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Lettres au docteur Henri Mondor au sujet du cœur et de l’esprit/Lettre 1

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PREMIÈRE LETTRE


Vous me demandez, mon cher ami, de soutenir un jugement que je crois bon, et qui fut lancé dans un heureux moment, donnant ainsi l’exemple en même temps que la règle. Je disais donc ce jour-là, répondant à votre avidité de connaître, et tous deux pressés par le temps, que pour diagnostiquer, qui est de perception et de divination ensemble, il faut ce généreux amour qui étend notre être, tout autant que cet entendement qui le gouverne, et qui est riche d’idées et de mémoire, mais naturellement impartial et froid. Cette vue n’est point nouvelle ; toute la religion des temps modernes l’a développée ; c’est le fond de toute la Mystique ; mais aussi ce n’est qu’espérer dogmatiquement, sans preuves, et même contre les preuves. Je ne vais point par là, ni vous, autant que je sais ; et de là vient toute la difficulté de ce sujet, où je prétends que l’esprit positif ne cède rien et jamais ne déraisonne, et en même temps que l’inspiration poétique porte la pensée un peu en avant, et au centre même de la nécessité mécanique. Sur quoi Descartes est le maître des maîtres ; mais ici bref et presque hautain, et resserrant son honneur d’homme libre ; et encore une fois se retirant pour mieux donner, ce qui est sa Générosité, parfaitement définie en son traité des Passions.

Voilà donc le paquet ; mais il faut le défaire, et en étaler le contenu. Revenons à observer les hommes. Il n’en manque pas qui ont peur des idées, je dis même en géométrie, ce qui se voit par un continuel refus de construire, utile par l’exemple, car il faut savoir douter, mais finalement stérile. Il n’y a point de ligne droite au monde sans la volonté de penser, et c’est la première chose qu’il faut savoir. J’ai souvent réfléchi sur cet ouvrage d’un ancien dogmatique dont nous ne connaissons que le titre : « Contre ceux qui croient qu’il y a des idées vraies et des idées fausses », et j’étais bien jeune quand je rêvai de l’écrire ; mais que peut-on écrire d’autre ? Les quatre tempéraments régissent les pensées de tout médecin depuis au moins deux mille ans ; mais qui croit que le bilieux existe, ou le sanguin ? Pareillement qui croit que le despotisme existe, ou la monarchie, ou la démocratie ? Ce seraient des pédants épais ; mais ce n’est point par là que l’on se trompe ; et ceux que j’ai connus bien doués et bien partis n’avaient pas à se défendre de cette manière d’errer, mais plutôt d’une autre, opposée, qui était de n’oser point se fier aux idées après cette remarque qu’aucune idée n’est vraie. Non point faible pourtant cette droite que rien ne peut fléchir, non point faibles ces triangles de notre initiation, qui étaient égaux ou semblables par décret, et non autrement ; et qui, soutenus, soutenaient ; aussi, non soutenus, tombaient. J’approche tout soudain de mon sujet en disant que les esprits faibles sont ceux qui manquent de courage, disant que nos idées ne sont que conventions et commodités, ou bien de simples abrégés comme voulait Leibniz. De tels esprits n’avancent point. Et ce beau mot d’avancer m’avertit ; car penser c’est avancer ; et cela relève du courage.

Bon. Mais le courage à son tour relève de volonté. Où est donc le cœur ? Auguste Comte, que j’ai fort lu, m’a appris une chose entre mille, c’est que les mots de la langue commune enferment la pensée commune, où se trouvent les plus hardies et les plus précieuses anticipations. Le mot Cœur est parmi ceux qu’il signale, comme renfermant la plus admirable ambiguïté ; car il signifie à la fois amour et courage, en même temps qu’il nous rappelle la liaison du pouvoir de penser à la structure du corps. Mais je m’en tiens à ceci que l’amour n’est point séparé du courage ; et c’est ce que Descartes signifie au monde des hommes, sans autre explication, nommant Générosité non pas directement la richesse et comme le débordement du cœur, mais exactement cet héroïque sentiment du libre arbitre joint à la ferme résolution de n’en jamais manquer. Ce qui est courage et n’est que courage ; car toute preuve est contre.

Laissant aller maintenant cette immense idée, je juge plus à propos de relever l’amour, d’après cette vue, au niveau du courage ; car c’est le point ; il faut refaire continuellement l’unité de l’homme, et redire toujours ce que c’est qu’oser, qui est savoir vivre. Et je remarque en passant cette énergique expression, due elle aussi à la sagesse commune, et qui nous avertit assez qu’il n’est plus question de se laisser vivre, dès que l’on a goûté à l’honneur de penser. Mais c’est bien assez pour aujourd’hui. Soyez donc fort.

Dimanche de Pâques, 1923.