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Lettres (Musset)/20

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LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 311-313).


XX

À SA MARRAINE.


Je remercie d’abord la plus petite de toutes de ne pas avoir oublié son ancienne coutume d’écrire à son fieux quand il pond. Rien n’est plus gentil et plus doux pour moi que ce bon petit écho. — Gardez-le-moi toujours, marraine, gardez-le-moi quand même. Un sentiment de ce genre-là doit être à l’abri de tout et console de bien des choses.

Le public a été à peu près de l’avis d’Uranie. Il a préféré, m’a-t-on dit, le côté sérieux de mes vers[1]. Peut-être a-t-il raison ; mais, au fond, quelle drôle de manie de vouloir faire de l’art et de la pédanterie à propos d’une boutade ! Il me semble que si les coudées franches sont permises quelque part, c’est dans les choses de ce genre. Mais, comme disait Liszt, le public est un cuistre.

Il faut que je vous raconte deux carambolages que le hasard vient de s’amuser à faire deux jours de suite aux Italiens (je veux dire au Théâtre-Italien).

Premier carambolage. Figurez-vous, marraine, que je m’en vais voir Norma dimanche dernier, chose assez naturelle. Or, j’avais pris la stalle du balcon no 25. Pourquoi ? — Parce que c’est la dernière au coin, et que, dans la loge à côté, je comptais trouver quelqu’un que vous ne connaissez pas. J’arrive à huit heures sonnant, tout embaufumé, et je trouve dans la stalle no 24, c’est-à-dire à côté de moi, une fille entretenue, ancienne maîtresse d’un de mes amis. Elle m’adresse la parole. Impossible de ne pas répondre, en sorte que, pour le public, me voilà installé tranquillement au beau milieu du balcon des Bouffes avec une donzelle. Je me donnais au diable ; on me lançait, ou plutôt on me laissait tomber des regards d’un mépris ! — Je m’en suis allé, et j’ai planté tout là, selon ma louable coutume.

Deuxième carambolage. Hier mardi, je suis allé voir la Linda di Chamouny. Il y a de jolies choses. Cela vaut la peine d’être entendu de vous. J’aime la Brambilla, quoiqu’elle ait le plus gros postérieur du monde dans sa culotte de Savoyard. — Je m’adresse, en arrivant, à un marchand de billets qui m’en vend un. La comtesse de*** avait vendu sa loge. Il se trouve que c’est dans celle-là qu’on me donne une place. J’entre à l’avant-scène donc, et j’aperçois en face de moi Belgiojoso qui me braque d’un air étonné. Ce n’était pas pour me voir qu’il était venu là. (En face de moi, par parenthèse, était aussi l’ingrate Pauline). Pendant l’entr’acte, Belgiojoso m’aborde dans le corridor. Nous nous promenons, — les meilleurs amis du monde, — et il paraît apprendre avec plaisir que j’ai payé ma place, si bien que nous devons souper ensemble vendredi. Il m’a semblé que quelques personnes nous regardaient avec un peu de surprise.

Voilà mes deux carambolages. Ce n’est pas grand’chose, comme vous voyez ; mais j’ai pensé que cela vous amuserait peut-être.

Vous savez que le petit s’en est allé, peut-être pour longtemps. Cela m’a fait beaucoup plus de peine que je n’en ai eu l’air. Non seulement j’aime beaucoup mon frère ; mais c’est mon ami, et il a eu, dans ces derniers jours d’ennui, tant de soins, tant de pitié pour moi, que son absence me laisse terriblement seul. Que de choses se sont éloignées de moi, cette année !

Adieu, marraine, aimez-moi un peu, aimez-moi le plus possible. J’ai froid au cœur, j’ai bien besoin qu’on m’aide un peu à vivre.

23 novembre 1842.
  1. Les vers à Léopardi intitulés Après une lecture.