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Lettres au duc d’Aumale/02

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Lettres au duc d’Aumale
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 542-579).
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LETTRES AU DUC D’AUMALE

II.[1]
1842-1846 — 1854-1855


Chantilly, 10 septembre 1842.

Merci de votre lettre, mon cher Prince ; recevez aussi mes complimens de votre promotion[2]. Vous allez faire un beau voyage et aborder enfin le côté un peu élevé de votre carrière ; tout cela doit être selon votre cœur et conforme à vos goûts. Il est impossible que l’horizon de votre esprit ne s’étende pas avec celui de vos fonctions, et que la solitude où vous allez être bien souvent, utilement employée, n’ajoute pas à votre valeur personnelle. Pour moi, vous savez les motifs qui me faisaient désirer pour vous un séjour de quelques mois à Paris ; le Roi en a décidé autrement, et je m’incline, sans effort, devant sa sagesse.


Paris, 2 décembre 1842.

Mon cher Prince, j’approuve tout à fait ce que vous me dites de vos projets de représentation au quartier général de votre commandement. Vous sentez la nécessité d’agir sur les Arabe ; et vous voulez qu’ils voient en vous non seulement le général, mais aussi le fils du Roi[3] ; c’est très sagement pensé. Mais soyez sûr que nous sommes tous un peu Arabes en ce point. Nous aimons que ceux qui nous commandent nous apparaissent dans un certain éclat, qui est le signe sensible de leur supériorité, et qui n’exclut aucune des qualités qui peuvent rendre, aujourd’hui, la grandeur et la puissance populaires. La position d’un jeune prince, investi d’un commandement sérieux, est, sous ce rapport, très délicate : d’une part, il lui faut gagner les cœurs à force de bonté, de bienfaisance, d’affabilité et d’expansion ; de l’autre, il est obligé de garder son rang sous peine de compromettre son pouvoir auprès de ses subordonnés, car c’est au prince que l’obéissance est due dans les pays de droit monarchique : le général ne vient qu’après. Confondre le prince dans le général serait donc, comme vous l’observez judicieusement à propos des Arabes, le plus faux des calculs, la plus mauvaise et la plus inconstitutionnelle des politiques.

Sur ce sujet, nous finirons par nous entendre. L’expérience des hommes, l’habitude des grandes affaires, le poids d’une responsabilité sérieuse, tout contribuera à modifier chez vous cette croyance, honorable dans son principe, que vous êtes le fils de vos œuvres ; et, quand vous serez bien convaincu que vous devez immensément à la société, vous lui rendrez davantage, — je ne dis pas en services utiles et périlleux, je serais trop injuste pour vous, — mais en représentation et en dignité extérieure, car la dignité est une partie de votre force. Tout le monde ne peut pas approcher d’un prince et juger son mérite réel ; mais sa vie extérieure appartient au public ; c’est par elle qu’il se communique et c’est par elle qu’il est jugé, jusqu’au moment où son mérite éclate et où la grandeur et l’importance de ses services ne peuvent plus être contestées. C’est le moment que les Frédéric et les Napoléon choisissent pour n’être plus fort scrupuleux en fait de costume, et, alors, personne ne s’en plaint.

Pardon, mon cher Prince, de cette longue tirade qui n’est que le développement de vos propres idées sur les Arabes ; j’éprouve cependant quelques remords à vous faire ainsi de la morale quand j’ignore encore où vous êtes, comment vous avez supporté cette première campagne, quel en a été le succès et la conduite. J’espère bien que les premières nouvelles d’Afrique nous édifieront complètement sur tous ces points. Déjà nous savons que vous êtes parti par le beau temps ; mais, hélas ! qu’y a-t-il de plus perfide que le soleil de novembre et de plus fugitif que l’été de la Saint-Martin ? Et si ce beau soleil n’avait servi, comme c’est son droit en cette saison, qu’à amasser des nuages et à déchaîner des orages ! Omnia tuta timens. Je me défie de cette belle perspective qui vous a souri au début de votre expédition, et je n’ose croire à sa durée ; j’aime mieux penser que vous avez noblement supporté des fatigues et des intempéries inévitables à cette époque de l’année et que votre santé n’en a pas trop souffert…


Paris, 26 décembre 1842.

Mon cher Prince, les journaux nous annoncent votre retour à Alger pour les premiers jours de janvier, et, comme je charge ma lettre de vous porter mes vœux de nouvel an, je désire qu’elle vous parvienne en temps opportun et qu’elle s’acquitte convenablement de cette mission. Quant à la nature des vœux que je forme pour vous, vous savez qu’ils ont tous pour but votre bonheur complet, c’est-à-dire une suffisante conciliation entre le bien-être matériel, les joies du cœur, les plaisirs de l’esprit et les satisfactions morales. Le bonheur est à ce prix, et, si je savais, sur terre, un meilleur moyen de le réaliser, je le souhaiterais pour vous. Mais, quels que soient mes souhaits, ils partent d’un cœur sincère et qui vous est tout dévoué ; c’est à ce titre que vous les accueillerez avec quelque distinction, je le crois, dans un moment où vous êtes exposé à recevoir tant d’autres hommages plus intéressés. Nous verrons si l’interminable promenade que vous venez de faire a profité à quelque chose et à quelqu’un ; je souhaite que vous ayez eu occasion de vous y distinguer, sachant que vous l’aurez saisie avec cet empressement du jeune âge, mais aussi avec cette prudence du commandement, qui calcule ce que l’éclat d’un beau fait d’armes peut coûter de larmes et de sang inutilement répandu. J’ai reçu du bivouac de Souk-el-Kami une bonne lettre du commandant Jamin qui me racontait au milieu de quelle quiétude vous aviez marché depuis Milianah, et, si je m’en suis réjoui de tout mon cœur pour le bien que je vous souhaite, je l’ai regretté pour la gloire de vos débuts ; mais votre jeunesse peut attendre. L’Afrique française est vaste, et je n’ai qu’une médiocre confiance à l’universelle adhésion que vous y rencontrez…


Paris, 16 janvier 1843.

Mon cher Prince,

Vous avez aujourd’hui vingt et un ans accomplis. L’âge de votre raison légale vient vous atteindre dans une des circonstances les plus sérieuses de votre vie, et c’est au milieu du plus beau commandement et de la plus grave responsabilité qui puisse peser sur une jeune tête que la loi vous fait homme. Elle prononce que vous êtes capable, en face même des difficultés qui vont vous éprouver. Elle vous donne votre liberté complète, au moment où l’usage que vous allez en faire doit avoir le plus de conséquences pour vous-même et pour les autres ; vous ne regretterez donc pas que cette heure sérieuse de la vie d’un homme ait sonné pour vous en Afrique ; et, si nous le regrettons, nous, mon cher Prince, c’est que vous manquez à la joie qu’éprouvent ici vos amis à fêter votre vingt-et-unième anniversaire… Je viens de lire votre journal ; il m’a vivement intéressé et amusé ; votre style a de la fermeté et une clarté des plus rares. Conservez ces deux qualités si essentielles ; ajoutez-y le coloris, non celui qu’on cherche péniblement, mais celui qui déborde, passez-moi le mot, dans un jeune cœur, et contre lequel je crains que vous ne soyez un peu en défense. Au surplus, j’ai peut-être tort de vous adresser ces observations ; vous écrivez au courant de la plume, sans prétention que celle d’être clair et vrai, et ces deux grands mérites éclatent chez vous, mon cher Prince, à un degré qui augmente chaque jour l’estime que m’ont inspirée pour vous nos longues et sérieuses relations.


Paris, 26 janvier 1843.

Je veux, mon cher Prince, répondre à votre longue et intéressante lettre, ou plutôt, vous donner la réplique, dans cette causerie à distance que vous avez si bien commencée. J’ignore jusqu’à quel point vos opinions sur la situation de nos affaires en Afrique sont fondées ; mais elles sont exprimées avec une si parfaite netteté qu’il est impossible qu’elles ne répondent pas à quelque chose de très positif et de très réel. Qui sera le Messie de cette colonisation africaine ? J’entends dire quelquefois que ce sera vous, et je vous connais trop pour croire à l’accomplissement prochain de cette prédiction. L’avenir peut vous réserver, en Afrique et ailleurs, une grande destinée ; mais le présent vous impose la modération ; et la modestie, qui est une des qualités distinctives de votre nature, est aussi une des conditions de votre haute fortune. Vous vous élèverez encore, mais avec la gradation qui est commandée à votre inexpérience, et, une fois sur le terrain des grandes choses, vous verrez avec quelle lenteur, quelle patience et quelle réflexion, votre esprit, d’ailleurs si facile, sera condamné à procéder. Vous le sentez déjà. Votre lettre est surtout remarquable par le sentiment des difficultés qui entourent le gouvernement d’Afrique, et vous n’avez aucune des illusions qu’on entretient ici et qu’on paie quelquefois si cher. Vous comprenez que le rôle de colonisateur de l’Afrique française sera un des plus sérieux qui puissent échoir à un homme de guerre ; je ne veux pas insister davantage sur ce sujet ; je ne ferais que répéter ce que vous me disiez avec tant de justesse quelques jours avant votre départ pour l’Afrique. Ces paroles m’ont frappé. Je vous en renvoie l’écho, non pour vous les rappeler, mais parce qu’elles s’accordent merveilleusement, au contraire, avec ce que vous m’écrivez des embarras sans cesse croissans de la question africaine envisagée de haut et aussi loin qu’une vue exercée peut porter. La nécessité de fondre ensemble et de faire marcher d’accord tous les systèmes qui se partagent aujourd’hui les esprits préoccupés de la colonisation africaine, cette nécessité que vous démontrez si bien, vous voyez bien aussi à quels efforts surhumains, à quelle responsabilité incommensurable, elle condamne celui qui sera chargé d’opérer cette fusion et de présider à ce concert. Coloniser à la romaine, c’est tout simplement demander au Parlement français, à cette mobile représentation des passions inconstantes et des intérêts changeans de notre pays, la fermeté persévérante et obstinée qui inspirait la politique du sénat romain ; c’est demander à notre égoïsme à courte vue les sacrifices que la prévoyance patricienne savait s’imposer ; c’est, en un mot, transporter dans une démocratie bourgeoise, inquiète, envieuse, tracassière, vivant au jour le jour, l’esprit de suite et la patriotique ambition d’une aristocratie constituée.

Je ne demande pas mieux ; mais essayez ! Vous savez que je ne suis pas un partisan du passé ; j’aime le pays où je suis né, et je m’accommode au temps et aux choses du présent. Je crois que nous avons fondé un gouvernement très viable, que l’avenir lui appartient, et que le plus sage est de l’aimer et de le défendre contre les malveillances de toute espèce dont il est l’objet chez les grands et chez les petits. Mais je doute que ce gouvernement ait jamais la force d’accomplir, pour un intérêt si éloigné, avec des chances de succès si contestables, l’œuvre de colonisation civilisatrice dont vous m’avez donné l’ébauche. Honneur à ceux qui la tenteront sérieusement ! Gloire à celui qui l’achèvera ! Mais, indulgence, en attendant, à ceux qui, contrariés par le mauvais vouloir de la métropole et les obstacles de toute nature que notre forme de gouvernement leur oppose, ne marchent que d’un pas incertain et mal assuré, dans cette voie difficile !…

Mais en voilà bien long sur l’Afrique, et je comprends que ma mission est plus particulièrement de vous parler de la France. Je termine donc cette causerie rétrospective provoquée par votre lettre, et je vais vous dire un mot de nos affaires, de notre politique et de nos plaisirs ; et que ce mot n’effarouche pas votre puritanisme, qu’il ne blesse pas vos douloureux souvenirs. Vous savez bien qu’aujourd’hui, en France, nos plaisirs sont presque aussi sérieux que nos affaires, et, quant à moi, je ne vois pas la différence qu’il y a entre une soirée du grand monde et une séance du Parlement, si ce n’est, peut-être, que le Parlement est moins ennuyeux que le monde.

La chronique de la ville n’a pas encore grand’chose à enregistrer. Le bal de Mme M… a été brillant et froid ; il y avait deux camps en présence, et des gens qui se haïssent et se feraient volontiers pendre dansaient des à dos… Dans ce mélange très peu naturel, on s’amusait médiocrement. J’ai trouvé plus de plaisir, le lendemain, à la seconde représentation de Phèdre. Mlle Rachel montre un grand talent, quoi qu’en dise Jules Janin. Faible, incomplète et insuffisante, dans la scène de la déclaration, qui était le triomphe de Mlle Duchesnois, elle a été excellente dans tout le reste. Sa voix manque d’ampleur, elle y supplée par l’expression. Sa nature est un peu grêle et chétive, elle la complète par la puissance de l’art dans lequel elle paraît consommée, sans l’avoir appris. C’est une femme qui a tout deviné ; elle a deviné Phèdre, comme Hermione et Marie Stuart. La Phèdre mythologique vit dans son geste, dans son maintien dans ses draperies admirablement disposées. Elle a même, dans la voix, un peu de ce lyrisme qui se mêle aux tragédies de l’ancien répertoire classique, et qui en rend la déclamation si difficile. Elle a récité la scène des remords : « Minos juge aux enfers tous les pâles humains, » avec une intelligence prodigieuse des beautés pindariques de ce morceau, sans emphase, mais sans vulgarité, comme l’expression juste d’une terreur religieuse. En un mot, son succès a été complet et W… aurait pu se dispenser d’envoyer à son aide un bataillon de claqueurs qui était plutôt fait pour glacer l’enthousiasme des honnêtes auditeurs tels que moi…


Paris, 16 février 1843.

Je viens de recevoir votre excellente lettre du 4 février, mon cher Prince, et mon premier soin est de vous en remercier. Je savais, par la communication qui m’avait été fort obligeamment faite de votre récit, l’heureuse issue de l’expédition que vous avez dirigée ; le Moniteur d’Alger nous en avait déjà fait pressentir le succès ; nous n’avons qu’à nous féliciter du bonheur que vous avez eu et auquel vous avez ajouté par votre habileté, votre présence d’esprit, votre humanité[4] et votre courage ; ce sont les éloges qui sont dans toutes les bouches à propos de vous, et moi, qui ne vous flatte pas, j’ai pourtant bien le droit de vous raconter ce que j’entends sur votre compte. Vous allez, sans doute, vous reposer quelque temps ; voici la saison des pluies, et je souhaite que vous la passiez sans expédition et sans encombre. Il me semble que vous avez bien peu de monde avec vous ; Abd-el-Kader rôde autour de vous : méfiez-vous de lui ! Votre présence l’attirera partout où vous serez, surtout s’il vous sait imprudent et dégarni. Je ne partage pas les alarmes que sa réapparition a causée à Paris, où les affaires d’Afrique se voient généralement en noir ; mais l’extrême sécurité, qui est le défaut de votre âge, aurait aussi de graves inconvéniens. A la distance où je suis de vous, mon cher Prince, pardonnez-moi de n’avoir à vous servir, en fait de conseils, que ces inutiles banalités.


2 mars 1843.

… Vos débuts dans le commandement, mon cher Prince, ont eu un plein succès : on vous sait gré, en France, du dévouement que vous montrez, à l’âge du plaisir, et dans une aussi haute fortune. Votre rapport a plu par sa modestie, sa simplicité et sa netteté parfaite. Votre petite campagne a paru bien conduite ; soyez sûr que l’opinion vous tient compte, et très généreusement, de ce que vous faites. Les alarmes excitées par la pointe d’Abd-el-Kader, entre Milianah et Cherchell, sont tout à fait calmées ; une lettre de Bugeaud adressée au Journal des Débats sous forme anonyme, et que vous lirez dans le numéro du 28 février, a contribué à ce résultat. S’il n’arrive pas quelque nouvelle aventure avant la discussion des affaires d’Alger devant la Chambre, tout se passera bien. Les partisans de l’occupation restreinte ont perdu beaucoup de terrain ; et ils n’en avaient guère à perdre. Vous en gagnez, vous, en réalité, et aussi dans l’opinion ; continuez donc ; j’espère que la Chambre aussi, vous dira : Continuez !…


Paris, 12 mars 1843.

Mon cher Prince, au moment où cette lettre vous parviendra à Médéah, vous serez à peine de retour, si même vous l’êtes, de l’expédition que vous aviez à faire dans le cours de ce mois, et vous trouverez chez vous un chaos de lettres, de journaux, de nouvelles, auxquelles je me reprocherais d’ajouter, en vous écrivant longuement aujourd’hui. Je ne puis vous dire, d’ailleurs, à quel point le sentiment de votre absence et des dangers que vous pouvez courir glace mon zèle épistolaire et paralyse les mouvemens de ma plume. Quand je vous sais là, dans un bon gîte, bien entouré, bien défendu, livré à des travaux d’administration réguliers, et pouvant, les pieds sur les chenets, recevoir et rendre la réplique à ma correspondance, j’ai un grand goût à converser avec vous, mon esprit est calme, mon cœur se possède, et nulle pensée sinistre ne vient à la traverse de mes idées pour les rembrunir et les glacer. Quand, au contraire, je vous sens courant les champs, même en si bonne compagnie, je ne sais plus que vous dire, car, si je vous disais tout ce que je pense, je remplirais dix pages de mes alarmes. À cette distance, les dangers nous paraissent, sans doute, plus gros qu’ils ne sont en réalité ; mais il me semble que, plus votre présence à la tête de nos troupes et au milieu de nos alliés est favorable et utile, plus elle déconcerte les projets d’Abd-el-Kader, et plus, aussi, elle doit attirer sur vous des pensées d’hostilité et de vengeance. Il ne vous est donc pas permis d’être imprudent ; mais vous êtes jeune, et, à votre âge, il n’y a guère loin du courage à la témérité. Tout cela fait que, jusqu’au jour où vous êtes rentré dans votre place forte, je n’ai pas le cœur à écrire ; ne craignez rien, cependant, je ne faillirai pas à la mission que vous m’avez donnée, je vous tiendrai au courant de tout ce qui pourra mériter votre intérêt : quelquefois, seulement, comme aujourd’hui, j’abrégerai, au lieu de m’étendre…


Dimanche, 26 mars 1843.

Je viens de recevoir, mon cher Prince, votre lettre datée du pied du Jurjura[5], c’est donc sous l’impression d’une joie bien vive que je vous écris. J’ai hâte de vous féliciter, d’abord, d’avoir échappé au double danger que vous avez couru, celui de la saison et celui de la guerre ; ensuite, mes félicitations s’adressent à la manière dont vous avez conduit toutes choses pendant cette terrible épreuve, qui est pour vous, si je ne me trompe, la première d’un commandement sérieux, avec responsabilité, sous la pluie, devant l’ennemi. Jusqu’à présent, quand vous aviez l’ennemi en face, vous aviez du moins un beau ciel au-dessus de la tête ; ou bien, quand le temps était mauvais, l’ennemi était loin ; cette fois, vous avez eu toutes les chances contre vous. Une lettre du commandant et une autre, de Marengo, m’apprennent comment vous vous êtes tiré de ce mauvais pas, et je vous en fais mon compliment, parce que vous avez eu besoin, dans cette épreuve, de quelque chose de plus que le courage et l’élan d’un jeune homme, c’est-à-dire de la prévoyance, du sang-froid et de la constance de l’homme fait. Votre petite lettre ne m’en dit pas tant, mais votre éloge est ailleurs. Marengo m’écrit d’Alger que le gouverneur est enchanté de vous, et ce que me mande votre fidèle Achate confirme, pour moi, ce rapport que j’aurais pu attribuer à l’enthousiasme du vieux colonel. Je suis donc, de toute manière, ravi des nouvelles de ce matin ; je viens d’envoyer toute ma provision de lettres à la Reine, pour ajouter aux renseignemens que Sa Majesté a pu obtenir de vous ou par toute autre voie. J’éprouve le besoin, quand je suis heureux, de faire partager mon bonheur, et je n’en ai pas de plus grand au monde que de vous savoir la vie et l’honneur saufs. Il est vrai que, pour votre honneur, je suis bien tranquille. Mais vous pouvez être malheureux, et, au début d’une carrière, un prince a besoin que la fortune soit toujours du parti de son courage. Vous laissera-t-on, maintenant, quelque repos ?…


Paris, 12 mai 1843.

J’ai reçu ce matin, mon cher Prince, votre petite lettre de Médéah ; je vous remercie du souvenir et de l’intention. Celle de M. Jamin m’adonne beaucoup de détails sur votre prochain départ et sur l’expédition que vous allez diriger en personne[6] ; je vous félicite de cette occasion qui vous est à la fois donnée de vous montrer sur un plus grand théâtre et d’y jouer un plus grand rôle. Je suis sûr de vous ; je voudrais l’être autant de la fortune. Tous mes vœux vous accompagnent, et, comme j’ai la conviction que vous avez gardé le cœur très joyeux, je ne veux mêler aux souhaits que je vous adresse, et qui seront d’ailleurs accomplis, je l’espère bien, quand vous lirez ma lettre, que la dose amère d’anxiété qui est inséparable de la joie et de l’orgueil de ceux qui vous aiment et qui vous attendent…


Paris, du 26 mai au 2 juin 1843.

Le plaisir que j’ai ordinairement à vous écrire s’augmente aujourd’hui, mon cher Prince, de tout le bonheur que j’éprouve à vous féliciter de votre belle conduite et de votre brillant succès. Vous avez été brave ; cela ne m’a guère surpris, comme vous le pensez bien ; mais l’élan de votre bravoure vous a servi à faire une chose très difficile à la guerre, à ce qu’il paraît, à vous décider dans une situation très douteuse et très perplexe, en sorte que vous n’avez pas été audacieux seulement comme un jeune homme qui voit un bon coup de sabre à donner, mais comme un général qui a une troupe à sauver et à illustrer : car, du même coup, vous avez fait les deux choses. C’est avoir la main heureuse. Je vous félicite donc, et cela sans phrases, et du fond de mon cœur. S’il y a quelqu’un au monde, après vos augustes parens, qui ne soit pas suspect d’indifférence quand un commencement de gloire vient ainsi rayonner sur votre jeune front, c’est bien moi. Aussi n’est-ce pas de ce sentiment, Dieu merci, que j’ai à me défendre, mais du sentiment contraire. La première nouvelle de votre victoire m’a d’abord causé un enthousiasme que j’ai ensuite fait descendre à un diapason plus digne de votre modestie, qui a été dans cette affaire, un de vos mérites les plus appréciés du public, et à laquelle je ne veux rien ôter par l’exagération, même sincère, de mes éloges. Vous avez noblement fait votre devoir comme soldat ; vous vous êtes montré digne du commandement ; vous avez su électriser par votre exemple une poignée d’hommes exténués et dans la position la plus périlleuse qui se pût offrir ; vous avez été prince comme il faut l’être, car, s’il est permis de se vanter d’appartenir à une race de braves, c’est en face de l’ennemi et au moment où l’on donne tête baissée dans le danger ; enfin, vous avez été humain, et c’est, à mon avis, votre plus grande gloire, car c’est la plus rare en Afrique : « Vous n’avez tué que des combattans ! » Ailleurs, on égorge, sous prétexte de nécessité, des femmes et des enfans. Vous avez donc encore donné là un noble exemple. Vous vous êtes ressouvenu que les plus grands hommes de guerre ont été aussi les plus démens, parce que c’est le cœur qui fait les grands capitaines comme les grands orateurs, peclus est quod facit. L’élan admirable qui vous a envoyé à la tête de vos braves contre la smalah d’Abd-el-Kader, vous avez su l’arrêter à temps pour épargner des vaincus ; c’est là ce qui est beau et grand, mon cher Prince : garder la mesure dans la victoire, comme dans la puissance, c’est ce qui est difficile sur cette terre. Recevez donc mes félicitations. Recevez aussi mes remerciemens, car, si l’honneur de votre belle conduite appartient sans partage à votre royale famille, il me semble qu’il en rejaillit aussi, et de bien loin, quelque rayon sur mon obscurité. Ce n’est pas moi qui vous ai appris les belles choses que vous faites là-bas, mais j’en profite aux yeux du monde, pour la part qu’on suppose que j’ai eue à votre première éducation, et l’éclat de votre premier triomphe éclaire doucement mon humilité et ma retraite, car vous savez bien que la place que j’occupe en ce moment auprès de vous n’est pas autre chose. La première nouvelle qui vint à Paris de votre beau fait d’armes, ce fut par une dépêche télégraphique qui arriva le vendredi 26 mai. Le Roi la reçut au salon. La dépêche parlait de la prise de la Smalah, et personne, le Roi lui-même, ne savait ce que ce mot voulait dire. Sa Majesté s’en allait, demandant à chacun, avec une bonne humeur charmante : « Savez-vous ce que c’est que la Smalah ? » Il me fit, à moi-même, la même question, et, le mot n’étant pas dans mon vocabulaire habituel, je ne sus que répondre. Enfin vint le général Galbois ; le Roi courut à lui : « La Smalah, dit le général, c’est la maison militaire d’Abd-el-Kader, son escorte ordinaire, ses fidèles. » « La camarilla, » dit le Roi en riant. La dépêche se terminait par ces mots : « La mère et la femme d’Abd-el-Kader… » interrompue par la nuit. En sorte que l’opinion générale était que vous aviez pris les deux « princesses, » pour parler comme le Siècle, qui, dans son numéro du lendemain, vous félicitait gracieusement.

Mais, le lendemain, la dépêche fut achevée dans un sens tout contraire, puisqu’elle nous apprit que ces deux grandes dames du désert s’étaient enfuies à toutes jambes. On en resta là jusqu’au mardi 30, jour de l’arrivée de vos dépêches datées de Chabouniah le 20, et d’Alger le 23. L’effet qu’elles produisirent à Neuilly, vous le savez par vos lettres de famille, et je n’y insisterai pas, dans la crainte d’être trop au-dessous de la vérité et de ce qu’on vous aura écrit. Le Roi convoqua immédiatement son conseil aux Tuileries et on y donna lecture de votre rapport et d’une lettre de Jamin, qui était pleine de cœur, et disait ce que votre modestie avait omis. La Reine vint à Paris ; elle me fit demander ; j’ignorais tout ; du moins, je ne savais que par la dépêche du 26 et par quelques lignes aimables de Jamin le grand succès obtenu, et j’avais soif de détails ; la Reine me les donna de vive voix, dans un entretien d’une demi-heure. Elle était émue jusqu’aux larmes, et de ces douces larmes qui ont dû calmer, au fond de son cœur, de bien anciennes et bien inconsolables douleurs. La lettre de Jamin était entre les mains de Camille Fain, qui en faisait un extrait pour le Messager ; je ne pus la lire que le soir, à Neuilly, où le Roi ne reçut personne, car la nouvelle qui avait apporté la joie dans la famille coïncidait avec un anniversaire qui la désolait : le 30 mai était la fête du Prince royal ; le 30 mai 1837, il s’était marié, et la Duchesse était allée à Dreux solenniser tristement ce souvenir. Le soir, les dépêches furent publiées in extenso dans le Messager ; et, le lendemain 31, tous les journaux du matin les donnèrent, à l’exception des journaux légitimistes pur-sang, du National, et de la Législature, qui se contentèrent de les résumer froidement. Le National poussait même l’injustice jusqu’à vous reprocher « l’emphase » dans la manière dont vous parliez de la marche des troupes jusqu’à Taguin. Quant aux autres, le 31, le Courrier, le Siècle et le Globe étaient excellent pour vous ; le Constitutionnel ne disait rien ; le lendemain, 1er juin, la Presse avait un second article très bienveillant, et la Pairie, journal de l’opposition constitutionnelle, que je vous envoie, parlait de vous dans les meilleurs termes. Il n’y a pas jusqu’au Charivari qui n’ait trouvé moyen, dans une parade d’ailleurs très ridicule, de faire votre éloge (31 mai). Enfin, le National de ce matin 2 juin répond à la Patrie d’hier et le fait comme il le pouvait faire, injustement et brutalement. Je ne vous parle pas du Journal des Débats : il a eu le bon goût d’être mesuré. Le parallèle entre le grand Condé et vous a été envoyé par Dumas ; j’ai été autorisé à refroidir un peu sa première rédaction ; je trouve que le rapprochement était bien assez fort par lui-même. Il est sans doute très curieux, mais votre modestie s’en effarouchera, j’en suis sûr, quelque bienveillant qu’il soit, quelque enclin que vous soyez ; à le justifier. Au surplus, il y a un autre rapprochement que j’ai fait, moi, sans le communiquer à personne, mais que je ne crois pas moins fondé : quand le Duc d’Enghien fut au moment de livrer la bataille de Rocroi, vous savez que le maréchal de Gassion s’efforça de l’en dissuader : « Que ferez-vous si vous êtes vaincu ? » « Je serai mort avant d’être témoin de la défaite, » répondit Condé. Et je crois bien que c’est une pareille réponse que faisait tout bas votre courage aux objections de votre prudence. Aussi, votre courage l’a emporté.

J’ai voulu, mon cher Prince, en vous signalant jour par jour l’esprit des journaux sur votre fait d’armes, beaucoup moins vous enorgueillir que vous montrer, ce que vous savez de reste, que nous ne vivons pas dans un pays de sauvages et qu’il y a encore au fond des âmes un sentiment, très équitable et très monarchique, qui les prédispose en faveur des princes. L’effet produit par votre dépêche a été grand ; la presse n’a fait que le traduire. M. le général Jamin ayant communiqué, dès le premier jour, la lettre qu’il venait de recevoir de son fils, toute la Chambre en a été émue et remuée, et le débat de la loi des Monnaies presque interrompu. Dans le public, même émotion ; on vous a su gré de votre décision énergique et de votre langage modeste ; on vous à su gré de nous avoir rendu un de ces glorieux bulletins d’autrefois ; enfin, on s’est félicité, dans les rangs conservateurs, de ce gage nouveau donné par votre belle conduite à la stabilité de la dynastie. Tel est, mon cher Prince, le résumé très succinct de l’impression qui s’est produite ici sous toutes les formes. Je ne vous parle pas des militaires ; ils sont ravis. « Il faut être du métier, me disait hier Dumas, pour comprendre le mérite de la décision qu’a montrée le Duc d’Aumale. Ce n’est pas de l’audace, c’est de la stratégie, et celle qu’on fait au milieu des coups de fusil est, croyez-le, la plus difficile du monde. » Je ne suis pas juge, mais je le crois volontiers, et sur parole ; j’apprécie parfaitement la différence qu’il y a entre la charge qui vous a emporté à l’Affroun, et celle que vous avez commandée à Taguin. Vous étiez un lieutenant de hussards dans l’une, et un général dans l’autre. Aussi les vieux grognards vous admirent fort, et je ne saurais vous répéter tout ce qui se dit sur votre compte dans les salons. Vous savez le facile entraînement de l’enthousiasme parisien ; il ne faut pas trop s’y fier, et pourtant il y a, dans ce premier mouvement, quelque chose de trop sérieux pour que vous n’en teniez pas très bon compte aux sentimens de vos compatriotes, qui méritent que vous les aimiez comme ils vous aiment.


Paris, 6 juin 1843.

J’ai reçu hier votre aimable et excellente lettre du 26 mai[7], mon cher Prince, et je vous en remercie de tout mon cœur. Le courrier du 2 juin vous a porté mes félicitations pour votre beau fait d’armes ; j’y pourrais ajouter aujourd’hui tout ce que j’entends dire à votre honneur depuis huit jours ; c’est un concert d’éloges unanimes, et qui retentit très doucement au cœur de vos amis. Hier je vis le maréchal Valée à Nogent : « Cette affaire le vieillit de dix ans, me dit-il ; le général Bugeaud l’a compromis, très utilement, il est vrai ; mais je n’en sais aucun gré à sa prévoyance : le Prince pouvait être pris ou tué. Plus le péril était grand, plus il y a de gloire pour lui d’en être sorti par un fait d’armes si éclatant. Maintenant, il faut qu’il revienne. » Et cependant, il paraît qu’on vous laisse encore là-bas pour quelques semaines. Votre lettre, celle de Jamin, m’avaient donné l’espoir d’un prompt retour. Quand vous vous dites fatigué et que vous demandez du repos, il faut vous croire. Il semble cependant, d’après vos lettres de famille, et surtout d’après celle du gouverneur, que votre séjour se prolongerait encore, et on dit même que vous allez être compris de nouveau dans une expédition vers les Ouenseris. Le prochain courrier nous expliquera sans doute ce qu’il y a encore d’obscur dans ces nouvelles. Puisse-t-il nous apprendre qu’on vous délivre, enfin, de cette responsabilité morale qui pèse sur vous depuis neuf mois, et qu’on n’abuse pas de votre patience, comme on a déjà abusé de votre zèle, de votre énergie, et de votre courage[8]


Paris, 16 décembre 1843.

Je viens de recevoir la lettre du colonel Jamin qui m’apprend votre heureuse arrivée à Constantine[9]. Vous voilà à l’œuvre. C’est à vous de développer les germes d’amélioration que vos prédécesseurs ont dû laisser dans votre gouvernement, et de les créer, s’ils n’existent pas. La civilisation de cette province est entre vos mains ; vous y jouissez d’une indépendance que vous n’avez jamais eue ailleurs. Vous y êtes placé assez loin du centre pour être, à chaque instant, dans la nécessité de prendre sur vous, et l’initiative, une spontanéité prudente, mais résolue, doivent remplacer, dans vos déterminations et dans vos actes, cette subordination exacte et patiente dont vous avez, jusqu’à ce jour, donné l’exemple à ceux qui vous obéiront aujourd’hui. Ce n’est pas à moi, à la distance où je suis du théâtre de votre activité présente, de vous tracer la règle de conduite que vous devez suivre, et je ne suis pas en peine, je l’avoue à votre honneur, de celle que vous adopterez. Mais n’oubliez pas, je vous en prie, mon cher Prince, toute cette portion de votre destinée civile qui est un des plus nobles apanages de votre rang, et un des plus sérieux devoirs de votre mission ; n’en méconnaissez pas la grandeur ; accomplissez-la en vous montrant fidèle à l’exemple que vous ont laissé les jeunes patriciens que Rome envoyait en Afrique pour la civiliser, et dont vous retrouverez, à chaque pas, la trace, sous la couche grossière de barbarie que leurs successeurs y ont entassée et que votre mission est de détruire. J’interromps ma lettre pour vous dire que je viens de recevoir le paquet d’Afrique ; c’est une grande joie pour moi, car j’y trouve une lettre de vous. Merci de ce que vous m’écrivez de bon et d’affectueux ; merci de vos vœux pour ma santé ; merci, enfin, de ce souvenir tout aimable que vous donnez à votre vieux maître au milieu des préoccupations et des soins d’un établissement nouveau ; ne vous excusez jamais de ne m’écrire que quelques lignes : un mot de vous suffit, quand c’est votre cœur qui le dicte…


Paris, 24 janvier 1844.

Merci, mon cher Prince, de votre petit mot du 4 courant : je ne vous demande que signe de vie. J’ai eu communication, cette semaine, de deux lettres dont l’une raconte les fêtes du jour de l’an, et l’autre est relative aux mesures de haute administration que vous avez prises pour concentrer entre vos mains l’influence que vos prédécesseurs abandonnaient trop facilement aux chefs arabes établis à Constantine, et ces deux lettres m’ont ravi. Je sais qu’elles ont été mises sous les yeux de Leurs Majestés, qui s’en sont montrées fort satisfaites. Ce que vous avez fait à Constantine est très sensé, et je voudrais pouvoir le crier sur les toits, parce qu’il y a là la marque d’un bon esprit, d’une initiative aussi équitable que loyale, et que, dans notre pays, on est trop disposé à croire que les Princes ne savent que donner de bons coups de sabre. Je voudrais que la France pût assister, par la pensée, à vos lits de justice et pénétrer dans le secret de cette sollicitude que vous étendez sur un si vaste espace, et qui ne s’inspire, en Afrique, que d’idées françaises. C’est, du moins, ce que j’ai conclu de la lecture de ces deux lettres, et l’impression qu’elles ont produite est conforme à mon sentiment. On parle, maintenant, d’une expédition que vous seriez à la veille de faire et qui durerait deux mois : je n’ai pas besoin de vous dire que mes vœux vous y suivent, et l’espoir que le passé m’inspire, et que vous n’êtes pas en peine de justifier…


Paris, 12 février 1844.

Je ne veux aujourd’hui vous écrire que très peu de lignes, mon cher Prince, car cette lettre vous arrivera quelques jours seulement après l’arrivée de votre frère, le Duc de Montpensier, à Constantine, et je n’ai envie ni de lui faire concurrence pour les nouvelles toutes fraîches qu’il vous aura apportées de notre cher pays, ni de vous adresser des redites que vous n’avez pas le temps d’entendre. Je sais combien vous avez peu de loisirs, et le noble usage que vous faites de tous vos instans. Aussi vous ai-je su un gré infini de la lettre que vous m’avez écrite à la date du 25[10] et dans laquelle vous entrez dans des détails si intéressans sur votre genre de vie, sur vos occupations, et sur vos projets. J’ai été, aussi, touché, plus que je ne puis le dire, de ce post-scriptum qui semble particulièrement adressé à votre ancien maître et où vous me dites : « Je fais une heure de lecture tous les soirs. » Vous saviez bien que rien ne pouvait m’être plus agréable qu’une telle assurance. Conservez bien cette bonne habitude : votre supériorité intellectuelle y est attachée. Obligé de faire de grandes dépenses d’esprit pour suffire aux devoirs de votre rang, si vous puisiez dans votre intelligence sans jamais y rien mettre par la réflexion, l’étude ou la lecture, un jour viendrait où vous seriez sans provisions. Lisez surtout des livres bien écrits, d’un style net et ferme, et, en général, les modèles. Ceux-là font penser. Leurs idées se communiquent plus facilement, parce qu’elles sont exprimées avec clarté, et elles se gravent plus profondément dans la mémoire, parce qu’elles ont plus de relief et de vigueur dans la forme. N’oubliez pas que tous les hommes de guerre qui ont été autre chose que des dévastateurs ont aimé les lettres ; que tous ceux qui ont sérieusement agi sur leurs contemporains l’ont fait, surtout, par la supériorité de l’esprit, qui, au service de la force matérielle, a une puissance irrésistible. Cultivez donc cette heureuse nature que vous avez reçue du Ciel, et dont les premiers succès ont été, en tous genres, si brillans, et soyez sûr que cette bonne habitude que vous avez prise vous sauvera de ce grand écueil des natures faciles et des positions toutes faites, l’esprit de routine, auquel on s’abandonne quand l’intelligence n’est pas sollicitée sans cesse par cet utile travail qui est Je résultat de la lecture…


Paris, 6 avril 1844.

Mon cher Prince,

Le courrier d’Afrique arrivé hier à Paris a causé une grande joie dans la famille royale, et je suis sûr que la lecture de vos dépêches dans les journaux d’aujourd’hui sera suivie d’une satisfaction générale. Vous avez très noblement accompli cette partie de votre tâche, et vous avez raconté simplement, avec modestie, en vous effaçant, ce qui s’est fait sous votre direction, par vos ordres et quelquefois par votre exemple. La sagacité du public saura faire votre part dans ce bulletin que vous n’avez voulu rendre glorieux que pour votre jeune frère et pour votre armée. Il est arrivé, avec vos dépêches, une véritable inondation de lettres particulières qui se lisent dans Paris et qui sont le commentaire de votre rapport : vous jugerez, par celles que publient les journaux, si ce commentaire vous est favorable. Je n’ai connu que par les journaux de ce matin le détail des brillantes nouvelles dont votre excellente et aimable lettre du 26 mars contenait l’annonce. J’ai lu, je puis le dire, avec émotion, ce que vous racontez de votre jeune frère et des exploits de votre division. La Reine me disait hier au soir : « Je tremble de joie, depuis ce matin. » Vous avez couru, votre frère et vous, un grand danger. Tout le monde vous loue ; quelques-uns trouvent que vous avez poussé jusqu’à la témérité le courage dont vous avez été malheureusement obligé de donner l’exemple[11] ; mais cette circonstance vous absoudra aux yeux des plus sévères. Quand le général ne peut vaincre qu’en payant de sa personne, il doit faire le coup de fusil comme le simple soldat, et c’est une des traditions de nos vieilles armées révolutionnaires. Combien de généraux qui ont fait, aux applaudissemens du pays et de l’histoire, sur un plus grand théâtre, à la vérité, mais avec des risques peut-être moindres, ce que vous avez fait, le 15 mars, à Mechounech ! Je soupçonne, ensuite, que vous avez saisi avec empressement cette occasion, peut-être unique, dans la campagne, de conduire au feu votre jeune frère et de présider à son baptême. Une pareille pensée vous absoudrait encore du reproche de témérité, car n’étiez-vous pas naturellement, et par désignation expresse de In confiance royale, le parrain du Duc de Montpensier ? Veuillez, je vous prie, dire de ma part à votre frère tout ce que j’ai ressenti de bonheur et d’orgueil français pour sa belle action. On annonce son prochain retour en France ; j’espère que sa blessure ne sera pas tellement cicatrisée que nous ne puissions la voir encore ; c’est une décoration qu’aucune autre ne pourra remplacer pour nous. Veuillez aussi féliciter le colonel Jamin, en mon nom, du danger auquel il a échappé et du glorieux stigmate qu’il a gardé de cette épreuve. Tout le reste est bien froid, mon cher Prince, après ces beaux récits que vous nous envoyez.


Paris, 12 avril 1844.

L’effet de votre dernière campagne a été excellent ici, mon cher Prince, et je ne doute pas qu’il n’en soit de même parmi vos amis et vos ennemis de l’Algérie. On est, maintenant, fixé sur la témérité que quelques vieux grognards reprochaient au coup de main du 15 mars. Un extrait du journal du Duc de Montpensier, que M. De La tour a fait insérer dans les Débats du 11, a surtout contribué à donner à ce fait d’armes son véritable caractère. Aujourd’hui, ou vous sait à la fois beaucoup de gré de la mesure avec laquelle vous avez raconté cet exploit, et de la vigueur avec laquelle vous l’avez dirigé. Seulement, tous ces éloges finissent par cette phrase qui semble stéréotypée : « Il ne faudrait pas recommencer cela souvent. » C’est précisément le mérite des choses extraordinaires et qui frappent l’esprit des hommes de ne pouvoir être recommencées souvent ; et on n’a pas besoin de recommander à un général d’armée, si on le suppose doué de sons commun, de ne pas exposer sans cesse, par un entraînement de courage puéril, sa vie et celle de ses soldats. Vous ne serez donc, j’en suis bien sûr, jamais téméraire que par nécessité, et alors la témérité est une grâce d’état, car elle sauve, au lieu de compromettre. Suivez en cela votre inspiration, qui, deux fois, vous a bien servi ; mais n’en abusez pas ; on n’a pas toujours la chance ; cela est vrai de la guerre comme du jeu ; aussi beaucoup de joueurs se ruinent, par excès de confiance dans la veine qui les a favorisés quelque temps, et beaucoup de généraux se sont perdus par idolâtrie pour leur étoile. Que la vôtre brille toujours dans la pure lumière de la raison, de l’humanité et du bon sens !


Paris, 16 mai 1844.

Le courrier d’Afrique vient de nous apporter vos lettres, mon cher Prince ; j’en trouve une pour moi, datée de Tabbagart[12] et je vous en remercie. J’étais bien impatient d’avoir de vos nouvelles et bien inquiet du début de votre expédition, qu’on disait devoir être fort difficile ; on prédisait juste. Il paraît que vous avez eu à donner un coup de collier vigoureux, si j’en crois vos pertes, car les détails nous manquent encore ; j’irai les chercher ce soir à Neuilly, impatient de savoir, au juste, le danger que vous avez couru et de vous féliciter, du fond de mon cœur, de cette nouvelle faveur du Ciel qui vous a sauvé Les prudens, — et Dieu veuille que vous les écoutiez, — vous reprocheront encore d’avoir chargé à la tête d’un escadron, comme un officier d’état-major. Ce sont de belles témérités quand elles réussissent ; mais songez à la partie que vous jouez, et quel est votre enjeu, comparé à celui des Arabes. N’avez-vous pas assez de sept à huit baptêmes que vous avez déjà reçus ? Avec ce que vous avez fait et bravé, il y aurait de quoi baptiser militairement tous les princes de l’Europe. A la date du 3, vous alliez repartir pour flanquer le convoi qui devait rejoindre Tabbagart, et Jamin suppose que vous rencontrerez de nouveau ces redoutables Ouled Sulthan qui vous ont déjà fait tant de mal ; cela ne nous remet pas beaucoup de tranquillité dans l’esprit ; mais toujours craindre ne serait pas digne de vous ; ainsi, je reprends confiance, à votre intention. Tout vous a réussi jusqu’à ce jour ; pourquoi cette fin d’expédition ne serait-elle pas heureuse ? Et puis, c’est la dernière, ce mot-là est bien doux à prononcer. Si vous saviez tous les « hélas ! » que j’ai entendus aux Tuileries, quand on a su que vous recommenciez vos campagnes ! On aime fort votre gloire, mais à condition que l’épreuve ne dure pas trop longtemps…


Paris, 12 juillet 1844.

J’arrive de Chantilly, mon cher Prince, et je veux seulement vous donner signe de vie. Chantilly est fort brillant ; j’y ai trouvé un repos salutaire, et j’espère y remettre un peu ma santé toujours chancelante. Je serais allé aux eaux, si j’en connaissais de plus belles que les vôtres ; mais je crains la société remuante qu’on y trouve, et je ne suis pas assez malade pour braver l’ennui d’une saison d’hiver au cœur de l’été. Je vais donc passer ce mois-ci sous vos beaux Ombrages ; il me semble que je m’y porterai deux fois mieux qu’ailleurs, si, toutefois, j’y retrouve ce que je crois avoir perdu, un estomac. Ne perdez jamais le vôtre ; il en coûte trop pour le remplacer.

On a nommé un bibliothécaire à Chantilly. Saviez-vous cela ? J’en doute fort, car la nécessité de cette place n’a pas dû vous être démontrée : un voyage de Barbier, par mois, aurait fait l’affaire, s’il ne s’agissait que de dresser un inventaire ; et, s’il s’est agi d’introduire un nouvel employé dans votre intérieur, il me semble qu’on aurait pu faire un meilleur choix. Je ne connais rien de M. X, si ce n’est qu’il est parfaitement inconnu. Une place de bibliothécaire auprès d’un Prince devrait toujours être donnée à un homme de lettres. Il y en a tant qui sont honorables, sans fortune, et qu’un pareil emploi rapprocherait utilement de votre personne ! Je ne vous cache pas, mon cher Prince, que je m’étais flatté que cette place serait réservée, par une de ces prévoyances qui ne doivent être étrangères ni à votre esprit ni à votre cœur. Il me semblait que vos souvenirs, vos anciennes relations de collège[13], que vos rapports nouveaux avec beaucoup d’hommes distingués, qu’une dette d’amitié à acquitter, qu’un service à rendre, que tous ces motifs auraient dû vous prédisposer à cette réserve, et je suis étonné qu’on y ait manqué malgré vous, car je ne m’expliquerai jamais comment vous auriez donné cette place si désirable, si enviée, qui aurait fait le bonheur d’un homme célèbre, comment, dis-je, vous l’auriez donnée à un inconnu, qui ne vous est de rien. La bibliothèque de Chantilly est une perle précieuse, le plus beau joyau de votre couronne d’encouragemens littéraires, et voilà qu’elle passe aux mains d’un inconnu ! Non, ce n’est pas vous qui avez voulu cela, et je reconnais, dans un pareil choix, le mépris habituel des intendans pour tout ce qui ne se traduit pas en beaux deniers comptans.

Le Roi avait été mieux inspiré quand il fit choix de Casimir Delavigne ; M. le Duc d’Orléans n’avait pas consulté son caissier quand il nomma Augustin Thierry ; et vous, mon cher Prince, quand vous apprendrez ce qui s’est fait, vous le regretterez amèrement, parce que vous êtes fait pour sentir tout ce qui est noble, et parce que vous comprenez que votre jeune gloire doit tirer un grand éclat de l’appui que vous prêterez à l’intelligence et au mérite littéraire et scientifique, dans la personne des gens de lettres et des savans. N’avez-vous pas eu, un jour, la pensée d’entrer à l’Institut ? Ah ! croyez-moi, vous n’en avez jamais eu de plus raisonnable. Votre frère[14] ne s’est pas fait littérateur, non, sans doute, en écrivant une brochure sur la marine ; mais, parce qu’il s’est servi un instant de cet instrument populaire et puissant qu’on appelle la presse ; parce qu’il s’est fait écrivain pour défendre son opinion, sa bonne renommée s’en est augmentée et son importance s’en est tout à coup accrue dans des proportions immenses. Nous sommes toujours, croyez-le, le pays de l’esprit, personne moins que vous n’en peut douter. Mais, pour Dieu ! qu’on ne fasse pas répéter, à propos de vous, le mot de Beaumarchais : « Il fallait, pour cette place, un politique parfait, ce fut un danseur qui l’obtint. » Je ne vous demande pas pardon de ma franchise : c’est le seul hommage que vous doive ma vétérance, et c’est celui qui, à mes yeux, vous honore le plus…


Paris, 16 août 1844.

… J’ai reçu ce matin votre affectueuse lettre, mon cher Prince ; et je vous en remercie ; je sais tout le prix de deux petites pages écrites par vous au milieu des occupations qui se partagent vos jours et peut-être une partie de vos nuits. Mais quand donc finira cet apprentissage de la vie administrative ? Vous annoncez votre retour pour le milieu du mois d’octobre : c’est bien tard. Vous quitterez l’Afrique sans un grand chagrin, si j’en crois quelques expressions de votre lettre[15]. Je crois que vous avez raison : l’Afrique a été pour vous un piédestal admirable ; elle vous a grandi, et beaucoup. Vous avez tort de croire qu’on ne vous a pas su gré de ce que vous y avez fait, et de ce que vous y faites encore. Ne prenez pas pour l’expression exacte du sentiment du pays à votre égard les sévérités ou les injures de la presse ultra-démocratique : à ce compte-là, il n’y aurait pas un homme de cœur, pas un bon citoyen, pas un fonctionnaire utile et dévoué, à commencer par le plus éminent et le plus auguste, qui n’aurait à se plaindre de l’ingratitude du pays. Croyez bien, au contraire, que votre noble conduite a été vivement appréciée par vos compatriotes : il n’y a qu’une opinion sur votre courage, sur vos qualités militaires, sur votre raison si mûre dans un âge si tendre, sur la persévérance de cette épreuve que vous vous êtes imposée, sur les fatigues et les dangers sans nombre auxquels vous avez volontairement exposé une vie qui pouvait être si douce et si brillante même pendant la paix. Je ne vous ai jamais flatté ; mais ce n’est pas ma plume, naturellement amie et prévenue, qui vous rend en ce moment cette justice : sur mon honneur, cher Prince, c’est tout le monde ; tout le monde, c’est-à-dire tous ceux que l’esprit de parti n’aveugle pas, — et encore ai-je reçu, de la bouche de quelques-uns de ces hommes, des confidences qui vous honorent. Mais cette justice qu’on vous rend pour tout ce que vous avez fait, j’entends pour vos actes publics, on ne la refusera pas à cette partie moins brillante de votre gouvernement, j’entends l’administration civile et politique de la province, quand elle sera connue. Le gouvernement vous doit cela ; il faut qu’on sache avec quel zèle et quel succès vous avez accompli votre tâche d’administrateur. Quand on le saura, vous pourrez dire que votre mission est complètement achevée. Vous étiez allé en Afrique pour servir votre pays, mais l’Afrique devait servir aussi à votre bonne renommée : sous ce rapport, ne vous plaignez pas. Vous étiez beaucoup par le sang et la fortune ; mais, avant d’avoir touché le sol africain, vous n’étiez rien, dans l’opinion des hommes sérieux, qu’un écolier supérieur ; vous aviez fait une belle rhétorique. Aujourd’hui, vous avez fait, et bien fait, une guerre difficile ; vous avez eu des succès que de vieux capitaines ont enviés ; vous avez éprouvé, si ce n’est des revers, du moins des contradictions sérieuses de la fortune, qui ont mis votre fermeté à l’épreuve : tout vous a profité même la polémique injurieuse que je vous ai dénoncée plusieurs fois, et qui n’a d’ailleurs été imitée par aucun des journaux qui se respectent ; de cette longue expérience, vous êtes sorti plus grand, plus fort, plus honoré que vous n’étiez ; elle vous a mûri. Aujourd’hui, on compte sur vous en France ; les hommes politiques se disent : « Pourquoi immobiliser le Duc d’Aumale en Afrique ? Il nous le faut à Paris, en France, pour l’éventualité d’une régence. » Les militaires se disent : « Le Duc d’Aumale est notre homme, il est appelé à être le véritable chef de l’armée. » Partout on vous estime, et tous ceux qui vous ont approché vous aiment. Il n’y a dans tout cela, mon cher Prince, rien qui justifie le découragement ni la plainte. La fortune vous a splendidement traité ; la naissance vous a fait prince français ; Dieu vous a fait naître dans un siècle de lumières et dans un pays libre, où votre éducation ne vous distingue pas moins que votre rang ; vous avez eu à la guerre un bonheur admirable ; il n’y a pas un prince en Europe qui ait, aujourd’hui, une auréole de gloire militaire comparable à celle qui rayonne sur votre jeune front ; il est vrai que nous sommes en paix avec le monde, et que la concurrence n’est pas grande ; mais cela même est un bonheur de votre destinée, d’avoir acquis le renom d’un homme de guerre dans un temps de paix. Ne vous plaignez donc pas, mon cher Prince, de l’injustice de l’opinion ; elle vous honore, elle vous apprécie et elle compte sur vous ; mais ne vous défiez pas d’elle.

Pardonnez-moi cette longue tirade, je ne supporte pas l’idée que vous éprouviez, sans motif, une de ces souffrances que cause si légitimement à un cœur généreux l’injustice des hommes. Ayez confiance, encore une fois. On vous sait gré de ce que vous faites, car vous êtes devenu, à vingt-deux ans, et par l’effet de, votre conduite sage et courageuse, un des hommes les plus importans de votre pays. On travaille toute une vie pour arriver à ce résultat, que l’on n’atteint pas toujours. Tenez-vous-en là pour le moment, et revenez en France, où vous jouirez de quelque chose qui vaut mieux encore que le respect dû à votre rang, de la considération méritée par vos services ; M. Villemain, dans son discours à la Sorbonne, y a fait une allusion qui a été applaudie avec enthousiasme. On ne vous oublie pas, ni à l’Université ni ailleurs. Adieu, mon cher Prince, croyez à mon dévouement inaltérable.


22 juin 1846.

Mon cher Prince,

… On nous dit que vous revenez bientôt et que le Roi vous rappelle. Je désire que ce vœu du Roi soit exaucé sans qu’il en résulte aucune contrariété pour vous, et aucun changement sérieux dans vos plans, qui me paraissent compléter admirablement votre utile voyage. Tout le monde ici a rendu justice aux intentions qui l’ont inspiré et qui l’ont fait réussir au-delà de toute espérance, car vous aviez affaire à des difficultés de toute sorte, et, malgré tout, vous avez été utile et vous avez parfaitement occupé votre place. Vous rapporterez de cette épreuve de bons souvenirs, celui d’un noble emploi de vos loisirs de prince pendant plusieurs mois d’une année que vous avez bien le droit de venir achever, maintenant, dans les joies de la famille, de la paternité, et de la propriété. Ces joies vous attendent ; vous les trouverez, Dieu merci, complètes. Vous en jouirez d’autant plus que vous avez dû vous imposer des privations pour remplir votre devoir. Adieu, mon cher Prince, je n’aime pas à vous flatter, mais j’aime à vous redire la justice qu’on vous rend…


Pau, 8 septembre 1846.

Je vais faire connaître à Alfred de Wailly[16] le souvenir que vous avez gardé à ce cher collège, et les félicitations affectueuses que vous lui adressez par mon entremise ; il en sera vivement touché. Conservez toujours ces bons sentimens, ils vous font honneur. C’est d’ailleurs, de votre part, une dette de reconnaissance. L’éducation universitaire, que, seul, vous avez eue complète, a été un bienfait pour vous ; elle vous rend prêt pour toutes les circonstances par lesquelles votre vie peut être éprouvée. C’est cette admirable disponibilité de votre intelligence qui est votre force pour l’avenir, et qui vous permet aujourd’hui de vivre heureux et tranquille, comme vous voulez bien me l’écrire, en attendant le jour où il faudra payer de sa personne, esprit et corps, science et courage, prévoyance et activité ; vous serez prêt pour ce moment-là, s’il arrive. Vous avez donc le droit de profiter de ces jours de bonheur rapide que le sort dispense aux princes ; mais soyez sûr que votre sécurité présente tient aussi bien, chez vous, à la conscience que vous avez d’avoir utilement employé votre première jeunesse qu’à la confiance où vous êtes que l’avenir ne vous trouvera ni dépourvu, ni impuissant. C’est là ce qu’il y a de sérieux dans ces souvenirs de collège que vous rappelez, et où je reconnais cependant que votre cœur a mis plus d’abandon que de calcul…


Paris, 1er avril 1854.

Merci, mon cher Prince, de tout ce que vous m’écrivez au sujet de mon accident… Mais en voilà bien assez ; parlons de vous. Oh ! qu’il fait triste de penser à tout ce que vous devez souffrir de ce grand mouvement militaire qui se prépare dans notre pays, et dont vous ne serez que spectateur, et encore, à distance ! Certes l’exil n’a pas eu pour vous une plus cruelle épreuve que de condamner au repos cette épée dont vous avez fait un si noble usage, et de vous tenir loin de vos frères d’armes au moment où ils vont courir tant de dangers. C’est être exilé deux fois, et ce second exil, qui vous interdit le danger, vous est plus pénible cent fois, j’en suis sûr, que celui qui vous a enlevé vos honneurs et vos privilèges comme prince français. C’est là, du reste, une réflexion que tout le monde fait en pensant à vous, même ceux qui servent le gouvernement. Je ne fais donc que traduire le sentiment de tous, mais j’y joins l’expression bien légitime, je crois, d’une sympathie toute particulière ; et puis, ne sais-je pas mieux que bien du monde, à quel point vous êtes plus Français que Prince !


6 avril 1834.

… L’article qui vous a plu, dans les Débats, sur la guerre qui commence (quand finira-t-elle ? ) était de Saint-Marc Girardin, signé par de Sacy. L’inspiration était de nous tous, car il n’y a pas un Russe, Dieu merci ! parmi nous, et nous appuierons le gouvernement de l’Empereur de tous nos faibles moyens contre l’étranger. Cette politique a un double mérite, ou, pour mieux dire, un double avantage ; elle est bien française, et bien orléaniste, n’est-ce pas ?…


Twickenham, 9 avril 1854.

… Oui, vous me jugez bien ; quand l’honneur de la France est engagé, tous mes vœux sont avec son drapeau, quelle que soit la main qui le tienne. Mes sentimens pour le gouvernement ne changent pas ; mais je souhaite, de grand cœur, que sa fortune, son habilité, sa prévoyance et ses ressources soient à la hauteur de l’immense entreprise où il s’est engagé…

H. O.


Orléans House, 30 septembre 1854.

Carissime, voilà bien longtemps que je ne vous ai écrit, et voilà déjà plusieurs jours que je veux le faire. Mais j’ai eu la maladresse de m’écorcher fortement le cou-de-pied et l’imprudence de n’y faire aucune attention, ce qui m’a valu un érysipèle dont je suis, grâce à Dieu, entièrement débarrassé. Or, voici ce que je voulais vous dire… Enfin, pourrez-vous, pour mon compte, féliciter et remercier Saint-Marc Girardin de son dernier article sur la guerre ? Je pense comme il écrit. La guerre ! voilà l’objet de mes préoccupations constantes ; je vis sur la carte de Crimée ; mais les Russes ne paraissent pas en train de nous donner grand sujet d’études stratégiques.

H. O.


Orléans House, 1er octobre 1854.

Quand je vous ai écrit hier, mon cher ami, je n’avais pas lu votre article sur la Crimée de Marmont ; il est excellent, judicieux et courageux ; je veux vous en faire mon compliment. Je viens de terminer la lecture des Mémoires de Joseph, je l’ai faite en conscience, et je crois que j’en tirerai quelque fruit. Partout où l’Empereur est directement en scène, dans les deux premiers volumes et dans la première moitié du dixième, l’intérêt est immense ; les volumes d’Espagne sont de plus rude digestion ; mais c’est ce que j’appelle l’école des erreurs, et elle a bien son utilité…

Voilà Sébastopol pris[17] ! Nul n’a désiré plus que moi le succès des armes françaises ; nul ne s’en réjouit plus. Mais, quand je reçois la nouvelle de ces batailles auxquelles je n’ai pas pris part, je voudrais être dans la Nouvelle-Zélande. Je vais faire tirer l’artillerie de Guégué[18].

H. O.


Paris, 6 octobre 1854.

… J’espère que cet érysipèle touche à sa fin ; je n’aime pas cela, et je vois d’ici votre légitime impatience d’action au milieu des travaux que vous avez commandés pour votre établissement. Mais, hélas ! que vous devez en éprouver une bien plus cruelle en songeant à tout le mouvement de guerre qui se fait en Europe et en Asie, et au milieu duquel vous n’êtes pas, si ce n’est par le cœur, et la pensée, et l’amer regret ! Combien je m’associe aux souffrances morales que vous ressentez, et que vos deux lettres expriment si simplement et si noblement ! Je les fais lire, depuis hier que je les ai, à tous nos amis, et il n’est personne qui n’en soit touché jusqu’aux larmes. Cette artillerie du Prince de Condé, célébrant la prise de Sébastopol, est une idée charmante et touchante. Vous savez, maintenant, ce qui en est, de cette victoire. Elle nous a été servie un peu à la Tartare. Le désappointement est grand ; mais l’espoir dans le succès de nos armes n’est pas affaibli. Quant à moi, qui ne crois pas facilement, même au vrai, quand il est invraisemblable, le Tartane m’inspirait peu de confiance, et je n’ai été que médiocrement mystifié. Partout ailleurs la digestion du puff de Bucharest est plus difficile. Où en est-on maintenant ? Je vous vois d’ici interrogeant vos cartes ; cette poussée jusqu’à Balaklava paraît incompréhensible. Qu’en dites-vous ? Et que dites-vous aussi de l’élargissement de Barbes ? L’effet, ici, n’est pas ce qu’on en attendait. Hélas ! si la prison ou l’exil devaient cesser pour tous ceux qui font des vœux pour l’honneur et le succès de nos armes, et qui les rédigent noblement, j’irais vous attendre à la frontière, votre lettre de ce jour à la main. Si je voyais mon ami Vieillard, je lui ferais lire ce que vous me dites de la prise de Sébastopol, et il comprendrait peut-être qu’il y a autant de sang français dans les veines d’un petit-fils de Henri IV que dans celles de Barbes. Mais brisons là-dessus, car la comparaison seule fait rougir.

Merci de l’approbation que vous avez donnée à mon article sur la guerre de Crimée du 30 septembre ; non seulement mon cœur y était, car je suis très peu Russe, et je suis crânement Français ; mais j’aime à ne pas manquer une occasion de montrer que nous sommes, nous autres partisans du gouvernement libre, aussi patriotes que personne ; et j’aime aussi à croire que, de ces manifestations, il vous en revient toujours quelque chose, à vous et aux vôtres, quand elles paraissent dans un organe de l’opinion monarchique qui ne passe pas pour être de vos ennemis. Merci donc de la justice que vous me rendez.


Twickenham, 9 octobre 1854.

Mon cher ami, le canard à la Tartare était un peu épicé ; ici, il est apprécié comme un Stock jobbing hoax. Malheureusement, il a défloré la bataille de l’Aima, qui est une belle et glorieuse affaire, et qui valait bien la salve de Guégué. Les affaires ne me paraissent pas aller plus mal en Crimée, pour suivre une marche plus régulière. Voilà le pauvre Saint-Arnaud mort ; je le regrette ; il avait du cœur ; je le plains de n’avoir pas été emporté trois jours plus tôt par un boulet ; cependant, il est mort au champ d’honneur. Tout cela m’émeut profondément, et cette épreuve-ci, pour moi, passe toutes les autres[19]. Ces zouaves, ces chasseurs, que nous avions formés avec tant de soin ; ces généraux, dont le gouvernement de Juillet avait préparé la carrière avec tant d’impartialité et de désintéressement, ils battent les Russes sans nous !

H. O.


Paris, 16 octobre 1854.

Mon cher Prince,

Je vous écris au milieu de mon déménagement, dans un de ces momens où l’on ne trouve pas une plume, si, par hasard, on trouve une feuille de papier, et où l’esprit déménage encore plus que tout le reste ; mais je ne veux pas vous faire attendre ma réponse à vos deux dernières lettres. Mon Dieu ! qu’un sentiment vrai est toujours une véritable inspiration, et comme vous rendez bien ce que cette guerre de Crimée vous cause de patriotiques regrets, quand vous songez que vous n’êtes plus là pour partager les périls de vos camarades d’Afrique, « les premiers soldats du monde, » comme les nommait ce pauvre Saint-Arnaud. Tous vos amis s’associent bien vivement à ces regrets, et je ne sais personne qui ait résisté à l’émotion de cette phrase : « Ils battent les Russes sans nous ! » Et puis, vous avez un mérite que n’ont pas, hélas ! tous ceux que la Révolution de Février a jetés hors des affaires et hors du pays : vous ne faites de vœux, même dans l’exil, que pour le drapeau français, dût sa gloire se traduire en force pour le gouvernement qui vous a proscrit et dépouillé. Oh ! c’est là un exemple qui mériterait d’être mieux compris et plus sincèrement imité…

J’ai vu Cousin, qui a reçu votre communication avec une gratitude visible ; il a lu cette lettre de Mme de Longueville sans trop la comprendre et il vous en demandera l’explication. Je lui ai lu ce qui, dans votre lettre, se rapporte à la campagne de Crimée ; il paraît que Thiers trouve que la bataille de l’Aima n’a pas été bien conduite ; quant à Cousin, il n’y blâme qu’une faute, la double attaque en flanc. Qu’en dites-vous ? J’espère que vous donnerez, un de ces jours, une petite leçon d’Anthologie, à Cousin, qui vous en donnera de stratégie. Tout le monde, ici, au surplus, s’est mis en campagne, et c’est toujours l’histoire des nouvellistes de Montesquieu et de La Bruyère : «… Ils ont des ponts sur toutes les rivières, des magasins pour toutes les armées. »

J’arrive des obsèques du maréchal Saint-Arnaud, que je suis, allé voir chez mon beau-frère, au ministère des Affaires étrangères. C’était convenable ; beaucoup de belles troupes, grand monde, affluence plutôt curieuse que triste (mais est-on jamais triste à Paris, excepté aux funérailles des hommes politiques ? et, alors, c’est un parti qui est triste) ; du reste, on n’avait déployé aucun luxe exceptionnel ; le char était simplement de première classe, et il y avait, à la suite de quatre belles voitures de l’Empereur, un certain nombre de fiacres où s’étaient empilés nos amis les Turcs, dans tout le négligé de leur douleur ; des échantillons de la garde, qu’on a montrés au peuple ; les guides, l’artillerie à cheval et les grenadiers ont paru magnifiques ; les voltigeurs, un peu jaunes ; l’ensemble, pas assez simple…


Twickenham, 18 octobre 1854.

… Je trouve tout naturel que MM. Thiers et Cousin trouvent à redire aux opérations en Crimée ; moi aussi, j’aurais bien mes critiques à faire ; mais, dans ma situation, je trouve de meilleur goût de les garder pour moi. Et puis, quand on a connu le poids de la responsabilité, on devient indulgent pour ceux qui le portent. Si vous revoyez Thiers, demandez-lui de vous parler en détail sur ce qui s’est fait et se fait en Crimée ; prenez des notes, et envoyez-les-moi ; demandez-lui cela de ma part, je suis curieux de connaître son opinion. Nous avons soif de détails, et nous n’en avons pas, au moins sur l’armée française ; car les Anglais s’en donnent, de nous conter les prouesses de leurs soldats. Mais, chez nous, il n’en est pas ainsi… Les difficultés sont grandes en Crimée ; l’armée alliée y fait face avec la plus admirable valeur ; je continue à croire au succès de l’entreprise, mais il sera payé cher. On aurait dû songer un peu plus tôt à pourvoir et à renforcer convenablement cette armée qui fait des prodiges… En voilà assez, mon cœur s’aigrit, tant je souffre de ne pas être au milieu de tous ces braves gens…

H. O.


Paris, 25 décembre 1854.

On est fort dans l’attente, ici, du discours d’ouverture de demain ; l’emprunt de cinq cents millions par voie de souscription nationale paraît décidé, et, il y a quelques jours, M. Collet-Meygret ayant fait appeler Edouard Bertin pour lui donner un avis officieux à propos d’une phrase un peu vive d’Alloury qui précédait l’insertion d’un discours de M. Guizot, il ne lui a pas dissimulé que le gouvernement ne comptait plus beaucoup sur la paix, quoiqu’il continuât de la désirer ardemment, et qu’il espérait bien que tous les journaux se joindraient à lui pour entretenir les bons sentimens du pays contre les ennemis du drapeau français. M. Bertin lui a naturellement répondu que, sur ce point-là, il avait prêché un converti. Cela est vrai : devant l’étranger, nous sommes tous du même parti…


Orléans House, 6 janvier 1855.

Je vous ai déjà souhaité une fois la bonne année, mon cher ami, mais je recommence avec plaisir en vous remerciant de votre dernière lettre ; je ne saurais vous dire trop souvent combien je forme de vœux pour votre bonheur et celui de tous les vôtres.

Nous avions deux petites affaires en retard ; en voici la solution… Maintenant, je vous quitte, pour veiller aux apprêts d’un festin que je donne ce soir : nous tirons les Rois en famille. C’est bien bon ; mais j’aimerais mieux quelques galettes de biscuit en Crimée que toutes les friandises de mon cuisinier…

H. O


Paris, 9 janvier 1855.

Mon cher Prince,

Vous recevrez par le même courrier cette lettre autographe de Mme de Sévigné qui a fait, grâce à la permission que vous m’aviez donnée d’en entretenir le public, pas mal de bruit ici. « Je suis fort honoré, quoiqu’un peu confus, me dites-vous, de la manière dont vous m’y avez fait intervenir. » Qu’est-ce à dire ? Me le reprochez-vous ? Me trouvez-vous indiscret ? Ou seulement, est-ce votre modestie qui a souffert de voir imprimées toutes vives quelques lignes d’un excellent ton ? Passez-moi le plaisir que j’ai toujours à parler de vous et des vôtres dans la mesure où je le puis. Il ne faut pas laisser oublier ses amis, même quand leur résignation semble y donner la main. « Je suis décidé à n’être pas mort, » disait récemment M. Guizot, à propos d’une citation qu’on avait faite de son discours à l’Académie des sciences morales, et qui avait fait aussi quelque bruit. Cette agitation toute littéraire, tout honnête, ces ressouvenirs d’une grande époque dans l’histoire du gouvernement constitutionnel, il ne faut pas craindre d’y coopérer, avec la mesure et le respect de la paix publique, qui est ce qui nous distingue des agitateurs et des démagogues. Vivre par la pensée et par l’esprit, et par ces convictions fidèles et persévérantes, c’est là ce qu’il n’est plus au pouvoir de personne d’empêcher en France. Tout le monde est soumis ; personne ne proteste : que veut-on de plus ?

Adieu, on est très préoccupé ici de la santé du Prince de Joinville et du voyage de Chomel à Claremont. Mais votre dîner des Rois, qui vous inspire un si triste retour sur ces galettes de Crimée que vous aimeriez tant à manger en ce moment en guise d’ortolans, cette petite fête de famille nous donne bien à penser que vous n’avez pas d’inquiétude sérieuse. Di fortunare velint !


Paris, 16 janvier 1855.

Vous savez, mon cher Prince, que, si j’étais en ce moment à Twickenham, je n’aurais pas été le dernier à vous porter les vœux de mon vieil attachement à l’occasion de l’anniversaire de votre naissance, qui était toujours pour moi une date si sincèrement et si cordialement fêtée melioribus annis ! Laissez-moi, quoique de bien loin, vous les adresser tout aussi vifs que si je les exposais de plus près, et croyez bien que la distance est plutôt faite pour augmenter mon dévouement à votre personne que pour l’affaiblir. Je sais avec quelle tristesse intérieure, pour votre cœur généreux, s’accumulent ainsi pour vous, sur la terre d’exil, des années que vous aviez autrefois consacrées en espoir au service de votre pays ; ce n’est donc pas sans une profonde amertume que je fête, de mon côté, ce retour du 16 janvier ; mais, si mélangés que soient mes sentimens, prenez-les pour ce qu’ils valent par leur sincérité et leur durée. Je sais bien qu’en effet le temps ne peut rien contre les souvenirs qui me rattachent, par une portion déjà si longue de ma vie, à vous et à votre famille, et honni soit qui mal y pense !

Les journaux anglais vous en disent plus que nous ne savons ; mais ne trouvez-vous pas qu’ils en disent plus, sur leur propre pays, qu’il n’aurait été de l’intérêt de l’Angleterre ?… La France aura gagné au parallèle. Elle s’est montrée non seulement plus militaire, mais plus charitable, plus libérale, plus soucieuse de la vie des hommes, plus tôt prête, plus prête à tout, plus héroïque, en un mot. C’est la vieille France, avec ce que la Révolution y a ajouté par le sentiment et par le respect de l’égalité. Je m’arrête, que de choses j’aurais à dire là-dessus ! Mais vous en pensez plus que je n’en dirais…


Twickenham, 2 mars 1855.
Mon cher ami,

Il y a quelque temps, on m’a demandé des renseignemens sur les zouaves et les chasseurs à pied ; j’ai rassemblé mes souvenirs, et j’ai trouvé qu’il y avait là la matière d’un petit travail qui pourrait avoir un certain intérêt d’actualité. J’ai gardé pour moi mes renseignemens, et je me suis mis à l’œuvre. J’achève en ce moment les Zouaves, et je vous en ferai parvenir le manuscrit dans les premiers jours de la semaine prochaine, si, toutefois, j’en suis suffisamment satisfait. Serait-il possible, de faire insérer cette esquisse dans la Revue des Deux Mondes, avec tel préambule que l’on voudra, et sous la signature V. De Mars ou toute autre ? V. De Mars a pour lui le précédent de l’Escadre de la Méditerranée, et un autre plus récent, meilleur encore, qui, je crois, vous touche d’assez près. Mais je ne tiens pas au nom. Je n’ai pu terminer que les Zouaves ; je vous les ferai parvenir dans les premiers jours de la semaine prochaine, et, si vous pouvez les faire insérer dans la Revue du 15, ce sera pour le mieux ; nous n’avons pas de temps à perdre pour cela. De mon côté, je vais me mettre aux Chasseurs. Si les Zouaves ont paru le 15, on verra si les Chasseurs peuvent les suivre le 31 ; si on trouve préférable, et pour bonnes raisons, que les Zouaves attendent leurs rivaux de gloire, tous deux paraîtront ensemble le 31. Si enfin les colonnes de la Revue des Deux Mondes doivent rester fermées aux uns et aux autres, ils retourneront dans mon portefeuille. Je vous confie cette affaire, qui a bien son importance pour moi. Secret et promptitude. Serait-il possible d’avoir un tirage à part, à cent ou cent-cinquante exemplaires ? On ne nommerait pas l’auteur, car je ne crois pas qu’il jouisse de la bienveillance du gouvernement : les éloges donnés à quelques-unes de ses mesures, à quelques-uns de ses hommes, seront un passeport à peine suffisant pour des éloges donnés à des institutions militaires qui n’émanent pas de lui, à des troupes qui ne sont pas son œuvre, à des noms qu’il voudrait ensevelir dans un éternel oubli. Mais je me lance là dans une digression au moins inutile ; je crois qu’il n’y a aucun esprit de parti dans les Zouaves ; je tâcherai de faire en sorte qu’il n’y en ait pas dans les Chasseurs. Cette seconde partie sera peut-être un peu plus didactique et moins anecdotique ; quand vous l’aurez reçue, vous me direz bien franchement si elle vaut la peine d’être publiée.

Tous les épisodes des Zouaves, sauf celui de la casquette, se sont passés sous mes yeux : la campagne dans les neiges du Jurjura s’est faite sous mes ordres ; la longue marche dans le désert s’est terminée par la prise de la Smalah, et c’est en revenant de cette expédition que j’ai tant admiré le bon cœur de ces hommes si ardens[20].

H. O.


Twickenham, 11 juillet 1855.

Je viens un peu tardivement, mon cher ami, répondre à votre lettre du 4 ; je continue d’avoir très peu de temps à moi ; d’abord plusieurs bonnes et aimables visites m’absorbent beaucoup ; ensuite, j’ai fait la seconde partie du Roi Jean ; bref, me voilà à vous écrire, ce qui me semble assez triste et ne remplace pas nos bonnes conversations[21]. Remerciez Salvandy de l’aimable allusion que contenait son excellent discours et, à ce propos, n’oubliez pas de faire aussi tous mes complimens à M. De Sacy. Je pense que je trouverai ici les lettres de Saint-Arnaud ; les extraits que vous m’avez envoyés sont curieux. Toujours pas de projets fixes ! toujours une préoccupation dominante et presque exclusive : la Crimée ! Nos amis continuent à y être moissonnés par dizaines. Ici, tout le monde est triste…

H. O.


Paris, 15 juillet 1855.

Je vous écris, mon cher Prince, sous l’invocation de ce saint qui vous a donné son nom, qui a aussi nommé ma femme, qui préside, pour la quinzième fois, à l’anniversaire de mon mariage ; je l’aime donc à plus d’un titre, ce saint Henri, et vous êtes accoutumé à prendre votre part des hommages et des vœux que je lui adresse du fond du cœur, chaque année. Recevez-les encore aujourd’hui. Mon dévouement à votre personne et à votre cause ne pouvait s’accroître ; je sens que mon affection pour vous a encore augmenté, cette année, par la nouvelle expérience que je viens de faire des progrès de votre esprit et de votre raison. Tout le monde en parle, ici, et je n’en suis pas seulement fier, quoique je n’y sois plus pour rien ; j’aime en vous ce goût d’études, de recherches, de perfectionnement en tout genre, de sociabilité intelligente, qui vous distingue parmi les grands de ce monde, où la vraie grandeur est si peu comprise et si peu pratiquée ; laissez-moi vous dire aussi que je me suis senti plus d’une fois ému, et d’une émotion trop douce pour ne pas être entretenue avec soin, par les témoignages que vous m’avez donnés avec plus d’assiduité que jamais, de votre bon vouloir et de votre amitié. Plaise donc à Dieu vous rendre, en bénédictions, les vœux que je lui adresse pour vous par l’entremise de votre saint, car, si mon esprit est tant soit peu philosophe et impénitent, mon cœur ne l’est pas !…


CUVILLIER-FLEURY.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Promu maréchal de camp, le Duc d’Aumale était appelé au commandement de la subdivision de Médéah. Il quittait avec regret le 17e léger. Une note consignée parle maréchal de Castellane dans son Journal (t. III, p. 269) montre comment le jeune colonel du vieux régiment (Autran) faisait son service :
    « 8 mars 1842. — Ce soir, chez le Roi, j’ai causé assez longuement avec le Duc d’Aumale. « Je ne découche jamais de Courbevoie, m’a-t-il dit. Je m’occupe constamment de mon régiment ; les officiers du 17e léger se plaisent à dire que, s’ils ont mieux valu que d’autres en Afrique, ils le doivent à l’instruction et aux habitudes militaires que vous leur avez données ; je travaille à mettre le 17e léger sur un pied de guerre qui puisse contenter même le général de Castellane. »
    On retrouve la preuve de cette régularité que s’imposait le jeune colonel, dans une lettre qu’il écrivait à un de ses plus anciens camarades de collège :
    Courbevoie, octobre 1841.
    «… Tu vas donc enfin travailler et prendre la vie au sérieux : c’est bienheureux ; pour moi, je suis toujours dans les mêmes dispositions laborieuses ; le régiment et l’étude, mais l’étude sérieuse, occupent mes journées ; ma famille, les réunions d’officiers, rarement le spectacle, me font agréablement passer les soirées ; mais jamais minuit et demi ne me trouve hors de Courbevoie : un chef de corps doit donner l’exemple d’une vie régulière et de la soumission au règlement. Pour toi, persévère dans tes bonnes dispositions… »
  3. En arrivant à Alger le 20 novembre 1842, le Duc d’Aumale avait écrit à M. Cuvillier-Fleury :
    « J’ai trouvé ici une bonne et longue lettre de vous, mon cher ami, et bien qu’il soit plus d’une heure du matin et que je sois exténué, je ne veux pas me coucher sans vous écrire un petit mot de réponse. Nous partons demain pour une course lointaine et pénible. En revenant, je m’installerai à Médéah ; si je m’en tire, c’est une belle position : j’aurai non seulement à commander à des soldats, mais à administrer une province ; c’est la seule où il n’y ait pas de khalife, c’est-à-dire où l’autorité française soit en rapport direct avec les chefs ; ils savent ma venue, ils en sont frappés ; il me faudra une certaine représentation, de la prudence, de la fermeté et de l’adresse ; je ferai de mon mieux ; mais, quelque petite qu’elle soit à votre point de vue de France, je vous assure que c’est une lourde tâche pour des épaules de vingt et un ans. Je coûterai peut-être un peu cher, mais il faut que les Arabes voient en moi non seulement le général, mais aussi le fils du Sultan. Adieu, je vais dormir un peu car j’en ai bien besoin. »
  4. Entre autres épisodes, le récit dont parle cette lettre faisait connaître celui-ci : « J’ai eu occasion de donner une leçon aux tribus qui se soumettent à nos ennemis ; pendant notre grande halte, j’envoyai cerner par les spahis un douar des Sioufs qui avait assisté Ben Allai dans ses dernières opérations. L’ennemi eut trois hommes tués ; sept ou huit furent pris ainsi que leurs famille et leurs troupeaux. Ce coup de main a été baptisé par les soldats ghazzia du déjeuner. Mais les femmes et les enfans, marchant nu-pieds sur les cailloux, au train d’une colonne, me faisaient trop de peine ; je les ai fait relâcher et n’ai gardé que les hommes. Un spahi vint, en pleurant, me réclamer sa sœur, qui était parmi les prisonnières ; j’étais fort attendri, lorsque je découvris qu’il avait choisi pour sœur la plus jolie des femmes, et que la prétendue fraternité du gaillard n’était rien moins que cela. »
  5. Bivouac de l’Oued Khekam
    au pied du Jurjura, 15 mars 1843.
    « Un mot seulement, mon cher-ami, pour vous montrer que je ne vous oublie pas. Malgré le temps abominable que nous avons constamment depuis quinze jours, je me porte à merveille et j’ai poursuivi, contre vent et marée, les opérations dont j’étais chargé pour assurer l’autorité de Mahi-ed-Din, notre khalife pour la province de Sebaoun. J’ai pacifié, sans coup férir, l’aghalik des Béni Djaad, et j’ai eu un assez joli combat avec les Nezlioua (Kbaïles du Jurjura) et les réguliers de Ben Salem. Je compte être rentré à Médéah dans une dizaine de jours. Je n’ai pas le temps de vous donner d’autres détails. Adieu.
    Tout à vous, H. O.
  6. Rentré pour quelques jours à Médéah, le Duc d’Aumale préparait une expédition dans le Sud, celle qui devait amener la prise de la smalah d’Abd-el-Kader.
  7. Médéah, 26 mai 1843.
    « Vous mettez tant de soin et d’exactitude à me tenir au courant de tout ce qui se passe, mon cher ami, qu’il faut que toutes mes épîtres, si courtes et si brèves, commencent par une phrase de remerciemens. Vos longues lettres m’intéressent et m’amusent beaucoup ; c’est un résumé complet de toutes les nouvelles importantes, et il faut avoir été longtemps hors de chez soi pour savoir combien un journal si bien et si régulièrement tenu peut avoir de charme… J’ai lu dans les journaux quelques fragmens de Lucrèce pendant ma dernière course. Cela m’a plu beaucoup ; j’aime la manière virile et sévère de ce jeune auteur ; je trouve dans ses vers un certain parfum cornélien qui m’a charmé. Je ne sais si c’était le plaisir que j’éprouvais à m’arracher quelques momens à des préoccupations bien graves ; mais j’ai rarement éprouvé une émotion littéraire plus vive et plus agréable.
    Vous savez que, grâce à Dieu et aux braves gens que je commandais, j’ai obtenu un succès que je n’avais jamais espéré et auquel les Arabes croient à peine, tant il leur semble grand et surprenant. Je me porte à merveille, mais j’ai eu à supporter de grandes fatigues morales et physiques, et j’aurais besoin d’un peu de repos. Adieu.
    Tout à vous, H. O. »
  8. Le Duc d’Aumale est rentré en France à la fin de juin 1813.
  9. Chargé, au mois de septembre 1843, du commandement supérieur de la province de Constantine, le Duc d’Aumale y était arrivé à la fin de novembre et s’occupait sans relâche de l’organisation de la province, création de villages, de routes, organisation des tribus, etc.
  10. Constantine, 25 janvier 1844.
    « Vous êtes vraiment un correspondant admirable, mon cher ami, et je suis bien heureux de vous avoir pour me dispenser de lire les journaux que je n’ai pas le temps de regarder. J’ai de la besogne par-dessus les oreilles ; mes prédécesseurs, pour lesquels j’ai beaucoup d’estime et d’affection, et qui ont fait beaucoup de bonnes choses, m’ont laissé le chaos à débrouiller ; et, comme je suis mon ministre secrétaire d’État à tous les départemens, que je résume en ma personne les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, vous jugez si je suis occupé ! Treize heures de bureau ou d’audience par jour ! Ah ! je croyais avoir à travailler, quand j’étais en rhétorique ; mais ce n’était rien. Enfin, je ne me plains pas ; car ce que je fais m’intéresse, m’instruit, et l’espoir de faire un peu de bien me soutient dans mes momens de découragement. Et puis, le désert, où je vais aller, m’apparait comme l’Eden ; dans quelques jours mes travaux d’organisation seront terminés ; tout sera en train, les villages, les routes, les statistiques, l’organisation des tribus, et tout le tremblement. Alors, je prends la clé des champs ; je commence par aller à Biskara, à 70 lieues au Sud, constituer l’autorité de notre Cheik-el-Arab ; après quoi, je parcours les tribus, pour redresser les torts, comme notre ami le héros de Cervantes, et pour tâcher de nous tirer un peu de la routine turque, qui ne sied pas à une nation grande et forte comme la France ; nous ne voulons pas exploiter le pays, ni le mettre en ferme ; nous voulons le gouverner, le gouverner avec sévérité, soit ! mais avec justice. Du reste, je commence à passer pour un petit Salomon ; on vient me demander la justice de quarante à cinquante lieues ; et, à mes jours d’audience, qui reviennent trois fois par semaine, je suis quelquefois forcé d’entendre près de deux cents plaignans ou solliciteurs. Mais, adieu, j’espère que vous continuez à vous bien porter.
    H. O.
    Je lis chaque soir, une heure, dans mon lit. J’ai entrepris le Cours de Saint-Marc Girardin, qui m’intéresse beaucoup. »
  11. Une lettre particulière, adressée à M. Cuvillier-Fleury, donne, sur cet incident, les détails suivans :
    Batna, 22 mars 1844.
    «… Le 15, le Prince a échappé à un danger véritable, car, malgré une assez vive fusillade, il est arrivé, avec un petit nombre d’hommes, sur une hauteur occupée par des Arabes, et dont il s’empara, ayant auprès de lui le Duc de Montpensier. Cette action eût été téméraire, si elle n’avait été amenée par la retraite, un peu précipitée, d’une compagnie qui avait été envoyée contre cette position. L’action toute spontanée du Prince rétablit l’avantage de notre côté et, devant cet élan, les Arabes prirent la fuite. Toute la colonne fut présente à cette action d’éclat, et y a justement applaudi ; heureusement, les circonstances qui en ont été le principe ne se reproduiront pas, et, à l’avenir, notre cher Prince n’aura qu’à se renfermer, je l’espère, dans son rôle de Général. »
  12. Bivouac de Tabbagart, ce 30 avril 1844.
    « Nous venons d’avoir une assez chaude bagarre, mon cher ami ; je m’en suis tiré avec mon cheval blessé. Le brouillard nous a empêchés de profiter de tout le mal que nous avons fait à l’ennemi ; mais voici le temps beau, et nous allons-reprendre notre belle. Je vous souhaite de vous porter aussi bien que moi. Adieu ; vous savez que mon temps n’est pas à moi. Tout à vous,
    H. O. »
    Les états de services du Prince résument dans les termes suivans la série des opérations exécutées dans cette campagne de 1844 :
    « En 1844, dans les mois de février, mars, avril, mai, juin, il soumet et organise le Ziban et le Belezma (province de Constantine) ; combats du 15 mars à Méchounech (il sauve la vie au capitaine Espinasse) ; des 24 avril, 1er, 8 et 13 mai chez les Ouled Sulthan (a son cheval blessé par un Kabyle qui le tirait à bout portant et qu’il écarte d’un coup de sabre) ; occupe Biskra, et fonde Batna. En octobre, il quitte la province dans un état parfait de tranquillité. »
    M. le général Espinasse n’a jamais oublié le combat de Méchounech : lorsque, après l’attentat d’Orsini, il fut appelé, par l’Empereur, au ministère de la Sûreté générale, il ne mit, aux assurances de son dévouement, qu’une seule réserve, formulée en ces termes : « Toujours l’épée en bas devant le Duc d’Aumale. »
  13. La nomination contre laquelle M. Cuvillier-Fleury s’élevait avec tant de vivacité ne fut pas confirmée par le Duc d’Aumale : la bibliothèque de Chantilly fut confiée à un ancien élève du collège Henri IV, Emile Augier, qui remerciait le Prince en lui disant : « J’ai reçu la récompense avant de l’avoir gagnée, et, s’il m’est réservé de tenir, un jour, une petite place dans les lettres, c’est à vous que je le devrai, car vous m’aurez donné la sécurité et le repos d’esprit sans lesquels il n’est pas d’études possibles. »
  14. M. le Prince de Joinville.
  15. Constantine, 4 août 1844.
    «… S’il plaît à Dieu, je vous reverrai dans le courant du mois d’octobre ; en attendant, je pioche, j’inspecte, j’organise, et je me donne un mal dont on ne me saura guère de gré. Vanitas vanitatum, et omnia vanitas ! adieu ; je lis quelques lettres de Diderot tous les soirs avant de m’endormir. C’est délicieusement écrit.
    Tout à vous. H. O. »
  16. M. De Wailly était le proviseur du collège Henri IV.
  17. Dans les derniers jours du mois de septembre 1854, le bruit avait couru de la prise de Sébastopol. Voyez la Revue du 15 octobre 1854, p. 391.
  18. Le Prince de Condé, fils aîné du Duc d’Aumale.
  19. A la même époque, la Duchesse d’Aumale écrivait à M. Cuvillier-Fleury :
    Twickenham, 27 octobre 1854.
    « Mon cher Monsieur Fleury,
    Permettez à la femme d’un jeune général de venir vous remercier du fond de son cœur de votre excellent article qui nous a fait un plaisir extrême et qui m’a vivement touchée. Il est plein de cœur, rempli de grandes vérités et d’affection pour nous ; aussi a-t-il été apprécié selon son mérite ; la Reine et toute la famille unissent l’expression de leur reconnaissance à la mienne.
    On a, dans ce moment, un véritable besoin de consolation ; cette guerre, qu’Aumale suit avec un si vif intérêt, est une bien cruelle épreuve ; je crois que mon pauvre mari n’a jamais souffert autant : il voit cette brave armée française, dont il a si souvent partagé les travaux et la gloire, engagée dans une grande guerre sans pouvoir s’associer à ses dangers et à son sort. Bien, souvent je lui ai entendu dire : « Si je pouvais commander un régiment, j’en serais bien heureux ! » Il est, parfois, d’une tristesse fort peu en harmonie avec son caractère ordinairement si gai et si ( ? ) des événemens. Je souffre pour lui, avec lui, et je comprends parfaitement combien tout ce qui se passe doit être dur et pénible pour son cœur vraiment, et avant tout, français. »
  20. La Revue des Deux Mondes a publié, en effet, les Zouaves dans sa livraison du 15 mars 1855 ; la seconde partie de l’étude du Duc d’Aumale : les Chasseurs à pied, a paru dans la livraison du 1er avril. Une édition complète en a été donnée par Michel Lévy au mois de mai 1855.
    L’hospitalité de la Revue n’a jamais manqué aux proscrits ; il y avait, alors, quelque hardiesse à l’accorder, même sous le voile de l’anonymat, à l’un d’eux, car le gouvernement impérial tolérait difficilement, dans la presse, ce qui rappelait l’existence des princes de la maison d’Orléans. Le zèle de ses agens, à cet égard, allait si loin, que, même encore en 1862, les préfets envoyaient des « communiqués » aux journaux assez téméraires pour prononcer le nom du Duc d’Aumale. Une lettre du général Le Flô, adressée au Prince, fournit une preuve assez piquante de cette intolérance. La famille royale avait été touchée des termes dans lesquels Victor Hugo venait de parler du Roi dans le roman des Misérables ; le Duc d’Aumale en avait remercié Victor Hugo, à qui le général Le Flô s’était chargé de transmettre ce remerciement. En rendant compte de cette mission, il écrivait au Prince le 27 août 1862 : «… Je me suis empressé d’envoyer à Victor Hugo la lettre qui le concernait plus particulièrement ; voici le petit billet qu’il m’a adressé à ce sujet ; je crois ne pouvoir mieux faire que vous en transmettre l’original. Vous y verrez que l’auteur des Misérables a été très heureux, et je vous assure qu’il a été extrêmement flatté du témoignage de la satisfaction de la famille royale. Je viens de savoir qu’il a dû le dire à un de ses amis, rédacteur d’un petit journal de Mâcon, je crois, lequel, en ayant parlé dans ce journal en citant le nom du Prince, a reçu, du préfet de son département, un léger communiqué, l’engageant à n’avoir jamais à écrire, dans ses colonnes, sous quelque prétexte que ce soit, les noms des Princes d’Orléans. C’est se montrer bien susceptible, et indiquer d’étranges préoccupations… »
    Voici, d’ailleurs, le billet de Victor Hugo :
    Londres 31 juillet, « Je vous remercie, mon cher Le Flô. Cette lettre m’a ému profondément. Je suis heureux d’avoir touché ce noble cœur. On a des abîmes entre soi, mais le rayonnement des âmes passe au-dessus.
    « Je ne vous écris qu’une ligne. Ma femme vous répondra. Ceci n’est qu’un serrement de mains.
    VICTOR HUGO. »
  21. M. et Mme Cuvillier-Fleury venaient de passer plusieurs semaines près du Prince, en Angleterre.