti prendra la belle dame, au cas qu’il s’éloigne. Entre nous, elle a l’estime la plus vraie pour lui ; elle le ménage autant et plus peut-être que si elle avait de la passion, mais elle n’en a point. Et puis Paris, et puis la santé, et puis cent autres considérations réelles, chimériques, bonnes, mauvaises. Qui de vous, mesdames, aimerait assez pour suivre son amant à Pétersbourg ? J’ai vu des femmes, et des femmes bien aimantes, bien éprises, qu’on dépitait à faire passer d’un fauteuil sur un autre. Ces circonstances, qui nous mettent dans le cas d’apprécier nos sentiments, sont toujours très-fâcheuses. C’est un grand malheur que d’apprendre qu’on aime moins qu’on ne croyait.

Le prince est la simplicité même. Personne n’a jamais eu moins que lui la morgue de son état et de sa naissance. Il croit d’instinct à l’égalité des conditions, ce qui vaut mieux que d’y croire de réflexion. Il n’a jamais connu que son premier titre, celui d’homme. Au sortir de chez le prince des Deux-Ponts, où nous avions dîné, il me dit : « C’est un bon homme ; mais il passe le premier. » Il ne connaît que par la façade la distribution d’un château et d’une chaumière. Ses mœurs sont aussi unies que son vêtement. Je ne lui ai jamais entendu dire ni une chose mal pensée ni une chose mal sentie ; il est plein de sens et de raison. Il n’y aura occupation qui tienne, je ferai ce qui vous conviendra. Cependant, mon amie, considérez que je suis surchargé de travail. Grimm n’a qu’un cri après moi ; il prétend que mon délai d’il y a deux ans l’a si bien dérangé qu’il n’en est pas encore remis. Je serais d’autant plus fâché de lui manquer en ce moment, que nous venons d’avoir un petit démêlé. Cependant je verrai le prince.

Vous avez, dans ma précédente lettre, la suite des amours de l’instituteur. L’un a parlé, mais l’autre a fait la sourde oreille. Il faut qu’il se soit passé quelque chose de grave dans la partie de Sceaux ; car j’ai trouvé de la réserve. Cela viendra dans un autre temps ; on sera bien aussi pressé de dire que moi d’entendre. Ce qui me fait enrager, c’est que cette femme croit sentir et ne sent rien ; qu’elle prend de l’intérêt pour de l’amour, et qu’elle sera certainement la dupe cette fois-ci de sa coquetterie.

Si je vais à Isle, certainement il faudra que vous m’appreniez ma leçon ; car je suis ou ne saurait plus étranger à faire valoir une terre ; mais il ne s’agit pas de savoir si je puis être utile ou non ; il suffit que vous le croyiez.

Vraiment non je ne voudrais pas que votre peine fût perdue ! Je ferais du chemin pour le seul plaisir d’embellir une fois votre cellule. Tenez-moi donc pour arrivé, si les affaires du prince ne s’opposent à rien. Mais mon Salon ? N’importe. Maman, vous me désirez, et vos désirs sont des ordres et des ordres bien doux.

Mme de Blacy, qui n’est pas des plus fines, à ce que je crois, ou qui l’est beaucoup, y avait vu tout aussi clair que vous. Ce n’est donc pas assez de vous aimer ; il faut vous le dire ; eh bien ! je vous le dis. Entendez-vous ? je vous aime, je vous aime, je vous aime de tout mon cœur, et je n’aimerai jamais que vous. Bonsoir, mon amie.



  1. Le baron de Studuitz.
  2. Esprit du clergé, ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes, traduit de l’anglais (de J. Trenchard et de Th. Gordon, et refait en partie par le baron d’Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1767, 2 vol. in-8o. « Ce livre a été traduit et corrigé par le Baron, ensuite par mon frère, qui l’a athéisé le plus possible.» (Note manuscrite de Naigeon le jeune).
  3. Les Prêtres démasqués, ou des Iniquités du clergé chrétien (ouvrage traduit de l’anglais et refait en grande partie par le baron d’Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Roy), 1768, in-8o.
  4. Le Militaire philosophe, ou Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1768, in-8o ; ouvrage refait en grande partie par Naigoon, sur un manuscrit intitulé : Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche. Le dernier chapitre est du baron d’Holbach.
  5. De l’Imposture sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé, traduites de l’anglais (par le baron d’Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1767, in-8o.
  6. Doutes sur la religion, suivis de l’Analyse du Traité théologi-politique de Spinosa (par le comte de Boulainvilliers) ; Londres, 1767, in-12. Le premier de ces ouvrages est regardé comme étant de Guéroult de Pival.
  7. Théologie portative, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, par l’abbé Bernier (c’est-à-dire par le baron d’Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1768, in-8o.
  8. Faire l’oraison de saint Julien est une locution proverbiale qui signifie désirer un bon gîte. La Fontaine a dit, Contes, II, 5 :

    Bien tous dirai qu’en allant par chemin
    J’ai certains mots que je dis au matin,
    Dessous le nom d’oraison ou d’antienne
    De saint Julien, afin qu’il ne m’avienne
    De mal gîter ; et j’ai même éprouvé
    Qu’en y manquant, cela m’est arrivé.
    J’y manque peu, c’est un mal que j’évite
    Par-dessus tout, et que je crains autant.