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Lettres à la princesse/Lettre108

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Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 147-150).
Lettre CIX  ►

CVIII


Ce lundi matin 29.
Princesse,

M. Giraud m’a, bien promis d’être de retour pour mercredi : il ne fait cette fois qu’une petite inspection, il sera des vôtres. — C’est lui qui, avant-hier, m’a fait lire le premier, en venant me voir à dix heures du matin, le Moniteur[1] que je n’avais pas encore reçu. J’ai été affligé, votre mot est juste, Princesse ; la lettre en elle-même est excessive ; l’insertion au Moniteur crée, je le crains, un fait irréparable. L’empereur n’aurait pas fait cela à Paris[2] : il a obéi à un premier mouvement que personne n’a combattu. Chateaubriand, qui avait vu l’étranger, a dit : « On n’écrit avec mesure que dans la patrie. » Deux seuls journaux se sont réjouis de la lettre et du coup qu’elle frappe, ce sont deux journaux royalistes, la Gazette et l’Union. Il y a un proverbe oriental : « Veux-tu savoir si tu as commis une faute ? regarde dans les yeux de ton ennemi. »

Votre jugement sur le discours, l’autre soir, m’a paru approcher du vrai : — il est bon qu’il y ait plus d’un côté dans l’interprétation napoléonienne. Le prince représente l’interprétation démocratique, patriotique, de 1815 — bleue. Il peut y avoir des nuances au bleu. Mais le blanc ne sera jamais une de ces nuances.

Le vieux Laurent (de l’Ardèche), qui a assisté à 1815, disait hier : « Il a été frappé pour avoir parlé de Bonaparte en Bonaparte et sous un Bonaparte. » C’est s’affaiblir pour le chef de l’État que de se retrancher son côté gauche et de dire tout haut : « C’est un ami de mes ennemis. »

Combien de gens ne se rattachaient au gouvernement de l’empereur que par une adhésion ou une confiance plus ou moins vague, plus ou moins confuse aux sentiments du prince Napoléon, dans lesquels ils croyaient voir des indicateurs, des précurseurs d’autres sentiments impériaux ! Les voilà avertis et désabusés. Et maintenant que faire ?

Je suis assuré que l’empereur regrettera, dans sa bonté et sa justice, ce qu’il a fait. C’est alors, Princesse, — c’est bientôt, — que vous pourrez intervenir ; — et dès à présent vous le pouvez auprès de votre frère. Très-probablement on le pressera, on le priera de garder la présidence de l’Exposition universelle, que, seul, il est en état de tenir en main : mon sentiment serait qu’après une résistance honnête, il cédât ; qu’il permît à l’empereur de regretter ce qui s’est fait, de le réparer en partie,… enfin qu’il ne fermât pas accès et jour à une réconciliation ; qu’il ne fût pas irrité au delà de ce qu’il faut. Je suis sûr que le pays lui saura gré de la modération qu’il montrera en ce sens. Il ne faut pas laisser les ennemis se réjouir et triompher à leur aise d’une zizanie qui afflige les amis sincères et serviteurs de l’empire.

Je m’emporte au delà des bornes moi-même. — Daignez agréer, Princesse, l’hommage de mon attachement respectueux.


  1. Le Moniteur universel du 27 mai 1865, où l’empereur inflige un blâme à son cousin le prince Napoléon pour le discours prononcé en Corse à l’inauguration de la statue de Napoléon Ier.
  2. Il voyageait en Algérie.