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Lettres à Sophie Volland/136

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 343-345).


CXXXV


La Haye, ce 13 août 1773.
Mesdames et bonnes amies,

Est-ce que vous avez résolu de me désespérer ? Il y a un siècle que je n’ai entendu parler de vous ; par hasard, est-ce que vous n’auriez pas reçu ma dernière lettre ? Mademoiselle, si vous saviez toutes les visions cruelles qui m’obsèdent, vous vous garderiez bien de les laisser durer ; dites-moi seulement que vous vous portez bien, et que vous m’aimez : que je voie encore une fois de votre écriture.

Eh bien, mes amies, le sort est jeté : je fais le grand voyage ; mais rassurez-vous.

M. de Nariskin, chambellan de Sa Majesté Impériale, me prend ici à côté de lui dans une bonne voiture, et me conduit à Pétersbourg doucement, commodément, à petites journées, nous arrêtant par tout où le besoin de repos ou la curiosité nous le conseillera. M. de Nariskin est un très-galant homme, qui a pris à Paris pour moi beaucoup d’estime et d’amitié ; il s’est fait, dans une contrée barbare, les vertus délicates d’un pays policé : elles lui appartiennent. Ce n’est pas tout ; au mois de janvier prochain, une autre bonne voiture, où je m’assiérai à côté du frère du prince de Galitzin et de sa femme qui font le voyage de France, me déposera au coin de la rue Taranne. J’aurais peut-être un jour du regret d’avoir négligé un voyage que je dois à la reconnaissance.

Bonjour, madame de Blacy ; je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Bonjour, madame Bouchard ; je vous salue et vous embrasse aussi. Adieu, bonne amie ; adieu, mademoiselle Volland. Dans quatre jours je serai en chemin pour Pétersbourg. Faites des vœux pour vous et pour moi. La différence des degrés de latitude ne changera rien à mes sentiments ; et vous me serez chère sous le pôle, comme vous me l’étiez sous le méridien de Cassini.

Ne vous inquiétez point ; ne vous affligez pas ; conservez-vous. Nous serons un peu plus éloignés que quand vous partiez de Paris pour Isle ; mais notre séparation sera moins longue ; et nos cœurs ne cesseront pas de se toucher. Accordez à des circonstances importantes ce que vous accordiez à la nécessité d’accompagner une mère chérie dans une terre qui faisait ses délices. Je sais qu’il est dur d’être privé à la fois de tous ceux que nous aimons ; mais, ma bonne, ma tendre amie, nous nous reverrons ! Si vous m’écrivez, adressez, à La Haye, vos lettres au prince de Galitzin, qui me les fera passer à Pétersbourg.

Je vous salue ; je vous serre entre mes bras ; j’ai l’âme pleine de douleur ; une seule espérance me soutient, c’est celle de retrouver une femme que j’aime, et de lui ramener un homme dont elle a toujours été tendrement aimée. Madame Bouchard, je vais dans une contrée où je songerai à votre goût pour l’histoire naturelle, et à la douceur des baisers en croix ; j’en aurai quelques-uns si Dieu me prête vie ; mais ce ne sera pas dans les premiers huit jours ; j’espère que vous voudrez bien abandonner mes joues à Mlle Volland et à Mme de Blacy ; elles seront si aises de me revoir !

Bonjour, toutes ; songez toutes à moi ; parlez-en ; dites-en du bien, dites-en du mal : pourvu que vous en parliez avec intérêt je serai satisfait. Je vous réitère mes tendres et sincères amitiés. Ne vous attendez, de Pétersbourg, qu’à des généralités. Nous ferons le carnaval ensemble : je vous le promets. Adieu, adieu.

J’espérais trouver Grimm à Pétersbourg, à la suite de la princesse d’Armstadt dont une des filles va épouser le grand-duc ; tout a été dérangé, et le temps de cette fête et le voyage de Grimm ; je n’ai pas appris cette nouvelle sans chagrin.