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Lettres d’Yorick à Eliza/Éloge

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 5-10).


ÉLOGE
D’ELIZA DRAPER,
PAR L’ABBÉ RAYNAL.


Territoire d’Anjinga, tu n’es rien ; mais tu as donné naissance à Eliza. Un jour ces entrepôts de commerce, fondés par les Européens sur les côtes d’Asie, ne subsisteront plus. L’herbe les couvrira, ou l’Indien vengé aura bâti sur leurs débris, avant que quelques siècles se soient écoulés. Mais, si mes écrits ont quelque durée, le nom d’Anjinga restera dans la mémoire des hommes. Ceux qui me liront, ceux que les vents pousseront vers ces rivages, diront : c’est-là que naquit Eliza Draper ; et s’il est un Breton parmi eux, il se hâtera d’ajouter avec orgueil, et qu’elle y naquit de parens anglais.

Qu’il me soit permis d’épancher ici ma douleur et mes larmes ! Eliza fut mon amie. Ô lecteur, qui que tu sois, pardonne-moi ce mouvement involontaire ! laisse-moi m’occuper d’Eliza. Si je t’ai quelquefois attendri sur les malheurs de l’espèce humaine, daigne aujourd’hui compatir à ma propre infortune. Je fus ton ami, sans te connoître ; sois un moment le mien. Ta douce pitié sera ma récompense.

Eliza finit sa carrière dans la patrie de ses pères, à l’âge de trente-trois ans. Une ame céleste se sépara d’un corps céleste. Vous qui visitez le lieu où reposent ses cendres sacrées, écrivez sur le marbre qui les couvre : Telle année, tel mois, tel jour, à telle heure, Dieu retira son souffle à lui, et Eliza mourut.

Auteur original, son admirateur et son ami, ce fut Eliza qui t’inspira tes ouvrages, et qui t’en dicta les pages les plus touchantes. Heureux Sterne, tu n’es plus, et moi je suis resté ! Je t’ai pleuré avec Eliza ; tu la pleurerois avec moi ; et si le ciel eût voulu que vous m’eussiez survécu tous les deux, tu m’aurois pleuré avec elle.

Les hommes disoient qu’aucune femme n’avoit autant de graces qu’Eliza. Les femmes le disoient aussi. Tous louoient sa candeur ; tous louoient sa sensibilité ; tous ambitionnoient l’honneur de la connoître. L’envie n’attaqua point un mérite qui s’ignoroit.

Anjinga, c’est à l’influence de ton heureux climat qu’elle devoit, sans doute, cet accord presqu’incompatible de volupté et de décence qui accompagnoit toute sa personne, et qui se mêloit à tous ses mouvemens. Le statuaire, qui auroit eu à représenter la volupté, l’auroit prise pour modèle. Elle en auroit également servi à celui qui auroit eu à peindre la pudeur. Cette ame inconnue dans nos contrées, le ciel sombre et nébuleux de l’Angleterre n’avoit pu l’éteindre. Quelque chose que fît Eliza, un charme invincible se répandoit autour d’elle. Le désir, mais le désir timide la suivoit en silence. Le seul homme honnête auroit osé l’aimer, mais n’auroit osé le lui dire.

Je cherche partout Eliza. Je rencontre, je saisis quelques-uns de ses traits, quelques-uns de ses agrémens épars parmi les femmes les plus intéressantes. Mais qu’est devenue celle qui les réunissoit ? Dieux qui épuisâtes vos dons pour former une Eliza, ne la fîtes-vous que pour un moment, pour être un moment admirée, et pour être toujours regrettée ?

Tous ceux qui ont vu Eliza la regrettent. Moi, je la pleurerai tout le temps qui me reste à vivre. Mais est-ce assez de la pleurer ? ceux qui auront connu sa tendresse pour moi, la confiance qu’elle m’avoit accordée, ne me diront-ils point : Elle n’est plus, et tu vis ?

Eliza devoit quitter sa patrie, ses parens, ses amis pour venir s’asseoir à côté de moi, et vivre parmi les miens. Quelle félicité je m’étois promise ! quelle joie je me faisois de la voir recherchée des hommes de génie ! chérie des femmes du goût le plus difficile ! Je me disois, Eliza est jeune, et tu touches à ton dernier terme. C’est elle qui te fermera les yeux. Vaine espérance ! ô renversement de toutes les probabilités humaines ! ma vieillesse a survécu à ses beaux jours. Il n’y a plus personne au monde pour moi. Le destin m’a condamné à vivre et à mourir seul.

Eliza avoit l’esprit cultivé ; mais cet art, on ne le sentoit jamais. Il n’avoit fait qu’embellir la nature ; il ne servoit en elle qu’à faire durer le charme. À chaque moment elle plaisoit plus ; à chaque moment elle intéressoit davantage. C’est l’impression qu’elle avoit faite aux Indes ; c’est l’impression qu’elle faisoit en Europe. Eliza étoit donc très-belle ? Non, elle n’étoit que belle ; mais il n’y avoit point de beauté qu’elle n’effaçât, parce qu’elle étoit la seule comme elle.

Elle a écrit ; et les hommes de sa nation, qui ont mis le plus d’élégance et de goût dans leurs ouvrages, n’auroient pas désavoué le petit nombre de pages qu’elle a laissées.

Lorsque je vis Eliza, j’éprouvai un sentiment qui m’étoit inconnu. Il étoit trop vif pour n’être que de l’amitié ; il étoit trop pur pour être de l’amour. Si c’eût été une passion, Eliza m’auroit plaint ; elle auroit essayé de me ramener à la raison, et j’aurois achevé de la perdre.

Eliza disoit souvent qu’elle n’estimoit personne autant que moi. À présent, je le puis croire.

Dans ses derniers momens, Eliza s’occupoit de son ami ; et je ne puis tracer une ligne sans avoir sous les yeux le monument qu’elle m’a laissé. Que n’a-t-elle pu douer aussi ma plume de sa grâce et de sa vertu ? il me semble du moins l’entendre : « Cette Muse sévère qui te regarde, me dit-elle, c’est l’histoire, dont la fonction auguste est de déterminer l’opinion de la postérité. Cette divinité volage qui plane sur le globe, c’est la Renommée, qui ne dédaigna pas de nous entretenir un moment de toi : elle m’apporta tes ouvrages, et prépara notre liaison par l’estime. Vois ce phénix immortel parmi les flammes : c’est le symbole du génie qui ne meurt point. Que ces emblèmes t’exhortent sans cesse à te montrer le défenseur de l’humanité, de la vérité, de la liberté. »

Du haut des cieux, ta première et dernière patrie, Eliza, reçois mon serment. Je jure de ne pas écrire une ligne, ou l’on ne puisse reconnoître ton ami.