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Lettres à une inconnue/42

La bibliothèque libre.
(1p. 122-125).

XLII

Janvier 1843.

Je ne m’étonne plus que vous ayez appris l’allemand si bien et si vite : c’est que vous possédez le génie de cette langue, car vous faites en français des phrases dignes de Jean-Paul ; par exemple, lorsque vous dites : « Ma maladie est une impression de bonheur qui est presque une souffrance ! » prosaïquement, j’espère que cela veut dire : « Je suis guérie et je n’étais pas bien malade. » Vous avez raison de me gronder de n’avoir pas assez d’égards pour les malades ; je me suis bien reproché de vous avoir fait marcher, de vous avoir permis de vous asseoir longtemps à l’ombre. Quant au reste, je n’ai pas de remords, ni vous non plus, j’espère. Moi, je n’ai pas de souvenirs distincts, contre mon habitude. Je suis comme un chat qui se lèche longtemps la moustache quand il a bu du lait. Convenez que le repas dont vous parlez quelquefois avec admiration, que le kef même, qui est supérieur à ce qu’il y a de mieux en ce genre, n’est rien en comparaison du bonheur « qui est presque une souffrance ». Il n’y a rien de pire que la vie d’une huître, voire même d’une huître qui n’est jamais mangée. Vous prétendez me gâter, vous avez été tellement gâtée vous-même, que vous vous entendez mal à gâter les autres. Votre triomphe, c’est de les faire enrager ; mais, en fait de compliments, vous m’en devriez, je pense, pour la magnanimité dont j’ai fait preuve en me laissant rassurer par vous. Je m’admire moi-même. Ainsi, au lieu de votre sermon, dites-moi quelque chose de terrible à cette occasion, ou plutôt dites-moi toutes ces folies couleur de rose que vous dites si bien. Vous m’avez fait recommencer mon voyage en Asie mieux que je ne l’ai fait. La machine plus rapide que le chemin de fer est toute trouvée, nous la portons tous les deux dans nos têtes. J’ai pris le « secret », et, depuis que j’ai reçu votre lettre, je suis allé avec vous à Tyr et à Éphèse ; nous avons grimpé ensemble dans la belle grotte d’Éphèse. Nous nous sommes assis sur de vieux sarcophages et nous nous sommes dit toute sorte de choses. Nous nous sommes querellés et raccommodés ; tout a été comme dans cette prairie l’autre jour. Seulement, il n’y avait pour nous voir que de grands lézards très-inoffensifs quoique forts laids. Je ne puis pas même, in the mind’s eye, vous voir aussi tendre que je voudrais ; même à Éphèse, je vous vois un peu boudeuse et abusant de ma patience. Vous me parliez l’autre jour de surprise que vous me feriez ; franchement, comment voulez-vous que j’y croie ? Tout ce que vous pouvez faire c’est de céder quand vous êtes à bout de mauvaises raisons. Mais comment inventerez-vous de vous-même de donner, quand vous avez le génie du refus ? Je suis bien sûr, par exemple, que vous n’imaginerez jamais de me proposer un jour pour nous promener. Voulez-vous lundi ou mardi ? Le ciel me donne des inquiétudes ; cependant, je compte sur votre bon démon, comme disaient les Grecs. À ce propos, je veux vous apporter un passage d’une tragédie grecque que je vous traduirai littéralement, et vous m’en direz votre avis. Je crois que la comédie espagnole est restée quelque part, entre l’endroit de la Tamise où nous avons débarqué et celui où nous nous sommes rembarqués. Je vous en apporterai une autre. Mais, comme je tiens à ce que vous lisiez l’histoire du comte de Villa-Medrana, je vous chercherai le petit poëme du duc de Biron. Adieu ; n’ayez pas de secondes pensées et donnez-moi une place dans les premières. Vous savez pour moi quelles sont les unes et les autres. Faites-moi penser à vous conter une histoire de somnambule que je voulais vous dire l’autre jour.