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Lettres à Sophie Volland/124

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 313-315).


CXXIII


Paris, le 23 août 1769.


Voilà qui est bien, ma tendre amie ; vous m’instruisez de l’emploi de votre temps, de vos amusements, de vos récoltes. Vous supposez que j’y prends intérêt, et vous avez raison. Vos granges et vos greniers sont donc bien pleins ! Vous serez donc bien riches ! Il n’y aura donc point de pauvres cette année, que les paresseux ! Vous ne sauriez croire le plaisir que cela me fait.

Ce pied de maman me chiffonne. Je ne sais comment cela se fait, mais je me soucie moins de vos santés que de la sienne. Je vous aime pourtant toutes également. Si cela n’est pas vrai, maman et sa fille aînée ne le voudraient pas ; lisez-leur, si vous voulez, cela ; et j’espère qu’elles auront le bon esprit de m’entendre et de ne s’en point fâcher. Voilà pourtant un mot doux, et c’est moi qui l’ai dit : il en amènera peut-être d’autres de ma part.

Mes brouillons sont indéchiffrables. Celui qui en fait des copies pour Grimm m’aura l’obligation de la perte de ses yeux ; cependant je verrai : je vous jure que je suis aussi jaloux de vous envoyer les papiers dont je fais quelque cas que vous pouvez l’être de les avoir. Ne voyez-vous pas qu’après le plaisir de servir mon ami, ma récompense la plus douce est d’amuser un moment mes amies ?

Je vais demain jeudi passer la journée au Grandval. Nous n’avons jamais pu former une carrossée. Il me semble que l’année est mauvaise pour les amitiés. J’espère que la nôtre se sauvera de cette épidémie.

On l’a donc joué, ce Père de Famille ! Molé Saint-Albin est sublime ; Brizard est passable ; Cécile Mme Préville presque rien ; Germeuil est mauvais ; le Commandeur Auger, médiocre, excepté dans quelques scènes. Mlle Doligny Sophie, bien, très-bien. Mais une justice que je leur dois à tous, c’est d’y avoir mis tout leur savoir-faire, et de jouer avec un concert si parfait que l’ensemble répare les défauts du détail. L’ouvrage est si rapide, si violent, si fort, qu’il est impossible de le tuer ; enfin, il a été senti, et il a obtenu les applaudissements. Ç’a été, et c’est à toutes les représentations, un monde et un tumulte épouvantables. On n’a pas mémoire d’un succès pareil, surtout à la première représentation, où la pièce était, pour ainsi dire, presque nouvelle. Il n’y a qu’une voix, c’est un bel ouvrage. J’en ai moi-même été surpris. Il a un tout autre effet encore au théâtre qu’à la lecture. Votre absence nous a tous privés d’un grand plaisir. Si tous les rôles étaient remplis comme celui de Saint-Albin, on n’y tiendrait pas. Qu’on ne me redemande plus une pareille corvée, je n’y suffirais pas. Je ne me sens plus la tête avec laquelle on ordonne une pareille machine. Duclos disait, en sortant, que trois pièces comme celle-là par an tueraient la tragédie. Qu’ils se fassent à ces émotions-là, et qu’ils supportent après cela, s’ils le peuvent, Destouches et Lachaussée. Je désirais savoir s’il fallait écrire la comédie comme je l’ai écrite, ou comme Sedaine. C’est une question bien décidée, et pour moi et pour tout le monde.

Mes amis sont au comble de la joie ; je les ai tous vus. Croiriez-vous bien que Marmontel en a pleuré en m’embrassant ! Ma fille y a été, et en est revenue stupide d’étonnement et d’ivresse. Au milieu de tout cela, vous me croyez fort heureux ; je ne le suis pas ; je ne sais ce qui se passe au fond de mon âme, qui me chagrine : j’ai de l’ennui. Ce pauvre Grimm reviendra tout juste la veille de la dernière représentation. Son ouvrage m’accable. Si vous voyiez la masse énorme que cela forme, et les lectures qu’elle suppose, vous croiriez que j’ai écrit et lu du matin au soir.

Voilà donc la Compagnie des Indes anéantie. L’abbé Morellet a fait un mémoire contre la Compagnie ; il s’est montré un mercenaire qui vend sa plume au gouvernement contre ses concitoyens. M. Necker lui a répondu avec une gravité, une hauteur et un mépris qui doivent le désoler. L’abbé se propose de répondre ; c’est-à-dire qu’après avoir donné un coup de poignard à l’homme, il veut avoir le plaisir de fouler aux pieds le cadavre. L’abbé voit mieux que nous tous : dans un an d’ici, personne ne pensera plus à l’action, et il jouira de la pension qu’on lui a promise.

Bonjour, ma bonne et tendre amie. Avancez vos deux joues que je les baise, et que je vous souhaite une bonne fête. M. Perronet[1] à côté de qui j’étais tout à l’heure à la Comédie, me chargea d’ajouter une fleur à mon bouquet. Maman, madame de Blacy, aurez-vous la bonté de donner chacune un baiser pour moi à mademoiselle ? Je vous présente à toutes mon respect. J’ai vu une seconde fois Mme Bouchard : son mari m’a paru mieux.



  1. Jean-Rodolphe Perronet, célèbre ingénieur des ponts et chaussées, né à Suresnes, en 1708, mort à Paris en 1794.