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Lettres au docteur Henri Mondor au sujet du cœur et de l’esprit/Lettre 9

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NEUVIÈME LETTRE

Il faut terminer, vaille que vaille, cette suite de pensées heureuses et libres, quelques-unes errantes, et qu’il faudrait reprendre et rattacher ; mais l’aiguille des saisons qui court maintenant sur la terre en ombres et lumières chaque jour changées, semble raccourcir le temps ; les heures accélèrent leur ronde, et cette fin de la lune pascale marque le retour de travaux moins libres. Soyons gardés de plainte. Ce cours des choses, qui n’a pas égard, c’est trop peu de l’accepter, il faut l’aimer. C’est ce qui nous donne prise, comme au coureur le poids et le sol dur. Recevant ainsi sommation de juger, nous surmontons la manie de raisonner, qui est ajourner. Et pour échapper à la précipitation triste, il faut courir devant, et anticiper. Zénon raisonne et dissout le mouvement, mais Achille devance la tortue.

Il faut donc oser, et être heureux par provision. C’est là que j’allais, disant qu’il faut oser pour avoir force. Si ce mouvement était sans doute ni regret, ce serait trop beau. La droite a fait toute la géométrie, par le repentir qu’en eut le géomètre. De même le sculpteur admire la statue après qu’il l’a faite. En bref j’avais anticipé d’abord comme il faut, disant, et vous aussi, qu’il faut aimer pour connaître ; mais ce n’est pas assez dire, et l’amour nous tromperait si nous l’attendions. Il faut donner d’abord. Et admirez comme les théologiens, quoique dans un cercle abstrait, ont bien tracé le chemin de la récompense au mérite. Car, hors de l’état de grâce, on ne peut rien faire de bon, et grâce est bonheur ; tout le monde comprend ce que c’est qu’heureuse expression et heureuse entreprise ; mais il faut mériter d’abord la grâce, quoique la grâce achève le mérite. Cette querelle est belle, parce qu’elle fait voir que le raisonnement ne peut pas la terminer, ni aucune. Mais celui qui sait lire y lit encore que l’amour qui conquiert est lui-même conquis, et que le salut ne commence Jamais par grâce reçue. Ainsi, selon la condition humaine, le bonheur suit le courage, mais précède l’œuvre ; l’œuvre est la récompense du bonheur et comme son reflet. En sorte que c’est bien l’heureux qui est musicien, comme la musique l’annonce, et aussi l’heureux qui est juste, comme Platon l’a osé dire. Et le même Platon nous porte encore, heureux lui-même et poète avant d’être sage, disant par mythe qu’Amour est fils de Pauvreté et de Richesse. Ne demandez pas maintenant pourquoi l’on représente l’Amour enfant ; mais jugez-en plutôt par cet enfant de Michel-Ange, qui, de ce beau mouvement tient et entoure en sa mère tout ce qu’il sait et tout ce qu’il saura. Ce que j’ai voulu montrer à vous, puisque vous le saviez, c’est que celui qui n’est point dans l’état d’aimer n’est point non plus dans l’état de connaître, et que le corps humain, image de l’esprit, est ainsi fait qu’il doit d’abord chanter juste, avant de découvrir quelque digne objet de son chant ; c’est pourquoi la poésie fut avant la prose, la religion avant la science, et le mage avant le chirurgien.

Le poète est plein d’amour, et en illumine les moindres choses ; c’est par là qu’il les voit enfin comme elles sont. On a moins remarqué que le poète est plein de courage. Car il forme d’abord comme une chanson vide et bien dessinée, pour sa propre harmonie et sa propre délivrance. Et géomètre aussi par là, il ne la change point que par son décret ; et le plus puissant poète, en son préambule, est justement celui qui annonce, comme par un solennel serment, qu’il n’abandonnera pas ni ne cédera rien de cette règle qu’il s’est donnée, mais que tous les objets s’y viendront soumettre, quand ce serait Achille et son char aux roues sanglantes. Ainsi l’hexamètre, qui est le moins flexible, annonce aussi le plus ; ce qui est aimer avant de savoir. Mais, pour rassembler ici mes raisons, je veux dire que cet état d’audace et de bonheur, qui est l’’amour cherchant son objet, remet tout l’être de l’homme dans cet état athlétique où le jugement passe tout entier dans le geste infaillible par la vertu duquel la forme invisible est comme délivrée. Toute sculpture, comme tout dessin, rend visible l’invisible. De même le jugement veut de la grâce, et un cœur riche de soi. Enfin si nos idées abstraites requièrent déjà la grâce et l’amour ensemble, que dire de ces idées singulières qui sont votre tragique objet ? Car vous tirez l’objet de ses limbes, par ce contour fermé d’abord et repris, tracé d’action qui donne l’être ; mais en toute œuvre il faut d’abord finir. Et je retrouve ce même rapport dans ces beaux dessins qui, mieux encore que vos poètes, vous détournent de cette vaine peur, mais si naturelle, que l’on sent en mesurant le fossé après qu’on l’a franchi. Car la ligne n’est point de la chose, mais de l’homme, et de bonheur par cette grâce au fond, de courage aussi, par cette nudité, en votre Rembrandt, qui marque à peine sur le blanc du papier, et qui suffit. Les Stoïciens disaient volontiers, en terminant leurs lettres : « Je vous souhaite de belles images. » Que dire de mieux ?

10 avril 1923.
FIN