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Lettres écrites du sud de l’Inde/02

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 843-872).
LETTRES ÉCRITES
DU
SUD DE L’INDE

II.[1]
PONDICHÉRY : Un mariage hindou ; La maison d’Ananda Rangapillei ; Les arts de Pondichéry.


II. — PONDICHÉRY


Pondichéry, 12 juin 1901.

Grâce à la complaisance d’un Pondichéryen de haute caste, le conseiller privé Naranyassamy, j’ai eu la bonne fortune, peu commune, d’assister aux cérémonies intimes d’un mariage. La faveur vaut par sa rareté, car l’Hindou garde aussi étroitement la porte de sa maison que le Musulman l’accès de son harem. S’il invite volontiers l’Européen à ses fêtes extérieures, il ne l’admet pas aisément à celles qui ont un caractère familial. Mais l’on a vite connu, dans celle petite ville désœuvrée et curieuse qu’est Pondichéry, l’amour sincère que je porte aux rites et aux traditions de la vieille Inde. Depuis que je suis arrivé, pas un jour ne s’est passé sans invitation. Fêtes religieuses ou domestiques, galas publics ou privés, tous ont trouvé en moi un spectateur assidu et charmé.

J’ai visité dans ses plus obscurs réduits la pagode de Villenour, gravi, sans crainte de me heurter le crâne aux corniches surbaissées, les sept étages de son gopura, dénombré les statues et les figures d’animaux, les chars, tous les accessoires du culte. Je vous en épargne l’énumération. Je vous fais grâce aussi de la fête solennelle du Nirpou-Tirournal, fête du feu, qui se donne chaque année, en juin, à Ariancoupom. Des centaines de dévots courent, pieds nus, sur une piste pavée de charbons ardens, à peine cachés sous un lit de cendres, et cela pour attester l’innocence de la belle Draupadi, commune épouse des cinq fils de Kourou. Au son des inslrumens les plus variés, les fidèles s’en vont, jaunes de curcuma, couronnés de fleurs, et suivent, en dansant, les effigies peintes et richement accoutrées de Draupadi et de Darma Radjah. Puis, arrivés devant le chemin de feu, ils s’élancent, après s’être frotté le front avec les cendres, et traversent trois fois le tapis ardent, plus ou moins vite, selon le degré de leur zèle. Si l’on tient compte des quatorze mètres que mesure cette traînée de feu, on ne peut s’empêcher d’admirer ceux qui s’acquittent d’un pareil devoir. Certains, parmi les plus fervens, s’avancent, portant leurs enfans entre leurs bras. Ainsi les Hindous répètent-ils à l’envie le passage de Draupadi à travers le feu. Chaque année, la sainte femme s’astreignait à cette cérémonie purificatrice avant que de s’unir à son nouvel époux, l’un de ses cinq beaux-frères.

C’est un lieu commun de dire combien les Hindous chérissent dans le faste tout ce qui parle spécialement aux yeux. Pareils, en cela, à nos ancêtres des anciens régimes, ils se ruinent d’un cœur léger, pour paraître. Chacun, suivant sa condition, atteint à l’impossible, sans se soucier de s’endetter pour longtemps. L’appareil féerique des fêtes de la nuit ne fait que continuer les prodigalités du jour. Notre voiture roulait sur les jonchées de feuilles fraîches qui cachaient la chaussée de la rue, et nous étions encore loin de la maison nuptiale. De celle-ci la façade disparaissait sous les guirlandes de fleurs et de fruits. Fendant la foule épaisse, nous arrivons enfin. L’hôte est sur le seuil. Il s’empresse, nous entraîne dans la cour intérieure, avec force salutations, nous fait asseoir. On nous passe au cou l’inévitable guirlande de jasmin, on nous met dans la main une baguette de sandal et autres substances odorantes amalgamées avec une colle subtile. Les baguettes s’allument dégageant une odeur âcre et fine d’abord, puis ambrée. Et nous regardons.

Le Pondichéry mondain est là, sous les galeries. Soupou, que je croyais parti pour Madras, brille sous ses pagnes neufs et ses impeccables écharpes de mousseline blanche. Voici sous un pavillon à baldaquin fleuri de roses, les mariés. Derrière eux les invités du sexe masculin sont assis sur cinq rangs de profondeur, d’autres occupent les deux côtés de l’entrée. Suivant le rituel, le couple qu’on va unir fait face à l’Orient. Au milieu de la cour, transformée en salle couverte par un toit en palmes, les brahmes officient. Autour d’eux l’on voit des lampes de formes diverses, allumées, des réchauds où brûlent des résines et des gommes. La fumée bleuâtre, parfumée, monte en minces spirales au-dessus des poteries de terre rouge, peintes, bariolées, qui figurent autant de divinités propices aux mariages. Un bambou, fiché droit dans le sol, se dresse en signe propitiatoire de longévité pour les époux. Il porte, attachées par des rubans, des feuilles de Kalianamourké (Erythrina indica) et de margousier ou vépou (Azadirachtha indica). Ces dernières sont consacrées à Mariammin, déesse de la variole. Au pied du bambou, des fruits s’entassent avec un monticule de riz ; autant de présages d’abondance. Les brahmes, tournés vers les points cardinaux, saluent les Déverkels, génies bienfaisans des quatre coins et qui obéissent à Dévidren. Roi des demi-dieux, il soutient l’Orient du monde et gouverne le Ciel d’où, grâce aux trois grands dieux, Vishnou, Çiva et Brama, il a pu chasser les géans.

Pareil en cela à tous les hommes présens, le marié porte la longue tunique de coton blanc, ajustée, les pagnes serrés autour des jambes, et l’étroit turban à carre oblique. L’épousée et les femmes sont prises dans des pagnes éclatans, dans des écharpes de soie légère. Toutes sont lourdes de bijoux. Au moindre de leurs mouvemens, les joyaux résonnent avec un bruit clair de sonnailles, un cliquetis de mors, un grincement de harnais. Mais, entre toutes ces femmes plus richement ornées que les idoles des pagodes, la mariée, seule, est vêtue à la mode ancienne. On croirait voir une vivante réplique des figures archaïques de Barhut et de Sanchi. Son ajustement, en certains de ses détails, est purement javanais ou indochinois.

Ses pagnes de Bénarès incarnadins, lamés d’or, sanglés aux hanches par-dessus les caleçons de satin cerise, sont ceints, très bas, par une énorme ceinture d’or. De sa coiffure d’orfèvrerie le bandeau passe au ras des sourcils, puis émet une branche qui monte entre eux pour rejoindre le chignon, casqué d’or, lardé de fins boutons de jasmin. Et cette masse de cheveux, d’un noir à reflets bleus, se continue en une queue tressée que terminent des floches de soie noire, descendant plus bas que les reins. Un modillon d’or ciselé timbre le front. L’ovale pur du visage brun est encadré par les massifs pendans d’oreilles, les plaques battantes des retombées, du bandeau, les piquets de jasmin ; et il ne montre guère que les yeux, tant est grande la profusion des boutons de nez, des houppes d’or qui ombragent les tempes. Le cou est cerclé de colliers plus hauts et plus épais que des carcans. Les bracelets commencent d’enserrer les bras jusqu’à partir des aisselles, cachées ainsi que la gorge sous un étroit corset de tabis écarlate. De ces bracelets, les premiers sont coudés en chevron à la façon des bagues que portent les bayadères ; les autres, de section ronde, forment le cercle parfait ou se contournent en spirale ainsi que les torques antiques. Les mains, couvertes par des fermaux circulaires, vastes rosaces d’or où se relèvent en bosse les turquoises, semblent des gantelets continuant la défense des bras armés d’anneaux sur toute leur longueur. Aux doigts sont passées tant de bagues que les phalanges pourraient à peine se ployer. Les pieds nus en portent aussi aux orteils, et les chevilles se perdent sous les anneaux pesans où se balancent des globules d’or.

L’épousée, les mains ouvertes reposant sur ses genoux, demeure figée dans son attitude d’idole. Elle paraît sommeiller doucement. Seule, sa gorge superbe, qui palpite au rythme de son souffle, indique qu’elle vit. Ses paupières sont baissées, et ses joues ombrées par ses cils plus crochus que les hameçons des pêcheurs. C’est une femme très belle, déjà mûre pour ces pays de l’Inde, car elle a atteint ses vingt ans. La voici qui se lève et s’avance. Ses formes sont pleines et harmonieusement balancées, sa démarche souple dit les heureuses proportions de son corps. De moyenne prestance, grande pourtant parmi ses compagnes, elle est dépassée du front par son époux, ce qui est la dernière proportion admise. L’usage indien défend à la femme de dépasser son mari par la taille. Dans la vie, elle doit, au figuré comme au vrai, marcher derrière lui, pieds nus, et couvrir, l’empreinte de ses pas.

Et c’est à quoi la mariée s’exerce dans les diverses phases de la cérémonie qui se déroule sous nos yeux. Elle va, les yeux mi-clos, les bras collés au corps, les mains ramenées en avant, les paumes tournées vers la terre, les doigts relevés. Derrière elle, une parente la guide, la tenant par les coudes. Cette directrice de l’allure est une belle indienne dont la face bronzée, déjà fanée, est empreinte d’une extrême douceur. Ses épaules délicates, rondes, montrent leurs lignes pures sous le petit corsage violet à fleurons d’or. Entre ce corset et la ceinture des pagnes luit la peau des flancs, de l’échine finement cambrée, peau satinée, à chauds reflets de cuivre. On croirait voir la reine Clytemnestra poussant Iphigénie vers l’autel. Tout prend, à ces noces, apparence de sacrifice. Pour un peu le chef des brahmes, gros homme onctueux, grave et débonnaire, deviendrait un autre Calchas. Et vraiment, la mariée joue là un rôle de victime. Le sourire imperceptible qui éclaire un instant son visage, au contact d’une jeune fille qui la frôle en chuchotant, s’éteint aussitôt. Nul ici ne doit manquer au décorum. Il s’agit d’une représentation mondaine où chacun joue un rôle longuement appris. Nous sommes au théâtre.

La réalité se mêle pourtant à la convention. On assiste à une prise de possession effective, la mariée ne fait que changer de servitude. A l’autorité incontestée du chef de famille, se substitue celle de l’époux. La condition de la femme indienne, vous ne l’ignorez pas, est précaire et misérable entre toutes. Éternelle mineure, captive domestique, elle n’a point même la disposition de sa chair. Le mariage n’est point pour elle une question de choix. Dans les plus basses castes, comme dans les plus hautes, elle entre en esclavage le jour où elle naît pour atteindre à la liberté seulement au jour de la mort. Fiancée, à son insu, et souvent dès le plus bas âge, elle court cette mauvaise fortune singulière de devenir veuve avant que l’union soit consommée ; et sa position est alors de celles que nos esprits, pénétrés d’un idéal de liberté et de dignité personnelle, — en tout étranger aux Hindous, et peut-être pour leur bonheur — ne peut envisager sans révolte…..

Mais on a trop parlé, trop écrit sur ces choses pour que j’entreprenne de vous en retracer le tableau. Il a été poussé, presque toujours, au noir. Juger un peuple aussi différent de nous, avec nos idées, nos coutumes et surtout nos passions égalitaires, estime œuvre vaine dans le présent et terriblement incertaine si l’on prétend tabler sur l’avenir. La mentalité occidentale ne souffre, d’ailleurs, de comparaison qu’à son avantage. La supériorité de notre race ira-t-elle s’affirmant au gré de nos certitudes ? C’est là une autre question, et je n’y répondrai point aujourd’hui. Souffrez donc que je vous raconte, sans autres disgressions, le mariage du beau-frère de Naranyassamy.

C’est maintenant dans le centre de la cour un va et vient continuel. Sans cesse les époux changent de place. Ils se lèvent, se rasseyent, marchent, puis regagnent leurs sièges. La mariée, les yeux toujours clos, se laisse conduire par sa parente. Voici que le mari passe autour du cou de sa femme le taly, corde tressée d’or et d’argent. Cette partie de la cérémonie est, de toutes, la plus importante. On la nomme Mangalyadaranam, et son accomplissement rend l’union indissoluble. Le taly au cou d’une femme indique qu’elle est mariée, qu’elle appartient à son époux, et cela pour toujours, car une veuve ne peut jamais contracter un second mariage. Aussi, dans les basses castes, où l’on supprime, par économie, la plupart des rites, le Mangalyadaranam demeure-t-il la seule formalité que l’on ne puisse se dispenser de remplir.

Le taly est un vieux signe de servitude. Aussi bien la femme que je vois s’inclinera la mine d’une captive. Elle va, lourdement, exagérant son allure pesante, entravée d’or, les bras toujours collés au corps, les mains ramenées horizontalement en avant, les paupières baissées, comme si elle voulait mieux prouver son obéissance aveugle et son complet abandon. Penchée en avant, molle, résignée, timide, elle s’avance dans une démarche de somnambule. Le mari observe une pareille réserve. Ses pas sont comptés, ses gestes ont quelque chose d’automatique.

En revanche, autour du couple, chacun jacasse, s’agite sur place, même les femmes qui causent à voix basse et sourient doucement. La chaleur, étouffante, va toujours s’augmentant sous le pandal où se condensent les vapeurs des lampes. Tout vibre dans une atmosphère bleuâtre où montent les fumées de l’encens, des gommes, des baguettes incandescentes sous leur chapeau de cendres blanches, et par-dessus tout le parfum entêtant des fleurs. Et cela sans que les mouches cessent de s’abattre par essaims sur les offrandes, et les moustiques de sussurer leur énervante chanson.

Les mariés se sont rassis. On leur a mis dans la main un joyau d’orfèvrerie en façon de bouquet. Puis on les recouvre du giron jusqu’aux pieds d’une vaste pièce de lin blanc, et on apporte un gros vase, pannelle de bronze aux flancs rebondis, pleine de riz sec. Tous les hommes se lèvent et, à la file, chacun vient puiser dans le vase, jette trois poignées de riz devant les deux époux, salue les signes sacrés en croisant les mains sur sa poitrine, puis reçoit autour du cou une guirlande de fleurs. Et me voici jetant aussi le riz aux pieds de la mariée, du marié, saluant les pannelles bariolées, sans lâcher ma baguette incandescente, et mon col se trouve enrichi d’un second licol de jasmin.

Une procession de jeunes filles commence alors de faire le tour de la cour qu’elle doit doubler par trois fois. On dirait autant de péris tournant lentement autour des lampes, des simulacres divins, du bambou enrubanné ! Ces mignonnes indiennes agissent ainsi pour détourner le mauvais œil. Des ces filles qui tournent ainsi gravement sous la présidence d’un brahme, l’aînée a tout juste dix ans, mais elle en paraît bien dix-huit. Les plus petites exagèrent encore la raideur de leur maintien, comme pour surpasser leurs aînées dans l’observance des rites. Derrière elles vient le marié. Il traîne sa femme par le petit doigt et celle-ci suit, toujours tenue aux coudes par sa parente au corsage violet dont je ne cesse d’admirer la distinction d’allure et l’expression de digne et chaste réserve… Mais voici, qu’au grand scandale de l’assistance, la petite nièce de l’hôte, mécontente peut-être de ne pas avoir eu sa place dans le cortège des exercices, s’empare de ma canne et de mon casque. Depuis quelques instans la charmante créature rôdait autour de moi. On eût dit une statuette de matières précieuses, d’onyx, d’ébène et d’or, rehaussée de perles et d’émaux, tant son buste nu avait une belle couleur d’ambre, tant luisaient les cassures de ses pagnes diaprés. Elle avait cinq ans, peut-être, et l’on eût cru voir une petite femme, ou mieux une de ces fées que traînent des papillons dans un char fait d’une écorce de fruit. Grimpée sur un fauteuil, elle venait à la hauteur de mon front… Pour chargés que soient de ma coiffure et de ma canne ses bras menus et frais où tintent les anneaux de vermeil, elle trouve moyen de me prendre mon lorgnon, sur mon nez, et me rend ainsi aveugle, d’un temps. Et elle s’enfuit, sautant de chaise en chaise, essayant le pince-nez. On lui donne la chasse, on me prodigue les excuses. On s’étonne aussi, tant s’est vite répandue ma réputation de despote, que je n’entre pas dans un accès de colère folle. Peut-être aussi les Hindous voient-ils d’un mauvais œil cette fillette de caste, montrer avec un Occidental impur tant de familiarité. Propriétaire par droit d’aubaine, et du pince-nez et de la canne — car la délurée tchokri a dû lâcher le casque qu’un pion a ramassé et serre avec précaution sur son cœur, — elle bondit de siège en siège, et enfin, triomphante, elle se réfugie entre mes genoux, bravant les parens désolés, les brahmes, la société, le gouvernement, l’église, l’état, en un mot tous les pouvoirs établis. Le cérémonieux et affable Naranyassamy est consterné. Sa consternation confine maintenant au désespoir : c’est l’abomination de la désolation : sa nièce allonge ses mains minuscules, où il y a certes plus de bagues et de fermaux que de chair, pour me tirer les moustaches.

— « Excusez-nous, Monsieur, s’écria le conseiller privé, excusez-la ! C’est une enfant, et qui ne sait pas ce qu’elle fait !… Holà ! Quelqu’un ! Qu’on l’emporte ! — Non point, cher Naranyassamy, laissez-la, s’il vous plait. Voyez-la : Ne dirait-on pas une abeille dorée se jouant dans un rayon de soleil ? On croirait voir la déesse Latchmy en personne, descendue du Kaliassa ou de quelqu’autre paradis pour bénir votre fête ! Cette enfant, dans ses pagnes de soie lilas à fleurs blanches, son écharpe rose, ses caleçons pourprés à rosaces orange, son corset vert émeraude, est pour moi la vivante image de la terre et du peuple que j’aime le plus au monde, plus peut-être que les cicindèles et que les tableaux de Gustave Moreau. Hélas, jamais ce grand artiste n’aura eu pareil modèle !… Songez, Naranyassamy, le plus aimable des hôtes, que votre nièce réussit à tenir en échec toute la société hindoue la plus choisie après s’être assurée de la protection du plus morose des Occidentaux, émerveillé de sa gentillesse. Cette enfant est certainement la fille d’un dieu, la sœur, peut-être, de l’enfant Kamah, qui préside à l’amour, et que vos peintres se plaisent à nous représenter monté sur une perruche aux mille couleurs et tendant sur son arc en canne à sucre une flèche dont le fer est remplacé par la corolle d’une fleuri »


Pondichéry, 14 juin 1901.

En ai-je fini avec les noces du beau-frère de Naranyassamy ?

Je ne le crois pas… L’arrivée de plateaux en cuivre, chargés de confitures et de rafraîchissemens glacés, attira l’attention de la petite fée domestique, et elle s’enfuit, sautillant sur un pied, dans la résonnance de ses crotales d’or, telle une reine de Saba en dimensions réduites. Alors on aspergea tout un chacun avec des instrumens d’argent. Leur long col, terminé par une pomme, laissait dégoutter l’eau de roses. Puis l’on recommença l’opération avec de l’eau de sandal contenue dans deux coupes d’argent. — Nous sommes aspergés, des premiers, par l’hôte en personne ; sa femme asperge les dames indiennes et leurs filles qui se divertissent en croquant du sucre candi. Les plateaux circulent. Les bras bronzés plongent avec un cliquetis d’anneaux parmi les friandises. On nous offre de la limonade et du vin de Champagne. Et la cérémonie continue, après cet intermède, dans le luxe discret, intime, écrasant, barbare, où tout brille, reluit, embaume, parle aux sens. Les métaux précieux, les gemmes, les perles se mesureraient au boisseau ; les soies de Bénarès, les satins brochés du Penjab, les mousselines de Dacca lamées d’argent et d’or fin s’auneraient par brasses. Et tout cela couvre et découvre, au gré des mouvemens, les chairs lustrées dont le ton varie du bronze noir au chamois le plus clair, presque blanc. Les bijoux scintillent comme des lampyres dans le demi-jour des galeries, les yeux palpitent comme des étoiles sous les arcs fiers des sourcils. Entre eux, le petit disque rouge des Déesses est soigneusement tracé au pinceau.

Il y a là deux cents femmes, peut-être, presque toutes belles de corps, la plupart charmantes de traits, avec leur visage ovale, un peu mou, leur cou plein et empâté. Leurs épaules et leurs bras comptent parmi les fameux, dans l’Inde ; les Dravidiennes ont cette réputation méritée de posséder les corps les plus parfaits qui existent. Les femmes de caste, s’entend ; car pour le menu peuple, le type, quoique assez varié, est certainement très médiocre.

Mais je ne puis jouir, par la vue, de ce parterre de fleurs vivantes que bien à la dérobée. On nous a assis le des tourné à la jeunesse, et ce serait une grave inconvenance que de se retourner. La première recommandation que vous adressent les interprètes officiels est de ne point regarder avec insistance les femmes, dans les fêtes où l’on est convié. Je ne saurais trop vous le répéter : l’Oriental, et l’Hindou l’est dans les moelles, ne souffre guère plus qu’on admire ses parentes ou alliées qu’il n’aime en entendre parler. Aussi fus-je privé, pour une grande part, de ce spectacle unique et vraiment ravissant, de deux cents indiennes de caste, dans leur décor domestique. La plupart de ces femmes ne sortent guère, si ce n’est en voitures fermées, à fenêtres en persiennes, et on ne les voit, pour ainsi dire, jamais. Dans le Nord de l’Inde, qu’il s’agisse de brahmanistes ou de musulmans, les femmes sont entourées de soins encore plus jaloux.

Je ne sais si je vous ai raconté cette curieuse scène que je vis jadis dans la gare même de Bombay. Au moment de prendre le train, j’aperçus une suite nombreuse d’Hindous vêtus des plus riches habits. Les hommes portaient ce merveilleux costume qui semble une fidèle réplique de celui que l’on portait en France sous Louis XII et François Ier. Coiffés d’une sorte de chapeau rond et plat, dans le genre des « bonnets à la coquarde, » tous avaient la tunique demi-longue, plissée aux hanches, rappelant la « huque » ou la « demi-saye, » les caleçons collans atteignant la cheville, tout comme nos vieilles « chausses coupées. » A leur ceinture en brocard de Bagdad onde, étaient attachées les armes de main, sous leur fourreau de velours vermeil, le « Kouttar, » ce large et court poignard dont la poignée est en façon d’étrier, et le cimeterre courbe, à garde circonflexe, dont le pommeau s’évase en cupule et se surmonte d’une bielle d’attache où passent ces glands d’un si beau travail que l’on fabrique au Bengale. Tous ces gens étaient chaussés de babouches crochues dont le bec se terminait par une houppe de soie. Entre ces garnisaires de si belle mine, couverts de satins ou de damas éclatans, s’avançait un objet étrange, un meuble, ce semblait, un meuble long, étroit, pareil à une haute table habillée d’une housse en lampas cerise à liteaux d’or. Mais c’était une table qui marchait. Au vrai, il y avait sous ce poêle cinq ou six femmes environ, qui se suivaient, serrées, à la file, ainsi abritées contre les regards indiscrets. On devinait, plus qu’on ne distinguait leurs pieds blancs chargés d’anneaux et de bagues.

Retenu par cette réserve, que je n’ai jamais manqué de garder dans tous les pays asiatiques, au public comme au privé, je ne m’approchai point du cortège. Tout disparut dans un wagon réservé dont les stores de vétiver étaient soigneusement baissés. J’appris, par la suite, que c’étaient les femmes d’un nabab du Béhar qui revenaient avec leur seigneur et maître d’un voyage à Bombay.

Pour les dames de la famille Naranyassamy, la consigne était certainement moins sévère. Mais si je ne pus les voir à l’entière satisfaction de mes yeux, du moins eus-je la vue pleine et entière des deux bayadères qui firent leur apparition au plus beau moment de la fête. On venait de procéder à l’Omam, c’est-à-dire à l’effusion du beurre dans le feu sacré, et à l’Anoumdadipoudja, en l’honneur de cette Anoum Poudja Dadi, épouse légendaire du pénitent Vasichetay, femme célèbre entre toutes pour sa charité et qui mérita de prendre rang parmi les petites étoiles voisines de la Grande Ourse, tant monta haut vers le ciel le parfum de ses vertus. C’est alors que les bayadères firent leur entrée. Elles ne venaient point pour danser, mais pour assister l’épousée dans des rites spéciaux que seules ces prêtresses de l’amour ont la fonction d’accomplir. Sans honte, elles se glissèrent parmi les hommes et demeurèrent assises au milieu d’eux, sur les gradins, une jambe repliée en tailleur, l’autre pendante, posture habituelle des divinités dont elles desservent l’autel. C’étaient deux Devadasseris attachées à la pagode principale de Pondichéry, et qui, tout comme celles de Villenour, appartenaient à la grande division des castes brahmaniques, dite de la main droite.

Souffrez que je ne vous retrace pas l’histoire de ces deux mains, gauche et droite, dont les querelles de préséance ont, pendant deux siècles, et encore assez récemment, ensanglanté les rues de Pondichéry. Tout cela, quoi que d’origine peu ancienne, puisqu’on n’en trouve pas trace dans les législations de l’Inde antique, est aujourd’hui tombé à peu près dans l’oubli. Cependant les bayadères des pagodes de Kalaterwaram et de Katmachiwaram, qui sont de la main gauche, ne peuvent entrer dans les temples de la main droite. Il y a là matière à un volume entier. On devrait y raconter les rivalités des deux mains, énumérer leurs privilèges, parmi lesquels celui de tirer des boîtes d’artifice aux mariages, et citer, pour mémoire, la cupidité vraiment extraordinaire de la femme de Dupleix, cupidité telle qu’elle scandalisa, en son temps, les Indiens eux-mêmes. Mais à quoi bon parler de cette métisse qui sut mettre tout à l’encan. « Si, me disaient certains vieux Hindous, riches en souvenirs de famille, si Mme Dupleix avait pu nous vendre l’air qui se respire, elle n’y aurait pas manqué. » Aujourd’hui Dupleix est considéré, par l’école humanitaire et pacifiste, comme source de tout bien, tandis que Laly-Tollendal est encore mésestimé. C’est affaire de mode. Quand j’aurai revu les champs de bataille où s’éteignit notre fortune, quand j’aurai fini de lever copie des pièces d’archives qui ont échappé à la dent des termites, hôtes de la bibliothèque de Pondichéry, je vous écrirai sur cela… Sans souci des mains gauche et droite, j’en reviens aux bayadères de Pondichéry.

Ces deux là sont grandes et belles. Grandes surtout en comparaison des autres femmes présentes, presque toutes de taille très médiocre, comme il convient ici à toute dame qui n’a point à humilier son époux. A la première de mes bayadères, grasse, molle, râblée, dodue, claire de peau, bouffie, avec les yeux peints, il ne manquerait que d’être « blonde comme le miel » pour reproduire fidèlement l’image consacrée de la luxure. Elle est enveloppée, sanglée, dans ces souples pagnes de soie que l’on tisse à Pounah, roses, incarnadins, couleur de cuivre, brodés de ronds paonnes à rappeler les staurakia byzantins. La danseuse sacrée nous fixe distraitement avec le regard lourd et caressant de celles dont le devoir est de ne rien refuser à personne. Sa compagne, plus grande, plus fine, admirablement prise dans ses formes élégantes et fières, a les plus jolies épaules du monde et des bras fins, tournés dans un bronze olivâtre. La sveltesse de couleuvre, qui distingue cette fille brahmanique, vaut encore davantage par la couleur noire ou bleue, très sombre, de ses draperies diaphanes bordées de larges bandes orange et carmin.

Les bayadères se sont levées. Elles s’approchent du couple nuptial, comptant leurs pas, glissant sur le sol marqueté de blanc et de rouge. De leurs quatre mains croisées elles tiennent un large plateau d’argent. Elles s’arrêtent, entonnent une mélopée traînante. La cérémonie publique est terminée. Les mariés se retirent par la porte du fond, accompagnés par les deux courtisanes qui font office de paranymphes. Les musiciens accompagnent la sortie de leurs accords les plus mélodieux où se mêlent les airs anglais les plus modernes. Le Tarara-Boum Dy-Ai — pour mon particulier chagrin — alterne avec les Ragas traditionnels de la vieille Inde. C’est la seule ombre qui obscurcisse le tableau.

Je me suis enfui, me tenant à quatre pour ne pas me boucher les oreilles. Et je retombe dans l’agitation de la rue, sous le ciel embrasé d’une après-midi de Pondichéry, au mois de juin, trente-sept degrés à l’ombre ! Sans se soucier du soleil qui tape d’aplomb sur les têtes rasées, les badauds continuent de s’empresser sous ces murs derrière lesquels il se passe, comme on dit, quelque chose.


Pondichéry, 24 juin 1901.

… Si vous pouviez vous former une idée de la température que nous subissons ici, vous me sauriez un gré infini du courage qu’il me faut déployer pour écrire. M’étant installé dans l’hôtel de Soupou, au rez-de-chaussée, je ne jouis pour ainsi dire jamais de la brise, arrêtée par tous les murs qui m’enclosent. Un bananier anémique, un tas de planches et une vieille barrique dressée contre un hangar misérable sont mes seuls sujets de distraction dans ce bas fond, infesté de moustiques. Si je lève les yeux, j’aperçois le phare de vigie qui, pareil à un énorme mirliton, lève vers le ciel, uniformément bleu pur, sa plateforme où le drapeau tricolore pend le long de sa hampe à pomme ronde. L’image de la patrie lointaine semble ici être l’emblème de la nostalgie somnolente dont je souffre. Sur la balustrade de fer, l’éternel aigle roux à tête blanche demeure perché, poussant de temps à autre, son cri mélancolique et hautain. Cette forme tangible de Garouda pleure, peut-être, le temps où le dieu Vishnou s’élançait, monté sur son dos, de la grande pagode de Pondichéry qui fut détruite de fond en comble à l’instigation du Suisse Paradis et de la femme de Dupleix. Quand l’aigle Garouda s’envole, il ne me reste plus rien à regarder de vivant.

Mais, me direz-vous, vous n’avez qu’à demeurer à l’étage, ou même au sommet de l’hôtel, sur la dernière terrasse. Là, pareil à Siméon le Stylile, vous vivrez exposé aux quatre vents du ciel, auxquels président Niroudi, Aguini, l’Arnen, et aussi Varounin, Vayou, Isanien, pour ne nommer que les principaux entre ces génies de l’air. Vous recevriez la pluie qui est un bienfait d’Indra, la pluie qui rafraîchit et dissipe, en Orient, la tristesse ? — A cela, je vous répondrai que les ondées sont d’une extraordinaire rareté ! Voici près de sept années que le Coromandel est privé d’eau. Depuis les mémorables inondations qui le ravagèrent, rompirent même les ponts de Pondichéry, c’est partout la sécheresse, la désolation, la famine. La misère est telle que les traitans trouvent à engager des milliers de coolies émigrans, pour Madagascar et autres lieux, à un prix exceptionnellement avantageux.

Je vous répondrai encore que je me suis logé au ras du sol pour que les indigènes puissent plus facilement accéder à mon logis et échapper au cordon de gardiens vigilans qui continue de m’entourer. Si je laissais faire, ces visiteurs deviendraient légion. Et le peu qui force l’entrée me trouble dans mes pacifiques travaux de laboratoire. Beaucoup, parmi ces Hindous, obéissent à la simple curiosité. C’est plaisir pour eux, de fréquenter chez ce Français dont l’appartement ressemble à l’antre d’un nécromant. Les instrumens de chasse et de pêche, le matériel de préparation, les outils, les boîtes, les étuis, sont autant d’objets qui les intriguent. Le petit phare à acétylène dont la lumière blanche sert à attirer les insectes nocturnes, les intéresse particulièrement. Toute la ville en parle. Et ces braves gens dissimulent à grand’peine leur dégoût devant ces dépouilles d’animaux, ces ossemens qui pendent aux murs, ces bocaux pleins de scorpions, de mille pieds, de crabes, de bêtes étranges dont ils ne soupçonnent point l’existence. Ces caisses grillagées où broutent des chenilles en élevage leur apparaissent comme le comble du ridicule. Quant aux loupes, aux scalpels, aux réactifs, si j’écoutais certains, je devrais leur faire des conférences, des leçons, m’établir chef de travaux pratiques, ouvrir un cours… Je les congédie avec des vagues promesses.

Les indigènes que je vois entrer avec le plus de plaisir sont les hommes des champs. Ceux-là m’apportent des animaux. Ils déballent sur la natte du plancher le contenu de leurs corbeilles : des serpens s’échappent en sifflant, les najas gonflent leur cou, l’élargissent en palette, se dressent, dardent leur langue, se balancent comme s’ils se livraient à une danse sacrée. Des lézards, des agames, des scinques courent à toutes jambes, et il faut leur donner la chasse dans les coins. Le scandale, pour le grave Cheick-Ismaël, c’est quand je prends un crapaud entre mes doigts. Quant à Soupou, il se serre les tempes à pleines mains et trépigne de désespoir lorsqu’il me voit distribuer de l’argent à ces pourvoyeurs, troquer de belles, de bonnes, de respectables roupies contre des bêtes immondes : — « Puisque vous tenez tant à acheter, que ce soient plutôt des bijoux, l’or et l’argent valent toujours leur prix. Voulez-vous que je vous mène chez un orfèvre ? — Mais, Soupou de mon âme, le Gouvernement m’a donné des fonds pour que je travaille à augmenter les collections du Muséum. Il s’agit d’acheter des crustacés parasites, et non pas des joyaux. Voyez donc, Soupou, à me procurer de grandes langoustes et d’énormes tourteaux, je recherche des sacculines et des lernées. — C’est bien, Monsieur, vous en aurez ce soir, à votre dîner. — Non point, Soupou, je les désire vivans. » Alors le petit homme noir, vêtu de mousseline blanche disparaît, en se frottant le front. Je suis devenu fou, c’est certain.

Mes ramasseurs d’animaux ne m’apportent que rarement des choses intéressantes. J’achète toujours, pour ne pas les décourager et pour les tenir en haleine. Car, même à prix d’argent, il est peu aisé d’obtenir des Hindous un travail quelconque. D’ailleurs pour les récoltes zoologiques je compte plutôt sur moi. Tous les matins, dès le lever du soleil, je cours les environs avec le capitaine Fouquet, l’officier d’ordonnance du Gouverneur. Un goût commun pour l’histoire naturelle nous a vite rendus amis.

Mais ce que je ne puis rechercher moi-même, ce sont ces petits bronzes, ces dieux de laiton, de pierre ou de bois, ces mille petits objets, vases, lampes, instrumens du culte, monnaies, ustensiles, armes, que doit recueillir tout voyageur qui s’intéresse aux usages, à l’art, aux religions de l’Inde.

Aussi c’est chez moi une procession d’Hindous qui viennent me livrer leurs divinités domestiques, leurs souvenirs de famille. Chacun a sa légende prête : « Cette lampe sacrée, Monsieur, enfouie par mon arrière-grand-père lors de la descente d’Hyder Ali, a été retrouvée, miraculeusement, au fond d’un puits par ma belle-sœur, avec ce petit Poulléar ! » Et le chetty — car c’est tout bonnement un marchand du bazar — me tend d’un geste large, savamment calculé, un petit bronze. Le dieu à tête d’éléphant me sourit, à ses pieds est le géant Guedjamougasourin, sous la forme d’un rat. Comment ne pas se laisser tenter ! Certainement le Poulléar n’est point ancien. Sans nul doute sa patine provient d’une assez maladroite application de graisse chaude. Mais comment renvoyer cet Hindou grave et larmoyant qui, à l’entendre, est dans une misère tellement profonde, que sa femme, ses enfans, son père, sa mère, sans compter sa belle-sœur, et lui par surcroît, vont mourir d’inanition si je n’achète pas le Poulléar. Avec une demie-roupie je sauve toute une famille. Et le chetty se retire, enchanté d’avoir trompé l’étranger. J’oubliais de vous dire que chacun de ces marchandages dure une grande heure. Aussi, pour économiser mon temps, me suis-je arrêté, depuis bien des années, au parti suivant : Je pose sur un coin de table la somme que je crois juste, et je continue de travailler, sans plus m’occuper du marchand. S’il prend l’argent et laisse l’objet, le marché est conclu.

Mais il n’en va pas toujours ainsi. Du nord au sud de la Péninsule, il existe des Hindous obstinés. Je me rappelle un certain trafiquant de Kurrachi qui, jadis, laissa ainsi sur la table les roupies, et, à côté, le débris d’armure à miroirs qu’il prétendait me céder à un prix léonin. Je partis pour Mascate et laissai à Kurrachi la pièce de mailles sans plus m’occuper de l’affaire. Trois mois après, je me trouvais à Mathéran, dans les environs de Bombay, lorsque je vis- mon marchand avec son morceau d’armure. Il m’avait suivi à la piste, du Sind en Arabie, de l’Oman à Bombay, me manquant toujours de quelque vingt-quatre heures. Enfin il m’avait rejoint dans la montagne. Mon opiniâtreté valait la sienne, j’eus la maille rouillée au prix que j’avais fixé.

Mes plus nombreux visiteurs, à Pondichéry, sont ces solliciteurs convaincus que je jouis d’une influence sans limites. A les entendre, la moindre apostille, écrite sur une demande, fera obtenir au pétitionnaire un emploi grassement rémunéré. La soif des fonctions officielles sévit, chez les Hindous, au moins autant qu’en France, ce qui n’est pas peu dire. Ils grillent du désir d’être partie prenante au budget, d’avoir la vie assurée par des appointemens et surtout par une retraite. Etre payé pour ne rien faire, avoir des cartes de visite avec la mention : commis retraité du service de….. ou des….., quelle perspective de félicités !…. Etre employé du gouvernement et porter un parapluie — au temps passé, c’était une canne à pomme d’argent — tel est le rêve de tout Hindou qui se respecte.

Il en est d’autres, enfin, qui me confient des copies levées dans leurs papiers de famille, m’inondent de mémoires justificatifs, appellent ma bienveillante attention sur des dettes que la France contracta envers eux sous le Directoire. Ils m’adjurent de rappeler ces créances, de leur faire rendre justice. Comment détromper ces quémandeurs ? Comment les évincer sans crainte de tarir toute source de renseignemens historiques ? Puis-je recevoir les uns et fermer ma porte aux autres ? Un Talleyrand ne se trouverait-il là à court de diplomatie ? Pour moi j’accueille tous, petits et grands, avec une pareille politesse.

L’Hindou tient beaucoup aux convenances extérieures. Vous vous l’attacherez mieux avec des égards, avec de l’eau bénite de cour, que par des services rendus sans grâce. C’est dans l’Inde que notre adage a La manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne » est à mettre en actions. Par ma patience à les écouter, j’ai charmé plus d’un Hindou, sans doute, et certains m’ont favorisé d’admirables récits. Un, entre autres, vaut par sa singularité. Il jette un jour d’une parfaite clarté sur le caractère religieux de ce peuple, et sur la manière dont il entend l’accomplissement des vœux. L’histoire des pénitens de Maïlom m’a paru plaisante et je vous la veux conter.


Pondichéry, 26 juin 1901.

… Voici donc la mésaventure de ces pénitens. Mais, tout d’abord, vous devrez remarquer que le boudhisme n’a eu que peu de succès dans l’Inde, et cela, pour vous en donner une raison entre mille autres, à cause du peu d’importance que cette religion attache aux œuvres, si l’on prétend en tirer le salut. Et l’importance que les Hindous attribuent aux œuvres est énorme. Prenant toujours au pied de la lettre les préceptes de leurs vieilles lois, qui recommandent d’exercer la charité, les dévots se croient obligés d’offrir, de temps à autre, de vrais festins à une multitude d’indigens. Le caractère indien pousse tout vers l’ostentation. Une œuvre charitable ne vaut donc, à leurs yeux, que si le pays tout entier la connaît. Là donc, tout comme dans les mariages, c’est à qui se saignera aux quatre membres pour paraître. La concurrence pèse sur tous. Et l’on en est venu à payer les pauvres pour les décider à accepter l’aumône nourricière. Ce sont les obligés qui dictent la loi aux bienfaiteurs.

La grève des pauvres à la fête de Maïlom fut sans doute une revanche sociale. Ils se refusèrent à manger le repas que les pénitens avaient fait vœu de leur offrir. Les serviteurs des villages avaient pourtant tout préparé avec le plus grand soin. Le riz accommodé au mieux, le poisson épicé, le carry, le mouloukoutany — c’est un bouillon de poule, poivré, et de la plus haute saveur — toutes sortes de mets étaient là, disposés dans des jattes de cuivre, ou sur des assiettes en feuilles de nénufar, ce qui est la perfection du genre. Le couvert était mis sur le sol pour soixante personnes.

Vous vous imaginez peut-être que parmi les misérables, réunis là au nombre de plusieurs milliers, le pénitent, qui dressait le buffet, n’aurait que l’embarras du choix. Grande est votre erreur. Les affamés professionnels savaient que la quantité des pénitens aumôniers était considérable. Ils supputèrent donc les festins à consommer : cette fête de Maïlom réunissait, en effet, des centaines de pèlerins qui s’étaient engagés à nourrir — chacun pour une fois — de cinquante à soixante pauvres. L’offre, en un mot, dépassait la demande.

Insensibles aux montagnes de riz d’où montaient les vapeurs du gingembre, du coriandre, du tamarin, que sais-je encore ! — les indigens étaient là, assis en longues files, sur leur derrière, drapés avec dignité dans un semblant de pagne, ou même en l’état de complète nudité. Ils se seraient plutôt laissé mourir de faim que de toucher aux victuailles du pénitent qui ouvrait la série. Et celui-ci, désolé, voyant tout le bénéfice de ses offrandes s’envoler avec la fumée de ses plats, se décida à offrir aux pauvres récalcitrans une roupie par tête, pour qu’ils consentissent à se nourrir. Mais les jeûneurs par spéculation mirent leur estomac aux enchères. Le pénitent dut payer plusieurs roupies à chacun des dîneurs. Alors seulement ils condescendirent à manger. La manœuvre avait trop bien réussi pour ne pas continuer. Ce fut la ruine pour les dévots.

Un autre Hindou m’a affirmé qu’il n’en allait pas autrement de ses concitoyens convertis au christianisme. Une riche indienne, catholique, ayant contracté le vœu de nourrir des pauvres à l’occasion de la fondation d’une chapelle qu’elle érigeait de ses deniers, dut payer une grosse somme au syndicat des pénitens du lieu, afin de trouver qui s’assouvirait avec son riz. On a dit que jadis, dans la très vieille Inde, quand un créancier ne pouvait rien tirer de son débiteur, il s’installait devant la porte du mauvais payeur et dénonçait sa ferme intention de se laisser mourir de faim, sur la place, si on ne lui donnait pas satisfaction. On dit même que certains de ces Harpagons hindous allèrent jusqu’à exécuter leur menace. Ils périrent d’inanition sur le seuil de leurs obligés, qui furent déshonorés pour jamais.

C’est Soupou qui me conte ce dernier trait, en soupirant sur la dureté des temps. Notre « pousse » — ainsi appelle-t-on, à Pondichéry, ces légères voitures que deux ou trois coolies poussent par derrière, tandis que l’on se dirige avec le guidon de l’avant-train —, roule par les rues du Bazar. Ce Bazar est le seul point de la ville où règne un peu d’animation. Il fut construit en 1825 sur l’emplacement de l’ancienne église des Missions. Retenez bien, à ce propos, que presque rien, à Pondichéry, n’est antérieur au règne de Charles X. Tout, maisons, rues, avenues, monumens, fut élevé, percé, fondé à cette époque où la petite ville connut sa plus grande prospérité. Le gouvernement assurait l’ordre. Tout à la fois ferme et paternel, il faisait respecter les usages. C’est ainsi que le 17 juillet 1826, défense fut faite aux Indiens des deux sexes « chrétiens, maures, gentils ou parias » de prendre le costume des « topas, ou gens à chapeau » — ce sont les métis, les eurasiens des Anglais — et cela « sous peine de 25 coups de rotin et de 25 roupies d’amende. » Il est vrai que, le 24 du même mois, on réorganisait l’administration de bienfaisance et qu’on créait des ateliers de charité.

Autres temps, autres mœurs. Aujourd’hui, les Hindous de l’Inde française sont citoyens, tout comme nous, électeurs, éligibles et exemptés de la conscription. Ils peuvent porter des chapeaux, des jaquettes, des pantalons et des souliers. Aucun n’en use. Tous gardent le costume traditionnel, les pagnes, l’écharpe, le turban. C’est à peine si quelques-uns endossent un veston de surah ou de kaki, voire d’alpaga gris. Un vieux peuple dans une ville neuve, tel est le caractère de Pondichéry. On y chercherait en vain des choses anciennes. Le mobilier des maisons créoles, en vilain acajou, présente les vestiges de ce luxe bourgeois qui fut l’honneur de la France à l’époque de Louis-Philippe. Je n’ai jamais vu un meuble, un objet antérieur à ce règne. Seules les gravures de l’hôtel Soupou, pour tout dire, datent pour l’histoire archéologique du Pondichéry européen.

C’est à peine si parmi quelques anciennes bâtisses, il convient de citer la petite pagode de Ganéça dont la curieuse façade se voit dans la rue d’Orléans. Celle-là date sans doute des premières années du XVIIe siècle ; en tout cas elle serait antérieure à la fondation de la ville elle-même, si l’on en croit les traditions.

Nous passons devant des changeurs, ils nous proposent des monnaies datant pour le moins de l’invasion macédonienne. Les marchands de cuivres m’offrent des dieux, des lampes, des trépieds, des réchauds. En voici un qui serrant sur son cœur une déesse de bronze prétend nous distancer à la course. « Achetez ! Achetez ! » Voilà l’unique refrain. Jamais, paraît-il, les affaires n’ont été aussi mauvaises. Nous passons. Voici la petite fontaine à vasque anguleuse. Filles et femmes se pressent autour de l’eau jaillissante avec leurs grandes pannelles de cuivre. Le vase est si lourd, une fois plein, que ce n’est pas trop de deux voisines pour aider la Rébecca pondichérienne à le charger sur sa tête. Puis elle s’en va, ferme sur ses hanches ; un bras gracieusement arrondi soutient le gros vaisseau de cuivre qui luit aux feux du couchant. Il est cinq heures du soir. Le soleil décline à l’horizon. La vie reprend, dans ces rues jusqu’à cette heure à peu près désertes. Les portes à bossettes de fer s’ouvrent, chacun sort de sa maison, va, vient, vaque aux emplettes. Les draperies bariolées des femmes tranchent dans cette foule d’hommes noirs, uniformément vêtus de blanc. Des petites filles, le buste nu, les reins ceints du long jupon plissé, évasé du bas, qui est la robe d’intérieur, filent comme des rats le long des boutiques. Certaines portent un marmot, presque aussi gros qu’elles, et nu comme un ver, à califourchon sur la hanche. Les yeux de gazelle brillent mangeant la face brune, toujours chargée de bijoux, de ces fillettes qui sont déjà de petites femmes. Toutes ont des mines soupçonneuses et sournoises, leur démarche est pleine d’une grâce ingénue et barbare. Certaines mordent dans un fruit avec des grimaces de singe, leurs gestes sont souples comme ceux des chats.

Quand nous prenons une ruelle étroite, la fuite éparpille ces filles devant le pousse, tel un essaim de papillons diaprés qui s’envolerait d’un buisson. Leurs ancêtres ne devaient point s’enfuir d’une plus vive allure quand arrivaient les Mahrattes. Celles qui n’ont pu s’esquiver, faute d’issue, se blottissent contre un mur, avec des regards épouvantés de bête forcée et des cris de détresse, comme si leur dernière heure était venue, pour le moins. La vue de Soupou ne réussit pas à calmer leur terreur. J’offre de la menue monnaie d’argent à ces effrayées. Vaine manœuvre ! Elles se cachent le visage et poussent des hurlemens lamentables, je vois leurs larmes dévaller en cascades de perles, à travers leurs doigts, inondant les rosaces d’or qui chargent leurs narines frémissantes. L’enfant, toujours à califourchon, se cramponne au coup de la porteuse. Pareil à un petit Saint-Jean de terre cuite, parfois à une grenouille, il ouvre démesurément une bouche muette d’angoisse. Je suis décidément mal vu. On refuse mes présens. Je renonce à apprivoiser cette engeance. J’interroge Soupou. Sa réponse est invariable : « Que voulez-vous, Monsieur, ça ne sait pas. »

Et il parle à ces fillettes — pour les rassurer, je pense — d’un accent tellement sec, qu’elles demeurent atterrées, jusqu’à ce que la place leur devienne suffisante pour s’enfuir. A la vérité, je crois que Soupou, pareil en cela à ses compatriotes, est jaloux de toute la population féminine de Pondichéry. Il voudrait me servir de guide, me promener sans que je puisse rien voir. La vue des marchands de cotonnades, de riz, de grains, qui baillent, assis en tailleur sur leurs étaux, entourés d’oisifs non moins considérables, doit me suffire. Si j’ai le malheur de lui dire : — Regardez donc Soupou, la jolie créature en corset noir, oui là, à droite, qui a de si beaux bras, là, devant les verroteries !…

Soupou Krichnassamy tourne aussitôt la tête vers la gauche, avec un air gêné, qui donnerait à croire que je lui tiens des propos déshonnêtes. Cependant Soupou ne cesse de me vanter les mérites et les vertus de sa femme. Chaque matin, il me dit : « Si elle n’était pas en pèlerinage à Madras, je vous aurais mené chez elle. Mais vous la verrez demain. » Ce jeu dure depuis bientôt deux mois. La femme de Soupou ne revient jamais. Mais, chose admirable, voici justement Soupou qui rentre de lui-même dans ce sujet :

« — Il y a chez ce marchand de beaux pagnes. Voulez-vous les voir ? Ce sont ceux-là dont ma femme vous a parlé. »

Du coup, je lève la main qui tient le guidon du pousse. Les coolies continuant de courir, notre véhicule, sans direction, va donner dans une grosse femelle de buffle. Les flancs de la bête, plus ventrus qu’une barrique, résonnent. Le bufflon qu’elle allaite, est serré contre un mur. Un moment je crains que la mère ne nous envoie dans les airs d’un coup de ses immenses cornes arquées. Il n’en est rien. La bufflonne s’en va, secouant son nez où est passé un anneau de fer. Son fils trotte lourdement derrière, et Soupou continue son histoire. Sa femme avait dû me dire où se fabriquaient les plus beaux bracelets. Il précise « Mais d’ailleurs vous le savez bien. Elle vous a dit avant-hier… Comment, vous ne l’avez jamais vue !… Ce n’est pas possible[2]. »


Pondichéry, 28 juin 1901.

J’ai visité hier les deux maisons indiennes de Pondichéry qui passent pour les plus vénérables et par leur ancienneté et par l’importance des hommes qui y vécurent au temps de Dupleix. Ce sont celles d’Ananda-Rangapillei et d’Apa Poullé.

Ananda-Rangapillei, de son vivant courtier de la compagnie française des Indes, chef des Malabars de Pondichéry, mansubdar de trois mille chevaux, commandant du fort et du district de Chinglepettou, compte parmi les personnages les plus considérables dans le drame court et brillant de notre domination précaire en Inde. Il naquit à Madras au mois de mars 1709 et mourut à Pondichéry le 11 janvier 1761. Pendant quinze ans, il avait été le Diwan de Dupleix, son agent le plus écouté.

La charge seule de mansoubdar (commandant en chef) de trois mille chevaux, valait, au temps des Empereurs de Delhi, plus de deux cent mille roupies de traitement annuel. Le titre de courtier de la Compagnie valait encore davantage. Son titulaire occupait la première place après le Gouverneur français. Il suffit de parcourir les volumineux mémoires laissés par Ananda-Rangapillei, conservés avec soin à Pondichéry, par M. Gallois Montbrun, pour se faire une idée des bénéfices que pouvait rapporter cette position. Dans cette Inde où tout se vendait à l’encan, où tout se vend encore aujourd’hui, de manière plus déguisée, peut-être, il est certain que notre Hindou profita dans la mesure du raisonnable, des exactions de Dupleix, et surtout de celles de sa femme dont la cupidité est demeurée légendaire.

On sait que Dupleix se faisait compter des sommes considérables pour rendre des décisions favorables dans les affaires de succession. En 1746 il reçoit ainsi cent mille huit cents francs, pour n’en citer qu’un exemple. Si sa présence à un mariage indigène lui était payée deux mille cinq cents francs, — ce temps heureux n’est plus, hélas ! — Ananda-Rangapillei, plus modeste, se contentait du dixième.

C’est en lisant les mémoires inédits d’Ananda, — et j’en fais traduire sans cesse des passages, — que l’on apprend à connaître Dupleix. Si le politique demeure intéressant à étudier, l’homme privé apparaît sous des espèces misérables. Son orgueil exaspéré, monstrueux, puéril est celui des comédiens les plus réputés. Les flatteries les plus grossières, les plus basses, sont celles-là même qui le touchent au plus profond. Qu’on le compare à Louis XIV, il sourit avec condescendance, sans sourciller. Vous connaissez son avidité. N’oubliez pas, cependant, qu’il fut homme de son temps, de ce temps, où les manieurs d’argent ne distinguaient point entre leur épargne personnelle et les deniers de l’Administration. Sans doute Dupleix fit dans l’Inde une fortune énorme. Mais il quitta cette Inde aussi pauvre qu’il y était entré. En la seule année 1754, il avait consacré treize millions et demi de son avoir à l’établissement de notre domination.

Aussi bien est-il, sinon impossible, du moins fort difficile de juger un homme d’aussi grande espèce, avec nos scrupules modernes et notre esprit d’ordre, méticuleux et tracassier, bureaucratique, qui rend impossible toute entreprise aventureuse. Quand bien même il devrait y avoir au bout un avantage majeur pour la patrie, la société ne permet plus à l’activité individuelle de se développer sans son concours, sans son contrôle pour mieux dire. Elle condamne l’homme indépendant à voler avec des ailes de plomb. Et c’est là un des grands malheurs de notre temps. L’esprit d’examen, toujours timoré, envieux et médiocre, a tué l’action. La collectivité prétend dicter partout sa loi à l’individu ; capable tout au plus d’exercer une surveillance, elle est impropre à l’action par laquelle seule on devient grand en ce monde. Primum vivere, deinde philosophari ! — De tous temps l’Inde a philosophé avec ses dieux et ses brahmes ; de tous temps elle a subi le joug de maîtres sans frein. Ayant préféré le livre à l’arme, l’idée au fait, elle s’est laissé dicter la loi par l’épée.

La vie d’Ananda est remplie par l’éphémère suprématie des Français dans l’Inde, suprématie que des rêveurs prétendirent établir sans la force, comme si la conquête par les armes n’était pas la fin nécessaire de toute entreprise coloniale. Il naît lorsque la France commence à s’établir dans le Coromandel et le Carnatic en y fondant des comptoirs ; il meurt quatre jours avant la démolition de Pondichéry par les Anglais. Sa maison, dans cette ruine, fut cependant respectée, si l’on en croit les témoignages de la famille. Je ne saurais, à vrai dire, m’en porter garant. Les maisons hindoues, dans le sud de l’Inde, semblables en cela aux pagodes et aux forteresses, ne présentent aucun caractère particulier qui permette de les dater avec certitude. Celles qui, par grand hasard, sont ornées de sculptures, ont été souvent composées de pièces et de morceaux empruntés à divers édifices beaucoup plus anciens. Il faut aussi compter avec les exagérations des historiens, toujours mal renseignés, ou infidèles par système. Tenez pour certain que le fameux sac de Pondichéry par les Anglais, en 1761, en cela pareil à la plupart des sacs, ne s’étendit que sur une faible partie de la ville. Les descendans d’Ananda affirment que la perte se réduisit à la démolition des fortifications et de cent quatre maisons européennes dont l’ensemble constituait le comptoir. Aux réclamations des propriétaires, la Compagnie aurait objecté que le million, qu’on lui réclamait pour la réédification de ces immeubles, ne devait pas être payé aux impétrans, parce que « la plupart ont été bâtis des vols et rapines qu’on lui a faits. Les mêmes propriétaires sont en état de les rebâtir. Quant aux maisons des noirs qui ont souffert, l’emplacement qu’elles occupent en fait tout le prix… etc. » Je vous cite le texte même de la note conservée dans la famille du fameux courtier.

Sa maison, ainsi que toutes celles des Indiens anciens et modernes, est établie sur le type classique en Orient. Une cour rectangulaire en occupe le milieu. Tout autour courent les galeries sur lesquelles s’ouvrent les chambres. Au fond de la cour, en face de l’entrée, est la porte des appartemens privés, où nul profane ne pénètre. Peu ou point de jours sur le dehors, et encore sont-ils défendus par des grilles à petites mailles, aveuglés par des volets de bois pleins, des moucharabis, des persiennes à lames serrées. L’air et la lumière viennent de l’espace central, de l’atrium pour employer l’expression des architectes latins. Les piliers qui soutiennent les corbeaux des galeries présentent leurs chapiteaux en T, suivant les traditions de l’Assyrie et de la Perse. Certains sont assez finement sculptés, tout comme le cadre de la porte extérieure. Aux murs, blanchis à la chaux, sont suspendues des peintures contemporaines de Louis XV. Voici le portrait d’Ananda lui-même, en costume de cérémonie. Au cimeterre près qui garnit sa ceinture, le Diwan de Dupleix est vêtu comme le marié, beau-frère de Naranyassamy, dont je vous parlais récemment : Même turban, même tunique blanche. Sa physionomie est lourde, grave et sournoise. On sent tout ce que ce gros homme devait posséder de dissimulation, de prudence humaine, comme on dit. Autour de lui s’alignent les parens, les descendans, les alliés, les amis, pareillement vêtus de blanc. Et c’est tout ce qu’il y a à voir dans ce logis où les meubles manquent. Quelques consoles en bois de shisham, repercé, ciselé, ouvrages de Bombay tels qu’on en fabrique encore, supportent des statuettes peintes. La confection de ces petits objets est encore aujourd’hui une branche du commerce pondichéryen. Mais les figurines que je vois là, ont, pareilles en cela à toutes les œuvres bien exécutées, gagné avec le temps. Les couleurs tranchées ont pris sous le vernis des teintes chaudes et profondes qui rendent l’ensemble harmonieux, lui retirant cette allure d’objets frais et luisans, sentant la pacotille, le bazar, qui nuit tant aux poupées neuves des mouchys. Dans les objets anciens les proportions sont meilleures ; les jambes ne sont pas ridiculement écourtées ; les pagnes, toujours talaires, tombent naturellement, et leurs plis ont du mouvement.

Je fais la même remarque en visitant l’habitation d’Apapoullé, autre Hindou de marque au temps de Dupleix. Pour être d’une qualité de bois plus médiocre, les chapiteaux des piliers valent par la beauté des sculptures. Des petits cavaliers s’enlèvent sur leurs chevaux cabrés, les éléphans rappellent, par leur modelé hardi, les types classiques des temples de Sriringam. C’est dans cette vieille maison, aussi vide que celle d’Ananda, — car les Hindous, aujourd’hui comme jadis, n’usent guère de nos meubles, — que j’ai vu les meilleures entre toutes ces peintures sur verre que l’on exécute encore à Pondichéry, et qui sont des images de piété. Je croirais volontiers que les mouchys du XVIIIe siècle ne firent que copier le procédé de ces verres « églomisés » alors si fort à la mode en France. Vous savez que le terme « églomisé » est moins ancien que la chose ; il date du commencement du XIXe siècle, au moins dans le langage courant. On s’en servit pour définir ces verres peints et dorés à l’envers dont, au temps de Louis XV, l’encadreur et expert Glomy s’était constitué spécialiste. Les mouchys — c’est à dire les peintres sculpteurs hindous — en ont exécuté de magnifiques. Par la complexité des sujets, le nombre des personnages, la variété des couleurs, la naïveté subtile des perspectives, ces compositions rappellent les panneaux des primitifs italiens. C’est le même parti décoratif, la même façon d’étager les figures sur un seul plan, en graduant les grandeurs, surtout d’après l’importance des personnes. Les divinités pouraniques y sont toujours représentées avec leurs satellites, leurs troupes d’animaux sacrés, singes, éléphans, chevaux, bœufs, leurs adorateurs.

La maison d’Apapoullé possède une collection de ces peintures, et certaines sont de dimensions telles qu’on n’en a, je crois, jamais vu. Mesurant près d’un mètre carré, ces vitres, ainsi décorées, contiennent plusieurs centaines de personnages, tous fidèlement et élégamment traités. Au paon de Soubramanyé, il ne manque pas un ocelle ; on compterait les perles du collier de Latchmi, les houppes de la crinière des chevaux, les barbes de l’empenne des flèches qui garnissent le carquois de Rama. Vainqueur, celui-ci est adoré par Anouman et sa légion de singes verts, a face rouge, revêtus de tuniques dorées, ou simplement munis de petits caleçons blancs ; ce sont Çiva et Parvati représentés avec la face noire, Soubramanyé entre ses deux femmes, Déivané la verte, Véliammin, la blanche, qui ne se fatiguent point de le fixer avec amour tout en humant les parfums de la fleur du lotus. Le brillant tout à la fois chaud et éteint des vieux ors qui chargent les fonds, ou s’épanouissent en fleurons, en gerbes sur les surfaces de cendre bleue ou de sinople, sertit les surfaces jaune paille, turquoise, grenat, aigue-marine, violet d’améthyste, ainsi que les cloisons d’un émail. Les parties claires sont ombrées de rose, de lilas, de gris bleuâtre, de roux passé, par teintes plates, artistement graduées. L’impassibilité sereine de la face des Immortels, figée dans un sourire éternel, s’exagère par le mouvement furieux des cavalcades, la poussée des foules, symbolisant la vanité des agitations du monde qui viennent mourir au pied de l’autel des dieux.

Quelle différence avec les tableautins qu’on trouve aujourd’hui chez les mouchys du bazar. Avec Soupou, j’ai visité leurs boutiques, pénétré dans l’atelier des sculpteurs qui modèlent ces délicates figurines de terre dont certaines valent en grâce ingénue et fière les œuvres des choroplastes de Tanagra et Myrina. On a reproché amèrement à l’art indien son « grossier sensualisme. » Ce reproche me paraît revenir bien fréquemment sous la plume de la critique piétiste d’Outre-Manche. Je vous demanderai la permission d’en juger autrement. Les bayadères des deux meilleurs artistes de Pondichéry, Vaïtilingam et C. Apoupatar, sont d’ailleurs exécutées d’après les canons anciens des sculpteurs anglais. Il suffit de compter le nombre de têtes. Jamais l’art indien n’a donné de telles proportions en hauteur à ses créations originales.

Cossopaléom est un petit bourg voisin de Pondichéry. Son nom indique que ses habitans sont des potiers (Cossowers). Cossopaléom est bâti sur une loupe d’argile ; malgré la sécheresse du pays, on marche ici dans une boue rougeâtre. La matière première ne menace pas de faire défaut. Partout ce sont des amas de briques, des roues couchées sur le sol ; des tas de tessons, de vases manques, se dressent au voisinage des fours. Assis dans la cour de sa maison, au milieu de ses ouvriers, voici C. Apoupatar à l’œuvre. Il faut marcher avec d’infinies précautions pour ne pas écraser les dieux, les génies, les déesses, les mariés, les petites vaches, les chevaux, les éléphans et les édicules à arcades ajourées ; tout cela gît sur le carreau. Parmi les sébilles pleines de peinture à la colle, les pinceaux, les ébauchoirs, les pots de vernis, les enfans du patron courent, tout nus. On croirait que quelques-unes des images en terre cuite ont pris subitement le souffle de la vie. Des femmes s’enfuient, dans des claquemens de porte, avec des bruissemens d’anneaux, des rires étouffés.

Quel plaisir de fuir là le brûlant soleil du dehors, de se reposer à l’ombre, en regardant ces braves gens travailler. Poussant à l’excès les principes de la division du travail, ils se partagent la besogne, de la façon la plus singulière. En voici un, petit, borgne, qui modèle seulement des bras et des mains. Il les fait de toutes sortes, étendus, repliés, arrondis, la main ouverte, levée, fermée, nus ou chargés de bracelets, d’anneaux à pendeloques. Ce grand, sec, adossé à un pilier, façonne des petites têtes fichées au bout d’un mandrin. Il crée des chefs d’hommes, de femmes, d’enfans, de dieux, des muffles de bêtes. Il tient en ce moment une tête d’éléphant. Celle-là servira indifféremment au monstre à quatre pieds ou au dieu Ganéça qui, comme chacun sait, possède une tête d’éléphant et eut une de ses défenses brisée en combattant, [victorieusement, c’est certain, le géant Guedjamangasourin. Tel autre pétrit seulement des torses, tel autre des jambes. Et un autre assemble toutes les parties. Une fois finie, la pièce est cuite au four, puis peinte à la détrempe, et enfin on la vernit. C’est par là seulement que les potiers font œuvre de mouchys.

Ceux-ci, en effet, n’exécutent leurs statuettes qu’en bois et en pâte. Jadis tous ces petits commerces étaient extrêmement florissans. Non contens d’inonder l’Inde entière de leurs produits justement réputés et supérieurs aux poupées du Bengale, habillées d’étoffes, les artistes pondichéryens avaient une clientèle européenne assez étendue. Leur négoce allait jusqu’aux îles Mascareignes, où l’on estimait beaucoup tous ces mignons bibelots. Les capitaines au long-cours se chargeaient du transport. Aujourd’hui, ainsi que je vous l’ai expliqué, tout cela est mort. — Cependant C. Apoupalar ne chôme pas, à en juger par la profusion d’objets qui garnissent toutes les chambres du rez-de-chaussée. On y respire une atmosphère de résines, de baumes, d’essences, dont la chaleur étouffante exagère les acres parfums. Les particules d’or en feuilles voltigent au-dessus des figurines qui forment des bataillons épais où les Vierges chrétiennes, les Saint-Joseph, les Bons Pasteurs, coudoient les divinités brahmaniques, les radjahs, les princesses musulmanes, les bayadères et les brahmes enluminés, tout reluisans de vernis. Et la neige d’or voltige, s’abat dans les plats de terre où s’accumulent les fruits indigènes, bananes, mangues, ananas, modelés en argile, peints au naturel par ces artistes hindous continuateurs de notre vieux Palissy. C’est encore là une branche de commerce de C. Apoupatar. Il vend, paraît-il, dans le pays même, ces simulacres de dessert, avec beaucoup de succès ; avec plus de succès, même, que toutes ces petites figurines dont il fait défiler les types sous mes yeux. Toute l’Inde dravidienne y est fidèlement reproduite avec ses castes, ses catégories, ses métiers.

Voici le Kourouvicarin et sa femme, chasseurs d’oiseaux, coureurs de brousse, tenant chacun une pièce de menu gibier. Voici le Daubi, le blanchisseur, qui porte son linge sur le dos, en un gros paquet dont la bride lui ceint le front, et sa compagne qui a sa grosse pannelle de terre rouge sur la tête. Voici la femme du laboureur, du Retty, avec son chignon casqué d’or, à la mode ancienne. Le Pion, plein de son importance, ‘ est pris dans sa tunique serrée à la taille, et il fait montre du parapluie, insigne de condition supérieure. Le guerrier, le Tchatria, brandit son cimeterre de la main droite et oppose, de la gauche, sa rondelle de poing à un ennemi invisible. Le brahme, de couleur claire, chargé d’embonpoint, à demi-nu sous ses mousselines blanches, a son front dégarni au rasoir, timbré des lignes multicolores en l’honneur de ses dieux. Le musicien musulman, à longue barbe, de long vêtu, chaussé de babouches, a son luth dressé sous le bras. La chanteuse qu’il accompagne, est enveloppée dans ses voiles de crêpe peint. La diseuse de chansons lève un doigt comme qui détaille un monologue nuancé. Une bayadère, les poings sur ses hanches évasées, amble, les jarrets à demi-pliés, la retombée de ses pagnes élargie en queue de paon effleure la terre. Une autre danse mollement, et ses aplombs sont gardés dans le parfait équilibre, on croirait qu’elle va bondir et s’élancer de son socle. Tous les gestes sont naïfs, naturels, sincères ; tous les caractères observés. Les chairs, les cheveux, les tissus, les bijoux, sont peints au naturel. Tout vit, tout vibre, tout luit, dans l’éclat de la peinture, des ors, des émaux diaprés. Les yeux brillent avec une expression malicieuse, les bouches minuscules font la moue, ricanent, sourient par l’artifice de petites touches de carmin bien placées. Les plis des chairs sont accentués par le rose, ceux des étoiles par des rehauts, des lumières, des ombres, où les tons gardent toujours leur valeur, et les ornemens suivent le mouvement avec une ingénieuse fidélité. Tout est en proportion, en harmonie, à sa place.

Et chacune de ces statuettes ne vaut que quelques centimes. Pour une faible somme on peut se composer une galerie ethnographique telle que n’en possède aucun de nos musées. Quant au panthéon brahmanique il est là au grand complet. Pas un dieu, un génie, une manifestation, une incarnation divine qui ne soit matière à figurine ou à groupe. Assise sur son trône entre deux éléphans, la radieuse Latchmi est aspergée par eux de parfums à bout de trompes. Rama avec son arc, Sita calme et sereine, Latchoumana recueilli, le bon singe Anouman, tout vert, dans son petit caleçon blanc d’où s’échappe sa longue queue qui balaye le sol, Çiva, Vishnou, Virapatrin, Kali, que sais-je encore, se dressent devant moi avec tous leurs emblèmes compliqués. La bonne déesse Sarasvati, fille de Brahma, celle que les mères invoquent pour que leurs enfants puissent parler, est là, sous une arcade à jours et à festons. De ses quatre mains elle pince les cordes de son grand colachon, en touche le clavier, agite les clochettes dont le son règle la mesure. Devant son image, un orchestre de brahmes musiciens, assis en tailleur, le torse nu, s’évertue avec le violon, le théorbe, le tambourin, la flûte, les crotales, le triangle. Je renonce à énumérer les avatars de Vishnou.

Quant à Krichna, ses aventures galantes sont autant de motifs à sujets gracieux et badins. Que, les baguettes aux mains, il mène la danse sacrée du Kolaton, où quatre couples évoluent entrechoquant leurs petites verges de bois, qu’il nargue du haut de son arbre, les bergères (govastris) au bain dont il a volé les voiles, qu’il trône majestueusement, enfoui sous des guirlandes de roses, assis sur un trône dont le serpent à sept têtes forme le dais, ses traits sont toujours ceux de cet adolescent bouffi qu’adore tendrement l’Inde. C’est l’enfant prodigue, le mauvais sujet, le préféré des croyans.

Le voici encore, cet Adonis Hindou. L’artiste nous le montre sous les espèces pastorales. Tel Apollon gardant les troupeaux d’Amète, il se tient nonchalamment appuyé contre un arbre, et lire de sa flûte en roseau les accords les plus langoureux. Une vache blanche lui lèche tendrement le talon ; elle semble beugler doucement. Les govastris l’entourent, le couvrent de leurs regards amoureux.

Mais ne comptez point que je vous fasse le récit des amours de ce dieu libertin, moderne et lascif avatar de Vishnou qui apparut dans l’Inde il y a quatre siècles, peut-être, pour y faire la fortune scandaleuse que vous savez. C’est assez, c’est trop d’avoir encouru déjà le reproche de trop chérir l’art indien et « son sensualisme grossier, vraiment choquant, » pour ne pas tomber encore dans cette erreur de magnifier les légendes auxquelles ce sensualisme donne un corps.

C. Apoupatar a bien voulu me promettre une série de ses œuvres. Mais je ne l’aurai pas avant deux mois, tant il se donne pour accablé de besogne. Alors je me suis rendu chez le fameux Vaïti-lingam. C’est à peine si le Phidias local consent à poser son ébauchoir pour me montrer la Parvati qu’il achève. Ce Vaïtilingam est un maître, et il ne travaille que sur commande. Ses figures de femme sont posées, campées, drapées avec une gracieuse sévérité qui enchante. Sa science du modelé dans les nus est considérable. Sa connaissance des aplombs, de la compensation des masses des proportions, des attaches, indique une initiation occidentale. Ce que son art a perdu en naïve originalité, il l’a retrouvé en correction. Pour tout dire, c’est un excellent artiste. — Mais ses œuvres ne courent point les rues. Exécutant lui-même, il produit peu. Faut-il donc s’y prendre à l’avance pour en obtenir une statuette.

Je dois vous parler aussi des sculpteurs sur bois. Depuis des semaines, j’en ai là quatre, installés à l’hôtel dans une salle basse, où ils s’escriment du ciseau et de la gouge sur des panneaux en bois de bitte, afin de représenter les grandes divinités en bas-relief. Mais, pour une raison ou une autre, mon équipe de statuaires se disperse. Et comme ils demandent toujours des avances, comme un créancier menace sans cesse de les faire mettre en prison, je crains bien d’en être pour mon argent et de ne jamais voir Çiva et Parvati, Vishnou et Latchmi, Krichna et sa préférée Rada, Soubramanyé avec ses deux épouses…


MAURICE MAINDRON.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Je dois dire que j’ai quitté Pondichéry et l’Inde, cinq mois après cet entretien, sans avoir jamais eu l’avantage de voir Mme Soupou Krichnassamy.