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Lettres de Benjamin Constant à Prosper de Barante/01

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Lettres de Benjamin Constant à Prosper de Barante
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 241-272).
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LETTRES
DE
BENJAMIN CONSTANT
Á
PROSPER DE BARANTE[1]

PREMIÈRE PARTIE
1805-1808


I


Paris, 1er mars 1805.

A Monsieur Prosper de Barante.

Sûrement que le dîner n’est pas dérangé, mais le lieu où nous dînons est changé. Nous avons préféré dîner chez Hochet[2], pour être plus tranquilles que chez Naudet, où la foule est énorme. En conséquence, le pique-nique est commandé pour cinq heures, et Hochet lui donne azyle. Venez donc à, quatre heures trois quarts chez lui, rue Saint-Honoré, n° 27, presque vis à-vis la rue neuve du Luxembourg. N’allez pas y manquer : car tous nos convives[3]s’en prendraient à moi, qui me suis chargé de vous avertir, et outre que je perdrais le plaisir de dîner avec vous, je ne suis pas sûr qu’on me permît de dîner du tout, tant ils seraient en colère. Je voudrais bien pouvoir revenir vous prendre, mais je suis forcé d’aller à Tivoli voir cette pauvre Mme Talma[4]qui est toujours bien mal ; et je voudrais y rester le plus de tems possible. Je serai donc chez Hochet à quatre heures trois quarts. Mille amitiés.


II


Genève, avril 1806.

Croyez-vous, mon cher Prosper, que je me résigne facilement à votre silence ? Non certes, et je viens m’en plaindre à vous. Notre amie[5]part aujourd’hui, et si vous ne m’écrivez pas directement, je n’aurai plus de vos nouvelles. Donnez-m’en donc, en adressant vos lettres à Genève, d’où on me les enverra partout où je serai. Si vous ne le faites pas, je croirai qu’il y a dans l’atmosphère où vous vivez quelque chose à quoi personne ne peut résister. Je continue mes travaux et je continue aussi à les communiquer à M. votre père[6]qui jusqu’à présent a la bonté d’en être très content. Envoyez-moi, je vous prie, ce que vous m’avez promis sur les jurés.

Je suppose que vous avez repris nos dîners où je regrette bien de ne pas être. Je ne me consolerai de la solitude absolue dans laquelle je vais vivre que par le travail le plus continuel ; mais j’aurais besoin pour que cette consolation fût efficace que mes amis me prouvent de tems en tems qu’ils ne m’ont pas oublié. J’espère que vous avez remis à mon notaire le paquet dont vous aviez bien voulu vous charger pour lui. Je n’ai encore aucune de ses nouvelles.

Adieu, mon cher Prosper. Si vous m’oubliez, je regarderai la place d’auditeur[7]comme aussi funeste à la mémoire que l’a été celle de ministre à certain évêque de beaucoup d’esprit. Je vous aime et vous embrasse.


III


Lausanne, 16 mai 1806.

Je suppose, cher Prosper, que vous êtes allé à Auxerre et que vous êtes de retour à Paris. C’est donc à Paris que j’adresse cette lettre. Je n’ai point reçu les brochures sur le jury, mais j’aime mieux à présent que vous ne me les envoyiez pas, car je ferai probablement une course rapide à Paris.

J’ai énormément travaillé ici, et mon ouvrage[8]devient vraiment respectable, par la masse : il aura deux volumes, ce qui est le plus que le public, je pense, puisse aujourd’hui supporter. Je compte bien sur vous pour le relire encore avant sa publication. Vous êtes pour moi l’opinion publique.

Ce pays-ci est dix fois plus insupportable que Genève. Les gens pris valent bien mieux que ceux qui craignent de l’être. Heureusement je le quitte sous très peu de jours, et je ne m’arrêterai non plus que très peu de jours à Genève.

J’ai lu avec plaisir dans le Publiciste deux articles signés A. M.[9]. Dites-moi si vous n’en connaissez pas l’auteur et s’il n’a pas changé de lettre initiale. Il a, sauf son respect, fait une sottise de choisir un M ; car j’ai été sur le point de sauter l’article comme étant de Mlle de Meulan. Cependant il est impossible que ces deux articles soient d’elle.

Quelqu’un de nos amis a-t-il des nouvelles de Villers[10] ? Il m’avait dit de lui écrire ; mais je n’ai pu me résoudre à causer avec lui à travers les armées russe, autrichienne et française. Probablement il aura écrit à Hochet, ou au moins Hochet saura ce qu’il fait, où il est, et s’il revient bientôt à Paris, chargé de Mme Rodde.

Il faut longtemps pour que ma lettre vous parvienne, car je l’envoie à notre amie parce que je ne sais pas votre adresse, et malgré le titre d’auditeur, je craindrais d’adresser tout simplement à Paris, et croyez que je vous aime et vous suis attaché tendrement et pour la vie.


IV


Paris, ce 15 avril 1807.

Si l’on vous a dit, mon cher Prosper, que je prenais moins d’intérêt à tout ce qui vous regarde, que dans le tems où je jouissais tous les jours de votre société[11], on vous a dit une chose fausse. Si vous avez pu le croire, vous m’avez fait bien tort. Je ne vous ai pas écrit parce que je supposais que les lettres que vous receviez de notre amie vous disaient que je ne vous oubliais pas, et que les lettres depuis longtems ne me paraissent que des certificats de vie et d’amitié. Elles prouvent que l’on n’a pas cessé de sentir, mais n’expriment rien de ce qu’on pense. L’amitié peut survivre à tous les orages qui nous ballottent, mais elle ne peut pas parler. L’absence est devenue doublement pénible : il n’y a plus de communications qui l’adoucissent. Au moins faut-il pouvoir espérer que l’on est bien sûr du cœur les uns des autres, et que le silence ne sera pas considéré comme un effet de l’oubli, et n’en deviendra pas une cause.

Notre amie va partir[12]. Elle vous en a, je crois, écrit les raisons. J’ai fait ce que j’ai pu pour retarder ce moment, et depuis que mes efforts en ce genre ont échoué, j’ai fait encore ce que j’ai pu pour l’adoucir. Mais je sens que c’est une faible consolation de n’avoir rien négligé pour éviter un malheur, lorsque ce malheur arrive. Elle publiera en partant un ouvrage que je regarde comme bien supérieur à ce qu’elle a écrit, un ouvrage[13]dans lequel il est facile de voir combien le malheur ajoute au talent. C’est une langue nouvelle, quand on la compare à la langue que l’on parle actuellement. C’est un rayon d’un soleil pur qui se fait jour à travers d’épais nuages. Les persécutions qu’elle a essuyées ont beaucoup retardé le travail dont je m’occupe. J’aurais besoin pour le finir de quelques mois d’une solitude absolue, mais je ne sais quand je pourrai me les accorder. Il y a si longtemps que je les désire que je ne vois aucune raison pour que je les obtienne jamais. Je les espérais pour cet été, si notre amie avait réussi, et que j’eusse pu la laisser pendant quelque tems agréablement entourée, mais nous sommes aujourd’hui bien loin de là.

J’ai pris bien de la part à tout ce que vous avez souffert[14]et j’ai sûrement bien partagé tous vos sentimens et toutes vos pensées. Chacun vogue comme il peut sur cette eau bourbeuse et agitée qu’on appelle la vie ; mais il y a des esprits qui correspondent toujours entre eux et qui ne cessent jamais de s’entendre. Notre amie me dit que vous avez retrouvé votre frère, et que vos inquiétudes à cet égard sont diminuées. C’est toujours beaucoup. Quand on ne peut plus s’intéresser aux choses générales, il faut au moins être épargné dans ses affections individuelles.

Simonde a enfin paru[15]. Je n’ai pas encore lu son ouvrage entier. J’en ai vu des morceaux qui annoncent une grande fierté dame et de nobles sentimens. Il y a moins d’esprit que dans Rulhières[16] ; mais j’en aime pourtant mieux la forme et la direction. Rulhières me semble avoir pris l’histoire en commérage et cherché à amuser par des anecdotes et à briller par des portraits. Je suis tellement las des auteurs à intentions comme presque tous ceux du XVIIIe siècle que j’aimerais, je crois, mieux un sot qui n’aurait aucun but dans ce qu’il raconterait qu’un homme d’esprit dans les récits duquel je verrais toujours un but.

Nos amis de Paris sont comme toujours. Notre compagnon de voyage[17]engraisse depuis qu’il a troqué le Publiciste contre le grand Juge[18]. Il est toujours noble dans sa conduite, généreux toutes les fois que l’occasion s’en présente, assez comique dans ses discours et tracassier dans ses lettres. Mme R…[19]ne vieillit point, même de figure. Elle n’a pas une ride et pas une idée de plus qu’à l’époque de votre départ, mais elle est toujours bonne et agréable, et dans ces derniers momens, elle s’est montrée amie très dévouée.

Adieu, mon cher Prosper. Croyez que je vous suis, que je vous serai toujours attaché pour la vie, et conservez-moi une amitié à laquelle je mets un prix tel que sa perte me serait une des plus vives peines que je puisse imaginer. Quand nous reverrons-nous ? Quand dînerons-nous ensemble ? Que de choses ! Que de distances ! Que le passé est loin ! et que l’avenir est obscur.


V


Paris, ce 29 avril 1807.

Je vous ai écrit, mon cher Prosper, la veille du jour où j’ai reçu votre lettre, mais je veux pourtant vous en remercier. Je veux aussi réparer quelques mots d’humeur que contenait ma dernière lettre sur le grand ami et sur la belle Juliette. J’étais dans une assez mauvaise disposition et les persécutions de notre pauvre amie m’avaient fait une impression de mécontentement et d’humeur qui rejaillissait sur tout le monde. Quelques tracasseries que je soupçonnais le grand ami d’avoir voulu faire entre vous et moi avaient ajouté à cette impression. Mais depuis, ce grand ami et Juliette se sont conduits avec tant d’amitié pour notre amie, que je voudrais effacer tout ce que j’ai écrit sur eux. Ce sont de bonnes, et même, si l’on juge par comparaison, de généreuses créatures. Il y a eu des traits d’infamie dans ces derniers jours qui donnent un prix nouveau à tout ce qui est noble et élevé. Je vous prie donc, mon cher Prosper, de ne pas laisser apercevoir la moindre chose à l’ami dont il était question. Il est si susceptible au milieu de toutes ses qualités que la moindre chose entraîne des explications qui n’en finissent plus.

Notre amie est partie ; elle couche probablement aujourd’hui à Nevers ; elle a été pendant les derniers jours de son séjour ici dans un état déchirant, et j’ai eu souvent une véritable inquiétude sur ses projets ultérieurs. J’ai bien peur que le séjour de Genève, qu’elle déteste, n’ajoute à toutes ses sensations pénibles, et je ne sais ce qu’elle fera. Toutes ces tribulations m’empêchent d’achever mon ouvrage, dernier et faible intérêt qui me reste. Cependant toutes les fois que j’ai huit jours de libres, je l’avance beaucoup. Comme ma tête commence à se fermer aux idées nouvelles, je me retrouve toujours en état de suivre les miennes et de les reprendre. Je travaille indépendamment du public que je n’espère point, car je ne l’aperçois nulle part. Mais mon livre a pour moi l’attrait d’une chose commencée dès longtemps, et je le continue comme on a vu des gens ajouter chaque jour à une collection de coquilles ou de tulipes. L’esprit humain a l’admirable faculté de poursuivre sa route, même quand il n’a plus le motif qui l’avait fait se mettre en route.

Corinne va paraître. Je suis très curieux de son effet. Si, comme je l’espère, le succès est proportionné au mérite de l’ouvrage, ce sera bien le triomphe du talent, car il n’y a rien de moins en harmonie que la disposition enthousiaste et poétique le Corinne, et les goûts et ta tournure d’idées, de propos et l’actions qui distinguent ce moment-ci.


2 mai.

Cette lettre, mon ami, a été interrompue par une fureur de travail qui m’a saisi soudain, et qui depuis trois jours ne me quitte pas. Je me lève à six heures du matin et je ne sors que pour aller dîner à sept heures du soir. Aussi je fais des progrès tellement rapides que si je travaillais de la sorte six semaines, mon ouvrage serait fini. Je suis tenté quelquefois d’aller m’enfermer dans quelque lieu solitaire pour l’achever d’arrache-pied. Cette passion subite ne me distrait pas cependant des intérêts que j’ai sur nos frontières nouvelles, je veux dire à Breslau : tant que vous y serez, je regarderai ce pays comme une espèce de patrie. On attend journellement quelque grande nouvelle. Le succès est si peu douteux, que je crois déjà la savoir avant de l’avoir apprise.

Adieu, mon cher Prosper. Croyez que je vous serai toute ma vie tendrement attaché. Je vais retourner à mon polythéisme. Vous êtes à peu près le seul vivant pour lequel je me sente capable de quitter les morts.


VI


Paris, ce 25 février 1808.

Je ne saurais vous dire, mon cher Prosper[20], combien votre lettre m’a fait plaisir. Vous en jugerez par mon empressement à vous répondre.

Ma tragédie[21]est fort ajournée, quant à la représentation au moins. Je crois que Hochet vous a rendu compte du résultat de la lecture chez Mme Récamier. J’avais eu tort de réunir à la fois Talma et d’autres[22], Talma n’a vu que son rôle, et les autres ont reçu son impression. Du reste il y avait, dans les critiques, des choses vraies, au milieu de beaucoup de choses qui tenaient à l’impossibilité de faire entrer une conception étrangère dans une tête française. Les morceaux les plus littéralement traduits de l’allemand ont été les plus critiqués. La scène de l’officier qui raconte la mort d’Alfred, nommément, et celle de Thécla et d’Elise. C’étaient les deux que j’aimais le mieux. J’en ai eu de l’humeur environ cinq jours, puis je n’y ai plus pensé. Mais je suis convaincu, non seulement par l’effet de cette lecture, mais par une autre conversation avec un de mes amis sur Wallstein dont je lui ai lu des morceaux, que je ne puis travailler pour le théâtre français. On exige une direction tellement précise, et des couleurs si tranchées que je ne sais pas les peindre parce qu’elles ne sont pas dans ma nature. Je ne connais de naturel en tout que les nuances, mais, en France, il y a pour le théâtre un certain nombre de moules à caractères : un tyran doit être tel, un conspirateur tel, etc. Ce ne sont pas les hommes qu’il faut peindre, mais des cadres donnés à remplir, et je crois que le type de la tragédie qu’ils veulent c’est le Pyrrhus de Lehoc[23]. Les couleurs locales ne leur plaisent pas du tout, et les mœurs de tous les siècles doivent être celles convenues au théâtre. On me proposait gravement de faire de Wallstein un philosophe ennemi de la superstition et de l’esclavage, et projetant la liberté des cultes et des nations. Que voulez-vous ? C’est un peuple si vieux que la nature ne lui est de rien, excepté dans quelques détails de passions qu’il a ouï dire exister dans une partie que l’on lui a dit s’appeler le cœur humain.

Ni vous ni moi, mon cher Prosper, ne sommes faits pour travailler dans ce siècle. Il n’y a plus d’âmes sympathiques avec les nôtres, et la langue que nous parlons, quoique composée des mêmes syllabes que celle des bipèdes que nous rencontrons, ne sert qu’à ne pas nous faire entendre. Tout est enrégimenté. Il y a des gens qu’on appelle philosophes, et quand on est philosophe, il faut ne mettre d’intérêt qu’à l’avilissement de la religion, et-se consoler de tout pourvu que la religion soit avilie. Il faut ne reconnaître aucun talent à ceux qui ont la moindre étincelle de sentiment religieux, et savoir gré à tous ceux qui sont athées, n’eussent-ils aucun talent. J’ai eu le malheur hier de dire en pareille société que le Discours de Bossuet sur l’histoire universelle me paraissait plus un ouvrage historique que l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations[24], et j’ai excité un scandale universel. Il y a des gens qu’on appelle dévots et avec ceux-là il faut croire que le doute est un crime, que la religion est une chose positive, fixe, de formes bien tracées d’avance, et dont on ne peut s’écarter. Enfin il n’y a plus d’individus, mais des bataillons qui portent des uniformes. Les pauvres diables comme vous et moi, qui ont un habit de fantaisie, ne savent où se placer. Aussi ce qu’ils peuvent faire de mieux c’est de se coucher et de se taire.

Vous sentez comme votre discours[25]a irrité au milieu d’une pareille disposition. On vous a trouvé très irrévérencieux et surtout n’ayant pas, c’est le grand mot, de direction fixe. Ce qu’on exige, c’est qu’un auteur attaque ou défende. Malheur à celui qui ne veut que juger !

Ce qu’il y a de comique ici, c’est le docteur Gall[26]. C’est un homme de beaucoup d’esprit, d’une instruction extrême, et d’une grande sagacité d’observation. Il est tout étonné de la nation au milieu de laquelle il s’est fourré. Cette inattention, ces objections qui ne portent jamais que sur les conséquences de sa doctrine, au lieu de porter sur sa vérité, cette rapidité avec laquelle on le condamne sans l’entendre et en lui disant qu’on le devine, parce que les Français ont éminemment de la prestesse d’esprit, le jettent dans une surprise perpétuelle. Je n’adopte pas tout son système, quoiqu’il ne me paraisse pas plus incroyable que la nature ait placé dans le cerveau le nerf qui répond à l’organe de la sensibilité ou de la mémoire que celui qui répond au sens de la vue ou de l’ouïe ; mais je me divertis beaucoup à ma manière, c’est-à-dire par la contemplation de l’absurdité, en voyant comment on l’attaque et comment on croit le juger.

Je vous le dis, mon cher Prosper, vous êtes prévenu en faveur des gens que vous croyez nos compatriotes et ce que vous avez vu des étrangers vous a confirmé dans cette prévention. Je conviens que les étrangers ne sont guères estimables, mais ce sont des êtres naturels, même dans ce qu’ils ont de mauvais. Nous sommes des êtres factices, même dans ce que nous avons de bon. La Chine ! la Chine ! Nous y tendons, nous y marchons à grands pas. De l’argent, et des cérémonies, et des formes, voilà ce qui nous reste. Du courage, voilà ce qui nous distingue, mais la mort a passé par là. Il n’y a plus rien de naturel en nous, et je n’aperçois pas même de quoi nous recomposer, quoi qu’il arrive.

Je voudrais bien aller vous voir. Je conçois votre repos et je l’envie. Mais j’ai fait toujours ce que je ne voulais pas, je n’ai jamais fait ce que je voulais, d’où je conclus que je n’irai pas vous voir, à mon grand regret.

Adieu, cher Prosper, écrivez-moi, je ne puis avoir de plus vif plaisir que de recevoir de vos nouvelles et j’ai peu de plaisirs dans ce monde.


VII


Paris, ce 20 mars 1808.

J’ai reçu votre lettre, cher Prosper, et je vous en remercie. Je regrette encore plus que vous ne pouvez le faire que vous ne soyez pas à Paris. J’éprouve sans cesse le besoin de trouver quelqu’un qui juge avec moi, non de ce qui se fait, car cela ne me regarde plus, mais de ce qui se dit, ce qui peut-être n’est guère plus intéressant, mais ce qui est plus innocent à juger. Siècle de poussière, où la poussière est toujours prête à devenir de la fange ! Ce qui redouble mon indignation contre ce siècle, c’est que je sens son influence s’étendre jusqu’à moi. Je ne travaille, je ne pense, je ne sens plus que par une suite d’une impulsion donnée antérieurement. Toute discussion m’est insupportable. Dans la solitude, j’ai toujours du plaisir à suivre le développement de mes idées, mais dans le monde, je suis toujours prêt à les abandonner, pour me dispenser de les défendre. Ce n’est pas de la prudence, car il m’est encore plus fatigant de discuter sur Homère que sur les choses présentes. C’est une conviction qui a pénétré en moi que rien de ce qu’on dit ne sert à rien, et l’intérêt que les autres mettent à une opinion m’étonne comme une manie, que rien n’expliquerait, si la vanité ne survivait pas à tout. Cette vanité, qui se maintient dans ces vieilles têtes desséchées, me rappelle l’histoire de cette souris qui s’était glissée dans une tête de mort et qui la faisait rouler par la chambre.

Je vous ai déjà mandé que je laissais reposer Wallstein. Je me suis rejeté en entier dans mon ouvrage des religions. C’est la seule chose qui m’intéresse et dont l’idée me ranime. Je trouve assez de plaisir à peindre, surtout dans la dernière partie, l’écroulement de toutes les opinions, la dégénération de l’espèce humaine, le scepticisme réduisant tout en poussière, l’homme n’ayant plus la force de rien croire et s’enorgueillissant de ce qui est le symptôme de la faiblesse la plus incurable, du persiflage universel, l’autorité prenant, rejetant, reprenant la religion, la couvrant de boue, puis la nettoyant pour s’en servir, puis cassant l’instrument pour le rendre plus souple, des philosophes devenus des parasites, des prêtres tour à tour mendians et courtisans, des littérateurs rangeant dans un ordre nouveau, en prose des phrases, en vers des hémistiches tout faits, rien de vrai, rien de naturel, rien qui ait de la chair ou du sang…

J’ai été interrompu comme j’en étais là, et bien vous en prend, car je ne sais où m’aurais conduit la colère à laquelle je m’abandonnais. Actuellement je suis tout calme, et au fond pourquoi me fâcherais-je d’un état de choses que tout le monde trouve si beau ? N’y a-t-il pas un Institut et des gens de lettres et des savans, et ne font-ils pas des rapports, et ne sont-ils pas tous contens de leur petite existence ? Pourquoi serais-je un mort plus factieux que les autres morts mes camarades ? A propos de morts et de gens de lettres, ce qui est la même chose, j’ai fait connaissance avec une des espérances du parti, M. Victorin Fabre[27]. Je l’ai trouvé plein de zèle pour la feue philosophie, et en répétant, avec une mémoire admirable, et une chaleur plus admirable que sa mémoire, des tirades entières tant en vers qu’en prose. Il a en littérature toute l’orthodoxie, et en opinion toute l’hétérodoxie qu’il croit encore à la mode. Il est plein de mépris pour les préjugés de Bossuet, mais plein d’admiration pour le génie poétique de Boileau. Je n’ai pas lu encore son éloge de Corneille. Vous savez que Chazet[28]a obtenu une mention honorable. C’est à peu près la proportion des deux siècles, l’auteur des Innocentins et l’auteur du Cid.

Trêve de littérature, et parlons de nos amis : Hochet vit très heureux[29]. Son bonheur est grave, mais il a pris le meilleur parti qu’on puisse prendre. Je ne le vois pas souvent, parce que je ne sors point le matin et que nous ne nous rencontrons que de tems en tems le soir chez Mme Suard[30]. Juliette est un peu désœuvrée. Les hommages des Russes[31]lui paraissent légers, après des hommages plus sincères et plus assidus qui lui ont été offerts cet été[32]. Toute légère qu’est sa vie, elle lui pèse sur les bras, et elle voudrait la déposer quelque part. Je ne crois pas qu’elle y parvienne. Les honneurs pleuvent sur Regnault[33]. Il est toujours ce qu’il était, c’est-à-dire selon moi, et pour ses amis, un excellent homme. Je l’ai entendu défendre le docteur Gall, sous le rapport de la liberté d’exposer ses opinions, et de l’utilité de tous les systèmes comme moyen d’activité pour l’esprit, et d’acheminement aux découvertes avec une raison parfaite, qui, dans ce moment-là, n’était pas sans courage. Tout va du reste comme bien vous savez. La création de la nouvelle noblesse n’a pas encore dans la société un effet bien sensible. Mais quoi qu’on en dise, avec le tems et en assez peu de tems, cette noblesse effacera les souvenirs de l’autre. Les pères ne seront que riches, parce qu’on les enrichit aujourd’hui. Mais demain les enfans seront riches et bien élevés ; je ne parle que de l’éducation telle qu’on nous la fait aujourd’hui. Ces enfans auront des formes polies, et je ne vois pas alors la différence qu’il y aura entre eux et leurs prédécesseurs dépossédés. Il en est, au reste, de cette nouvelle institution comme de toutes les institutions qu’on crée dans ce siècle. On fait des plaisanteries et l’on pense à part soi au moyen de s’y faire recevoir.

Adieu, mon cher Prosper. Ecrivez-moi, je suis ici encore pour deux mois. Je serai si vous le voulez, un correspondant bien exact. Il est impossible d’être un ami plus attaché.


VIII

Des Herbages[34], ce 22 avril 1808.

Je crois, mon cher Prosper, que j’avais mal daté ma dernière lettre. Celle-ci l’est exactement ; mais elle mettra peut-être quelques jours de plus à vous parvenir, parce que je suppose qu’elle passera par Paris. Je suis venu jeter un coup d’œil sur ma pauvre campagne, mais je n’y resterai pas : et au lieu d’y passer quinze jours, comme je me le proposais, je crois que j’en repartirai après-demain. J’y suis mal arrangé comme on l’est toujours dans un bien qu’on n’habite jamais, et l’idée que je dois en repartir m’ôte tout intérêt et s’oppose à toute occupation. Ma disposition morale est aussi très peu propre à la solitude. Je suis triste et découragé. J’ai un besoin de repos qui, rencontrant des obstacles, devient quelquefois une douleur très, aiguë, et qui en même tems, se fesant sentir chaque jour plus impérieusement, amènera des choses qui m’attristent en perspective. Ajouter à cela que je suis entouré ici d’une correspondance de près de vingt ans, presque entièrement avec des morts, et que je ne puis m’empêcher de relire sans cesse, quoiqu’elle fatigue mes yeux et brise quelquefois mon cœur. Ce n’est pas tant le regret des individus qui m’attriste, bien qu’il y en ait qui sont pour moi des pertes irréparables, que ce sentiment du passé, et cette mort au bout de tant d’activité, de tant de liaisons, de tant de querelles quelquefois, c’est surtout dans les lettres de femmes que cela se fait sentir. Il n’y a pas d’homme qui n’ait été aimé, qui n’ait rompu, soit à tort, soit avec raison ; mais ces ruptures, qui paraissent fort simples, tant que les objets en sont encore existans, deviennent horriblement lugubres, lorsqu’elles sont terminées par cette grande et silencieuse catastrophe qui termine tout. C’est en vain que des années se sont écoulées entre la rupture, et la mort. Cet intervalle est bon, en ce qu’il prouve que l’une n’a contribué en rien à l’autre. Mais je ne sais combinent il se fait que ce qui est devenu impossible redevient un objet de désir. Je promène mes regards sur toutes ces lettres écrites par des mains qui sont à présent de la poussière, sur ces lettres, qui ne peuvent plus être répondues, et auxquelles, quand je répondais, j’opposais tant de raisonnemens tirés de la vie, et des circonstances et de l’avenir. Tous ces raisonnemens, toutes ces circonstances, tout cet avenir s’est abîmé dans une fosse qui elle-même a disparu.

Je m’arrête pour ne pas vous importuner dans votre solitude de Bressuire, par la mélancolie qui pèse sur moi dans ma solitude des Herbages. La campagne est horrible. Il n’y a pas une feuille sur les arbres. Le vent de l’hiver souffle à travers leurs branches noires. Rien n’annonce encore le printems de la nature, qui m’est d’autant plus nécessaire que l’automne a déjà commencé pour moi. Croyez-moi, mon cher Prosper, il faut se faire autour de soi quelque chose qui nous tire de nous-mêmes. Ce ne peut pas être le monde ; il est trop indifférent. Ce ne peuvent pas être les affaires ; elles exigent de l’activité d’esprit, et c’est surtout pour les momens où notre esprit est fatigué que la distraction est nécessaire.

Je romps encore la chaîne de mes idées parce que je ne sais trop où elles me conduiraient, et qu’il y a en moi une sorte de folie contemplative que je veux réprimer le plus que je puis. Chaque jour j’entends moins ce que c’est que la vie ; et je suis prêt à me jeter sur la terre, pour lui demander son secret. Tout le monde a-t-il ce sentiment, et le cache-t-il comme je le cache ? Tout le monde joue-t-il son rôle, et. se fait-il commun et inconséquent, de peur de paraître fou ? Ou y a-t-il vraiment des gens à qui la vie telle qu’elle est convienne, et à qui il paraisse tout simple de naître, de voir mourir autour d’eux, de sentir la main invisible qui s’appesantit sur eux, sillonne leurs traits, et affaiblit leurs organes, enfin de mourir eux-mêmes ? Je suis comme ces pédans qui répètent le om mystérieux. Il n’y a pas de parole dans aucune langue qui puisse exprimer les questions que je voudrais adresser à cet inconnu muet que je sens, et qui se tait.

Parlons d’autre chose, si je puis. Je travaille à Wallstein, je le refonds : je crois que la pièce ne sera pas jouable en France, mais il y aura de grandes beautés. Un cordonnier en a fait une sur Zénobie[35], qui, dit-on, est pleine de beautés. On m’en a cité quelques vers, vraiment heureux. Lacretelle[36], en en parlant, l’a félicité de son heureuse ignorance des langues étrangères qui l’a empêché de s’égarer et d’abandonner les grands modèles. D’Alembert écrivait il y a quarante ans : « La première condition pour un homme de lettres, c’est d’avoir le courage d’ignorer beaucoup de choses. » Je ne sais pas si c’est la première, mais c’est certainement la mieux observée.

J’ai lu votre discours, et j’ai dit même aux membres de l’Institut qu’il y avait plus de choses dans une de vos pages que dans les quatre discours qu’ils ont couronnés. C’est bien véritablement mon opinion. Il y a dans votre scepticisme plus de vigueur que dans leurs assertions les plus positives, et dans vos contradictions apparentes plus de profondeur et de justesse que dans leurs systèmes les mieux arrangés. Cependant je vous dirai ce que je pourrais me dire à moi-même. Nous ne savons pas assez ce que nous voulons. Nous sommes dégoûtés de notre siècle, et pourtant nous sommes de notre siècle. Nous avons senti les inconvéniens de la philosophie. D’ailleurs ses ennemis ne valant pas mieux ou valant moins que ses apôtres, nous craignons de faire cause commune avec ses ennemis. Il en résulte qu’après nous avoir lus on se demande quel est notre but, et c’est un défaut pour le succès. C’est là le plus grand, le seul réel dans votre ouvrage. Le style m’en a plu souvent, on voit que vous sentez plus que vous ne dites, et c’est le premier mérite du style à mon avis. Nos écrivains actuels laissent sans cesse voir qu’ils ne sentent rien. Il ne faudrait pas deux jours pour faire disparaître tout ce qui ne tient qu’à la rédaction. Mais l’autre défaut, si c’en est un, comment le corriger ? Je m’en déclare incapable, car on me le reproche sans cesse, et je ne sais répondre autre chose sinon que je ne vois pas d’une manière plus décidée, et qu’il faut me prendre impartial et sceptique, ou me laisser. Je ne crois pas que vous en tenez mieux. Partout hors de France, on permet aux écrivains qui ont des observations neuves, de ne pas avoir de résultat positif. Mais les Français, qui veulent tout utiliser, ne veulent pas avoir lu pour rien.

Adieu, cher Prosper. Le temps est devenu plus affreux encore, pendant que je vous écrivais. Je repars pour Paris. C’est là que je mettrai ma lettre à la poste. J’aime encore mieux les hommes que les vilains arbres qui m’entourent. Jugez si ces arbres sont laids.


IX


Versailles, ce 19 mai 1808.

Je vous écris d’une auberge où je suis venu demander à mon préfet un passeport, pour voyager dans toute l’Europe. C’est une chose que depuis six ans je fais toutes les années. Je prens ensuite le plus d’argent que je peux avec moi, puis, je pars pour Genève et ses environs, et j’y reste avec mes projets. Mais j’ai au moins la satisfaction d’avoir tous les moyens matériels de les exécuter et de ne pouvoir m’en prendre qu’à moi, si je ne les exécute pas.

Vous ai-je mandé que j’avais fait une nouvelle tentative pour croire à quelque chose ? J’ai été me faire dire la bonne aventure par une sorcière, très renommée à Paris, et dont on raconte des anecdotes très avantageuses. Hélas ! cher Prosper, j’étais plus qu’impartial, et elle ne m’a rien dit qui pût me fournir un prétexte de supposer quelque communication entre les hommes et la nature, mais la superstition même me refuse son appui !

Cependant cette sorcière m’a intéressé à certains égards. Lorsque j’ai vu qu’il fallait désespérer d’être sa dupe, je me suis mis à l’observer. Elle est fort hôte, mais on remarquait l’étude que son intérêt lui a fait faire des passions humaines, malgré sa bêtise. Elle parle vite et en phrases très longues, avec beaucoup de mots parasites, pour lui donner le tems de rassembler des idées. Elle dit à tout le monde à peu près la même chose, mais, de tems en tems, elle jette un regard rapide et de côté, sur la figure de celui à qui elle parle (le reste du tems, elle tient les yeux baissés et a l’air d’une machine à paroles), et quand elle croit avoir remarqué l’impression qu’elle a faite, elle pèse sur cette impression avec une sorte de dextérité. Elle parle aux hommes d’argent et d’ambition, aux femmes d’amour, et j’ai conçu comment elle parvenait à faire effet. Il n’y a pas un homme qui ne croie avoir quelque ennemi caché, et pas une femme [qui ne craigne] qu’on ne lui enlève son amant. En conséquence, elle les étonne toujours en leur disant là-dessus des choses fort vagues, qui leur paraissent frappantes parce qu’elles s’appliquent plus ou moins à leur situation particulière.

J’ai un peu travaillé à Wallstein. Mon départ qui approche m’empêchera de le finir avant l’automne. Mais je crois avoir trouvé le moyen de rendre cette pièce susceptible d’être jouée, et d’en faire disparaître les défauts les plus graves.

Je compte partir dans peu de tems. Ecrivez-moi pourtant toujours ici, cher Prosper. On me renverra vos lettres. Adressez directement rue Neuve-des-Mathurins, n° 40.


X


Brévant près Dôle, département du Jura, ce 9 juin 1808.

On m’a renvoyé votre lettre de Paris, mon cher Prosper. Elle m’a profondément touché, et tout mon cœur répond à l’amitié que vous me témoignez. Ce que vous blâmez en moi n’est nullement de la défiance, mais une sorte de découragement de moi-même et d’habitude prise depuis un tems immémorial de ne pas parler de moi-même. Je n’en repousse pas l’idée, mais elle ne m’en vient pas. Ajoutez à cela qu’ayant une grande incertitude dans le caractère, j’ai souffert souvent de ce que l’on concluait de ce que je disais à ce que je devais faire. La plupart des hommes, ou même tous, car la chose n’est pas un défaut dans l’amitié ou dans la compréhension, mais une loi de la nature, voient ce qui intéresse les autres d’une manière nette et tranchée, parce qu’ils ne saisissent que les faits, et que les faits sont la partie la moins importante de nos douleurs. Le cœur est une partie de nous-mêmes incommunicable. Il a les maladies, dont on ne peut pas vouloir guérir, quoiqu’il soit possible que l’on en guérisse. Mais ce sont les hasards, les circonstances qui amènent cette guérison, et comme je l’ai dit, tant qu’elle n’a pas eu lieu, on ne la veut pas. Or les amis la veulent, et ce qu’ils disent pour y déterminer, et la fatigue que l’on aperçoit qu’ils éprouvent, quand ils voient que l’on ne veut pas sortir de la situation dont on se plaint, aigrit la souffrance au lieu de la calmer.

Je remarque, cher Prosper, que je vous fais là du marivaudage de mélancolie. Nous causerions bien autrement si nous nous voyions ; mais jusque-là j’ajourne tout, hors ma reconnaissance et ma bien tendre amitié.

Peu de jours après ma dernière lettre j’ai quitté Paris pour venir voir mon père[37]. Ma présence ici lui fait du plaisir. On en a si peu à quatre-vingt-trois ans, que je ne néglige rien pour lui procurer ceux dont il peut encore jouir et nos relations, depuis quelques années, sont devenues chaque jour plus intimes et plus douces.

Je travaille à Wallstein, moins que je ne devrais et ne voudrais, mais cependant de manière à prévoir qu’il sera fini dans le courant de l’été. Je verrai alors à le faire recevoir et imprimer » l’hiver prochain. Il me tarde de pouvoir me remettre à mon-polythéisme, qui est l’ouvrage de ma vie. Je ne conçois pas qu’on dise tant de bien de mes vers, et que j’aie si peu de penchant à en faire.

J’ai bien peur que nous ne nous voyions pas à Paris de longtems. Puisque vous y venez cet été, vous n’y serez pas en hiver, et ce ne sera, je suppose, qu’alors que j’y irai. J’ai trouvé la vie de Paris douce à mener, et c’est peut-être ce qui a ajouté à ma tristesse.

Mes grands projets de voyage ne se réaliseront pas plus cette année que les autres : et je ne vous les avais pas annoncés comme devant se réaliser, car je me souviens d’avoir ajouté que depuis longtems je prenais tous les ans les mêmes mesures, et qu’après m’être assuré les possibilités, je m’en tenais là.

Adieu, cher Prosper. Cette lettre est une bien insuffisante réponse à la vôtre. Croyez que je le sens. Croyez que je vous suis attaché pour toute ma vie, et que l’un de mes plus grands bonheurs sera de vous revoir et de causer avec vous de vous et de moi.


XI


Coppet, le 27 juillet 1808.

Les renseignemens contradictoires, qui me sont parvenus sur votre voyage à Paris, mon cher Prosper, m’ont empêché de répondre, aussitôt que je l’aurais désiré, à votre lettre du23 juin. Vous m’aviez mandé que vous seriez dans un mois et pour un mois ou deux dans la grande capitale. On me dit que vous avez renoncé à cette course, et que vous rencontrerez monsieur votre père en Auvergne. Hochet me mande que vous l’avez prié de vous écrire à Bressuire. Je suis resté suspendu entre ces diverses nouvelles, et je prens enfin le parti de vous adresser cette lettre dans le chef-lieu de votre sous-préfecture, convaincu que c’est de là que tout ce qui vous est destiné vous parvient le plus sûrement. Répondez-moi le plus tôt que vous pourrez, pour que notre correspondance reprenne la régularité qui m’était si agréable.

Il est vrai que j’étais moins triste à Dôle que je ne l’avais été à, Paris. Cela tenait à différentes circonstances qui ne peuvent se détacher d’un petit ensemble d’événemens, lequel lors même ne se pourrait raconter qu’avec des explications fort ennuyeuses par lettre, mais que j’aurai quelque plaisir à vous confier, quand nous nous verrons[38]. Mais cela tenait aussi à une révolution qui s’est faite en moi, qui a commencé il y a environ un an, et qui fait des progrès dont je m’applaudis, et que je favorise autant qu’on peut favoriser une chose dont la première base est la conviction profonde que le seul moyen de bonheur donné à l’homme sur cette terre est l’abnégation de sa volonté. Je ne prononce au reste que pour les caractères semblables aux miens, qui, n’ayant pas assez de force de volonté pour que cette volonté les entraîne, n’éprouvent que l’irritation de ne pouvoir jamais la défendre, soit contre les volontés étrangères, soit contre la mobilité de leur propre esprit. Ces caractères sont d’autant plus malheureux qu’ils ont d’ordinaire, avec leur faiblesse, un grand amour de l’indépendance. Il en résulte un froissement perpétuel, et un état de fièvre le plus douloureux qui se puisse imaginer. Or, comme on peut bien renoncer aux forces qu’on a, mais non se donner celles qu’on n’a pas, le seul parti à prendre, c’est d’abdiquer cette faculté de vouloir, qui n’est pas suffisante pour persister, et qui l’est pour faire de la vie une suite de tourmens. On finit la lutte, on n’est plus harcelé par la violence, la pitié, l’indécision. On s’enveloppe dans son manteau, et l’on se laisse rouler par les vagues. On raconte de je ne sais quel niais, qu’il s’était mis dans l’eau de peur de pluie. Ce n’est pas un parti si sot qu’il le paraît. Si en abdiquant sa volonté on peut y joindre une conviction fort opposée aux idées philosophiques. mais qui n’est pas dénuée d’une certaine vraisemblance de sentiment, c’est que nous sommes entourés d’une force intelligente, dont nous sommes ou les créatures ou une partie, et que cette force se mêle de nous, on n’est presque plus malheureux. On parvient assez facilement à établir dans sa pensée une certaine correspondance de cette force avec soi, et, l’imagination une fois tournée en ce sens, mille événemens individuels viennent justifier cette conviction. Alors un monde nouveau s’ouvre. On est débarrassé du poids de soi-même ; on n’a, plus la charge de son égoïsme, ni le fardeau de son individualité. Comme on n’a plus de plan, les événemens paraissent n’avoir plus de suite. On morcèle la vie heure à heure, jour à jour, et la vie y gagne beaucoup. Je ne sais si vous comprendrez tout cela, cher Prosper. Je m’aperçois que je décris en incrédule les avantages de ce qu’on nomme la superstition. Mais la description est un reste de mauvaises habitudes, et je suis une preuve qu’on peut analyser ce qu’on éprouve sans que l’analyse détruise la sensation.

En écrivant le mot de superstition, j’ai réfléchi à son étymologie. Jamais mot ne fut plus expressif, quoique son vrai sens soit tout à fait oublié. La superstition est en effet la seule chose qui survive à tout. Ça n’est autre chose que la religion appliquée, adaptée à nos besoins de tous les momens. C’est la partie de la religion dans laquelle l’homme trouve des ressources. La religion sans ce qu’on a appelé la superstition n’est qu’une philosophie d’une autre espèce : et qui dit philosophie dit une chose essentiellement sèche et stérile.

Je fais trêve à tout ceci, que je me reproche de vous avoir écrit, parce que cela paraît inintelligible, sans développemens, et je vais user le peu de papier qui me reste à vous parler de ce qui vous intéressera davantage. Je vous écris de Coppet où je suis depuis environ trois semaines. Notre amie est bien. Son séjour à Vienne lui a fait une impression agréable. Elle y a été entourée d’hommages et de bienveillance. Elle, travaille à des lettres sur l’Allemagne où il y aura beaucoup d’aperçus piquans et nouveaux. Je travaille à Wallstein, sans entraînement. Je n’en ai plus pour rien de ce qui n’est pas le repos. Le succès a perdu pour moi presque tout son charme, quoique je n’en aie pas beaucoup usé. Mais je travaille, parce que j’afflige ceux qui m’entourent, quand je ne travaille pas. J’ai plus développé le caractère de Wallstein, qui était manqué dans mes derniers actes. De temps en temps, il me revient un regain de force qui me fait faire quelques vers heureux. J’ai remis beaucoup de pensées et quelques scènes de Schiller. On me conseille de l’imprimer, et comme je ne m’oppose à rien, je suppose que l’impression aura lieu, mais il en sera ce qu’il plaira à la destinée, ou à Dieu comme vous voudrez. J’aime mieux la dernière expression quoique je sois plus habitué à l’autre.

Genève est comme autrefois. Je n’y ai été qu’une seule fois. Je n’y vais que quand on m’y mène. On y reçoit de temps en temps des nouvelles d’Espagne, presque toujours fausses, mais qui remplissent les conversations. Il y a des Russes et des Allemands à foison. Tout cela vient ici, et en repart, sans laisser de traces, au moins pour moi. Camille Jordan[39], qui vaut mieux, a dîné aujourd’hui.


XII

[Genève] ce 18 septembre 1808.

J’ai vingt fois commencé à vous écrire, cher Prosper, et je n’ai jamais su où vous adresser ma lettre. On me disait bien que j’avais encore le temps de vous la faire parvenir à Barante[40], mais je trouvais d’après mon calcul qu’elle n’y arriverait qu’après votre départ. J’ai donc attendu la nouvelle de votre séjour à Paris, et comme on me dit que les opérations de la conscription ne vous permettront pas d’y rester longtems, je me hâte de répondre à votre lettre du 10 août, dont la date est pour moi un sujet de regret continuel, car j’aurais déjà pu en recevoir une autre, si j’avais répondu tout de suite.

Monsieur votre père que j’ai vu avant-hier très bien portant m’annonce que vous allez faire paraître votre essai sur le XVIIIe siècle. J’en félicite vous et moi, et le public. Il y aura, dans cet essai, plus d’idées neuves et justes que dans les ouvrages couronnés présens et à venir. Il m’a parlé (monsieur votre père) des vues sur la civilisation que vous avez, dit-il, renoncé à mettre à la fin de votre essai. Je ne puis trop juger de vos motifs : mais je regrette tout ce que vous avez retranché, et si, — c’est toujours d’après ce que m’a dit monsieur votre père que je raisonne, — si vous n’avez été déterminé que parce que les considérations sur la civilisation étaient d’une longueur disproportionnée au reste de l’ouvrage, cette raison ne me paraît pas suffisante pour vous engager à omettre ce qui certainement aurait été la partie la plus piquante et la plus profonde de vos recherches. Au reste, M. de Barante m’a paru de votre avis : ainsi je suis loin de décider, et ce n’est que mon impression que je vous transmets, impression vague et aventurée, puisque je n’ai point de données précises à cet égard.

Je suis à la fin de mon travail sur Wallstein, que j’envoie à l’impression, dans la semaine prochaine. Après m’être beaucoup tourmenté pour l’arrangement du plan, et l’avoir refondu en entier, je me suis trouvé ramené, à mon grand étonnement, au plan que j’avais adopté dans l’origine. C’est ce qui m’est arrivé plus d’une fois, dans la composition de plusieurs de mes ouvrages. Cependant le travail de cette refonte n’a pas été perdu. Je crois avoir ajouté surtout au caractère de Wallstein plusieurs développemens nécessaires. Ce caractère est le grand défaut de la pièce de Schiller, et de la mienne. Si je n’ai pu y porter remède entièrement, je crois du moins l’avoir rendu moins sensible. Enfin, cette pièce va paraître, telle quelle. Je m’intéresse assez peu au résultat littéraire. Le succès, à ce que je crois sentir, car il ne faut répondre de rien, le succès, dis-je, m’est presque indifférent. Je la publie, parce que j’ai dit que je la publierais, et parce qu’on me talonne pour la publier. Ce sera ensuite l’affaire du public, s’il y en a un, et s’il veut s’en occuper.

Je conçois comment vous trouvez l’abnégation de la volonté une tiède jouissance. Mais il y a moyen de la revêtir d’une sorte de sentiment pareil à celui de l’amour, et alors, à ce que je crois, elle devient une jouissance assez vive, plus vive peut-être que toutes les autres. Il y aurait bien des choses à dire là-dessus ; elles nous mèneraient trop loin. Je ne suis moi-même que dans la route, et je n’en connais pas encore assez le terme pour vous en parler. J’ai beaucoup lu ce qu’on appelle Les Mystiques dans ces derniers temps, et notamment Mme Guyon : et je les ai lus dans un esprit de bonne foi complète, sans croyance fixe, mais aussi sans préjugé contre, et avec une grande fatigue de l’incrédulité. L’effet que ces livres et mes méditations m’ont produit a été variable et interrompu. Cependant, en prenant le tout ensemble, ils m’ont certainement fait faire des découvertes dans le cœur humain et dans le mien propre. L’homme est composé de trois choses, de sentimens, de réflexions et de sens. Les sentimens et les sens sont les seules choses qu’il tienne de la nature. Les réflexions ne sont que le résultat de ses rapports avec les objets extérieurs. En conséquence, ce dont il est orgueilleux, l’esprit ou la raison, n’est qu’une chose qu’il acquiert de la seconde main, et qui varie suivant les expériences qui lui servent de base. Elle est donc tout à fait inapplicable quant aux objets qui sortent de sa sphère. La religion est à l’âme ce que le plus haut des plaisirs des sens est au corps. La raison n’a rien à faire dans tout cela. Il y a une liaison intime entre l’âme et les sens. Ce sont les parties constitutives et naturelles de l’homme. La raison est un intrus, venu après coup, et qui fait du bruit dans la maison.

Ce qui paraît lui donner tant d’avantage, c’est que le seul moyen que nous ayons de rendre ce que nous éprouvons, c’est le langage et que le langage est une invention de l’esprit. Aussi n’exprime-t-il nettement que ce qui est de son ressort, et ne pouvons-nous trouver des paroles pour rendre aucune sensation ni du corps ni de l’âme.

Je vous écris tout ceci, je ne sais pourquoi, cher Prosper, tout au plus peut-on causer là-dessus, mais non pas écrire. J’aurais une grande soif de causer avec vous. Mais Dieu sait quand nous nous verrons. Si Bressuire n’était pas en pleine Vendée, j’irais vous y voir. Mais les souvenirs d’une guerre civile m’empêchent de me décider à cette visite.

Adieu, mon ami. Je vous assure que j’aurai toujours un grand bonheur à vous garder souvenir et à recevoir des marques du vôtre, et que vos lettres font toujours époque, dans ma vie à la fois monotone et vagabonde. Je vous embrasse. Dites-moi dans votre réponse précisément où il faut vous écrire.


XIII


Genève, ce 21 octobre 1808.

Je voudrais bien, mon cher Prosper, pouvoir espérer que je vous trouverai encore à Paris ; mais, malgré vos retards et votre désir de ne pas retourner de sitôt dans le siège de votre empire, je crains fort que vous n’y soyez déjà, quand j’arriverai dans la capitale. Mon malheureux Wallstein me retient ici et n’avance guère, malgré mes prières et mes menaces, dont mon imprimeur se rit également. Je n’en ai pas encore la première épreuve, quoiqu’il y ait plus de quinze jours que j’en ai donné le manuscrit à Paschoud[41]. Cela me dérange sous mille rapports. Celui de ne plus vous rencontrer n’est pas le moins fâcheux. Je ne prévois pas que je quitte Genève avant le 1er décembre, ni que je sois à Paris avant le 1er janvier. J’ajouterai à Wallstein quelques notes historiques, indispensables pour l’intelligence de la pièce, et un discours préliminaire sur quelques-unes des différences les plus remarquables entre le théâtre français et le théâtre allemand, le tout bien uniquement littéraire, comme vous sentez. Dites-moi où je pourrai vous adresser tout cela, dans le cas où vous ne seriez plus à Paris, quand ça paraîtra. J’ai aussi une grande impatience de voir votre XVIIIe siècle. Je suppose qu’il sera imprimé avant que je parte d’ici. Dans ce cas, envoyez-le-moi le plus tôt possible ; mais s’il tarde remettez-le à quelqu’un, à Hochet, par exemple, qui me le donne à mon arrivée. Dès que j’aurai fini Wallstein, je me replongerai dans mon ouvrage sur le Polythéisme, que je ne me rappelle dans ce moment que d’une manière assez vague et surtout très opposée à la direction actuelle de mes idées. Non que les faits et la marche de l’esprit humain ne soient pas selon moi toujours la même que celle que j’avais cru démêler de tout tems. Mais le résultat est autre, et sans rien changer à, mes assertions sur la progression, je finirai tout différemment de ce que mes premières intentions encyclopédistes semblaient l’annoncer, ce qui m’oblige à modifier une quantité de petites phrases, écrites dans le XVIIIe siècle et pour lui, et qui ne doivent pas lui survivre. N’êtes-vous pas frappé comme moi, mon cher Prosper, de la grande impulsion religieuse, qui semble imprimée à tous les esprits de notre siècle ? La religion s’est retirée de l’extérieur de la vie ; mais elle n’en est que plus entière dans l’intérieur de l’homme. Cela est moins sensible en France que partout ailleurs, parce que la France est une Chine européenne où il n’y a d’un côté que la mode, et de l’autre que des pratiques, mais partout ailleurs la religion, telle que je la conçois, mystique et comme de dessous terre. Est-ce l’époque ? Il y a sans doute des traits de ressemblance avec celle qui précéda et favorisa l’établissement du christianisme. Mais l’époque même n’a-t-elle pas quelque chose de miraculeux ?

Adieu, cher Prosper. Ecrivez-moi bien vite et conservez-moi votre amitié, quoi qu’il nous arrive à l’un et à l’autre, sur ce monde de sable mouvant.


XIV


Genève, ce 23 novembre 1808.

Je réponds à votre dernière lettre, cher Prosper, quoique je ne sois point sûr que la mienne vous trouve à Paris. Il me paraît même plus que probable que vous n’y serez plus quand elle y arrivera ; mais on vous la fera tenir, et vous me direz alors où vous écrire.

Je suis sur le point de quitter Genève pour aller d’abord en Franche-Comté, puis à Paris, où je serai vers le 15 ou le 20 du mois prochain. Wallstein est achevé d’imprimer et s’acheminera vers la capitale à peu près en même temps que moi. Dieu nous accorde à tous deux une bonne réception, quoique d’une nature différente, car je ne demande pour moi que l’obscurité, et le repos à la campagne, où je passerai une grande partie de l’hiver si rien ne vient contrecarrer mes projets.

J’ai eu bien à travailler à Wallstein depuis qu’il a été donné à l’impression ; mille choses que je tolérais par paresse m’ont choqué quand je les ai vues prêtes à partir pour aller se montrer à l’étranger, et j’ai refait plus de mille vers. Je crois que l’ouvrage y a gagné et j’y ai gagné aussi de remplir mon tems et d’user la vie. A présent la chose est faite et je sens déjà que je redeviens aussi indifférent aux critiques que j’étais ombrageux, pendant qu’il y avait encore une possibilité de corriger et d’améliorer.

J’ai fait précéder l’ouvrage par quelques réflexions sur le Théâtre allemand bien adoucies et aussi peu hétérodoxes que je l’ai pu. J’ai tâché de déclarer que je préférais notre Théâtre à tous les autres, et je l’ai dit encore plus que je ne le pense. Mais je ne veux point proposer d’innovations à mes risques et périls, et de toutes les réputations celle que j’aimerais le moins serait celle d’un novateur. Je ne crois pas d’ailleurs que les innovations préméditées réussissent ; quand une littérature est jeune, elles se font d’elles-mêmes. Quand une littérature est vieille, on a beau les essayer, elles ne prennent pas plus qu’une branche verte qu’on voudrait enter sur un arbre mort. Tout ce qu’on peut faire en France, dans notre état de décrépitude, c’est du galvanisme et non de la vie.

Sortirons-nous de cet état de décrépitude ? Certainement ce ne sera pas exprès. Notre volonté n’y peut rien, ou plutôt nous ne pouvons pas avoir de volonté. Il n’y a que la religion qui puisse nous ressusciter comme il n’y a que les miracles qui ressuscitent les morts. Mais ce ne sera pas si l’on prend la religion comme moyen de littérature. C’est la tuer un peu plus. Il faut tâcher d’y croire gratis, car quand on veut y croire dans un but on n’y croit pas.

Je suis bien moins éloigné que vous ne le pensez de votre manière de sentir sur la religion. Ce ne sont pas les pratiques que je blâmé, au contraire je les aime, et elles me font du bien. Je ne blâme que la volonté de les imposer aux autres. Chacun a ses pratiques, ses croyances, son genre de rapport avec Dieu. Nul ne peut faire entrer un autre dans sa route, parce que nul ne peut rendre un autre soi. Ma religion consiste en deux points : vouloir ce que Dieu veut, c’est-à-dire lui faire l’hommage de notre cœur ; ne rien nier, c’est-à-dire lui faire l’hommage de notre esprit. Ces deux points donnés, la route est établie de la terre au ciel, et chacun pour soi trouve cette route pleine de protection, de consolation intérieure, et d’une providence particulière que nul ne peut prouver, mais qui se fait sentir à chacun à chaque pas.

Je vous le jure, cher Prosper, je ne sais plus du tout comme on pourrait vivre sur la terre, au moins comme j’y pourrais vivre sans l’appui du ciel, et je dirai, sans vouloir défier le malheur, car je ne sais ce que le malheur pourrait produire physiquement et moralement sur moi, je dirai qu’avec cette confiance profonde qu’une croyance qui n’a en aucune manière le raisonnement pour base peut inspirer à un esprit revenu du raisonnement, il n’y a peut-être point de malheur que l’on ne pût supporter, ou qui du moins ne rût considérablement adouci.

Nous avons eu tout cet été force philosophes et poètes allemands. Leur imagination est d’une nature très particulière et qui bien saisie a beaucoup de charmes. Vous ne connaissez guère que Schlegel[42], qui de toute l’école a le moins de cette imagination.

Adieu, mon cher Prosper. En quelque lieu que ma lettre vous trouve, répondez-moi et adressez à Dôle. Car si quelque chose d’imprévu ne vient pas déranger tous mes projets, ce sera là que je la trouverai.


XV


Dôle, ce 24 décembre 1808.

Je reçois à l’instant, mon cher Prosper, votre Tableau de la littérature du XVIIIe siècle et je me hâte de vous en remercier, quoique je sois forcé d’emprunter, pour vous écrire, une main étrangère, une brûlure très considérable et très douloureuse m’empêchant de me servir de la mienne. Dès que je serai sorti de cet état d’impuissance, je m’occuperai avec un bien grand plaisir de rendre à votre ouvrage la justice qu’il mérite. Je serai heureux de saisir cette occasion de professer mon opinion sur votre caractère et sur vos talens, mais il faut que j’attende que je puisse écrire moi-même. Dites-moi cependant le plus tôt que vous pourrez si vous êtes sûr que je ne serai pas devancé dans le Publiciste. C’est le seul journal dans lequel je sois assuré de faire insérer mes articles ; et comme je ne pourrai guère travailler à celui qui vous intéresse que dans une quinzaine de jours et que je voudrais d’ailleurs le faire à Paris même où l’on dit toujours mieux ce qu’il est utile de dire, il se pourrait que le Publiciste eût déjà rendu compte de votre discours. J’essayerais dans ce cas d’engager M. Suard à mettre mon article comme seconde manière de considérer le même sujet ; mais dans le cas où il n’y consentirait pas, mandez-moi à qui je pourrai m’adresser pour le faire recevoir dans quelque autre journal. Adressez votre réponse à Paris où je serai probablement avant qu’elle y arrive. Adieu, mon cher Prosper, je vous aime et vous embrasse.


XVI


Ce 15 février 1809.

J’ai tardé quelque tems à vous répondre, cher Prosper, et à vous remercier de votre excellent article. Je voulais pouvoir vous annoncer qu’il était inséré. Mais Lacretelle a fait des difficultés, et a fini par le refuser tout à fait sous prétexte qu’il était trop favorable à l’ouvrage. J’en ai été fort étonné parce que Lacretelle se porte pour avoir de l’amitié pour moi. Hochet, que j’avais prié de se charger de cette négociation, y a mis un zèle amical, mais inutile. Ce n’est que depuis avant-hier que j’ai rattrapé votre article. Je tâcherai de le faire mettre dans un autre journal. Je ne veux pas perdre ce témoignage de votre amitié, mais je regrette qu’il ne soit pas dans le Publiciste. J’ai retranché un paragraphe qui avait trait à mon ouvrage sur le Polythéisme, et la dernière phrase, n’étant pas sûr, l’article devant paraître dans un autre journal, que vous consentiez qu’on vous l’attribue.

J’ai admiré, mon cher Prosper, l’adresse avec laquelle vous avez trouvé à de certains défauts de ma tragédie des excuses qui les justifient parfaitement, mais dont je n’ai pas le mérite, car je n’y avais point pensé. Telle est par exemple la générosité un peu trop niaise de W…, lorsqu’il permet à Alfred d’emmener ses cuirassiers. On est heureux de trouver un apologiste comme vous.

J’ai été pendant quelque tems assez mécontent de l’effet de W… J’en suis assez satisfait actuellement, et comme il a eu à vaincre de grandes difficultés, tant à cause de la maladresse du libraire que d’une certaine malveillance à laquelle je ne m’attendais pas dans un grand nombre de journalistes, je crois, puisqu’il les a vaincues, qu’il ne fera pas mal son chemin. Vos réflexions sur la tragédie historique sont d’une nouveauté et d’une profondeur extrême et seraient susceptibles de beaucoup d’heureux développemens.

Je travaille à mon Polythéisme avec une ardeur qui me charme. Je le recopie en entier moi-même pour ôter les queues encyclopédistes. Si je ne suis pas troublé par quelque orage, extérieur ou intérieur, j’aurai fini cette copie ce printems.

J’apprends à l’instant par Laborie[43]votre nomination à la Vendée[44]. Je n’ai pas besoin de vous dire que je m’en réjouis. C’est donc à Napoléon-Ville que j’irai vous voir et je mourrai sans avoir vu Bressuire.

Adieu, cher Prosper. Si vos affaires vous laissent un moment, écrivez-moi, et, surtout, ayez toujours au moins le tems de m’aimer.


BENJAMIN CONSTANT.

  1. Nous devons communication de cette intéressante série de Lettres à M. le baron de Barante, qui, en s’en rendant l’éditeur, a bien voulu se charger de l’annoter et de la commenter. Nous l’en remercions ; et nous ne doutons pas que les lecteurs de la Revue n’associent leurs remerciemens aux nôtres. [N. D. L. R. ]
  2. M. Hochet (1773-1857) collaborait à cette époque, avec MM. Suart et Lacretelle aîné, au Publiciste, journal où la critique littéraire tenait la première place, car seule elle comportait une certaine indépendance, très surveillée et fort relative, il est vrai. M. Hochet appartenait au petit groupe qui gravitait autour de M — de Staël. Il était même de l’intimité de Coppet. On l’y dénommait « le grand ami ; » comme Benjamin Constant « le petit ami ; » « la belle Juliette » ne pouvait être que Mme Récamier et « la grande amie, » la maîtresse de maison. Leurs prénoms Elzéar, Mathieu, Prosper, désignaient MM. de Sabran, de Montmorency, de Barante. M. Hochet était surtout, en ce milieu, le fidèle confident dont la mission est de faire cesser les malentendus, de négocier les réconciliations, d’insinuer les blâmes, l’ami dont on reconnaît avec effusion le dévouement, mais dont on éveille souvent la susceptibilité en lui laissant comprendre qu’il n’occupe pas le premier rang dans vos affections.
    M. Hochet entra en 1806 au Conseil d’État dont il devint, en 1816, le secrétaire général, après y avoir été, pendant dix ans, secrétaire de la Commission du Contentieux. Son fils lui succéda de 1839 à 1853. M. Hochet publia, en 1806, les « Lettres de la marquise du Châtelet à M. le comte d’Argental, » précédées d’une notice historique sur chacun de ces deux correspondans.
  3. MM. Piscatory et Charles de Villers étaient aussi de ce dîner.
  4. Louise-Julie Carreau, née en 1766, avait épousé, en 1791, l’acteur François-Joseph Talma. Leur divorce fut prononcé le 6 février 1801, et le 26 juin 1802, Talma se remariait à Mlle Charlotte Vanhove. Julie Talma fut un des plus vifs attachemens de Benjamin Constant. Elle mourut le 6 mars 1805.
  5. Mme de Staël partait pour la France où elle avait été autorisée à se rendre, mais Paris lui était interdit. Elle chercha à s’en rapprocher le plus possible en s’installant à Auxerre où tous ses amis s’empressèrent de se succéder auprès d’elle.
  6. Claude-Ignace de Barante, alors préfet du Léman, avait un goût littéraire très sûr et une véritable érudition. La Révolution, en le dépossédant de sa charge de magistrat, lui créa des loisirs employés, même pendant une incarcération de plusieurs mois, à composer divers ouvrages, et entre autres : une Introduction à l’étude des langues, un Examen du principe fondamental des maximes de La Rochefoucauld, de nombreux articles dans l’Historien (1796-1797), dans la Décade philosophique, 1799. Il fut un des collaborateurs de la Biographie universelle, publiée par les frères Michaud.
  7. M. de Barante venait d’être nommé auditeur au Conseil d’État le 12 mars 1806.
  8. De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développemens. Cet ouvrage ne devait commencer à paraître qu’en 1824.
  9. M. de Barante signait, de ces deux lettres A. M., les études littéraires qu’il écrivait, de temps à autre, dans le Publiciste. Les deux articles dont parle ici M. Benjamin Constant faisaient partie d’une série de feuilletons sur Dancourt et les mœurs du règne de Louis XIV, publiés les 25 et 30 avril, 7 et 10 mai 1806.
  10. Il est peu de sujets que n’ait abordés Charles de Villers, lieutenant à Toul. Au sortir de l’école d’artillerie de Metz, 1783, il compose des romans scientifiques, des comédies, des tragédies, puis, de 1789 à 1791, quatre écrits politiques. Émigré en 1792, il parcourt, après la dispersion de l’armée de Condé, l’Allemagne dont il étudie la langue, les monumens, les mœurs et s’inscrit à l’Université de Gœttingue. Il y fait la connaissance de Dorothée Schlœger, fille de l’historien, première femme qui sut conquérir le grade de docteur en philosophie sans dédaigner pour cela ni la musique ni la danse. Bientôt, elle épouse M. de Rodde, sénateur de Lubeck, où Villers la suit et ne se sépare plus désormais de ce ménage. C’est la liaison de Gœthe avec Mme de Stein, qu’il renouvelle avec Mme de Rodde dont l’influence achève de le germaniser.
    Faire connaître à la France les richesses littéraires, philosophiques et morales de l’Allemagne devient le but de son activité qui s’emploie en toute sorte de publications. En 1801, parait son œuvre principale : Philosophie de Kant ou principes fondamentaux de la philosophie transcendantale, dont le succès engage le Premier Consul à s’en faire rédiger un résumé. L’Essai sur l’esprit et l’influence de la Réforme lui vaut le premier prix de l’Institut de France. Charles de Villers repart, en 1805, pour l’Allemagne après trois ans de séjour à Paris. Les événemens se précipitent. Sa patrie d’adoption est envahie par son autre patrie, qui, quelques années plus tard, se voit elle-même refoulée par les vaincus de la veille, et successivement il s’entremet au bénéfice des uns et des autres. De 1811 à 1813, il traverse, non sans quelques accès de nostalgie de son pays natal, il est vrai, une période heureuse de succès et de popularité, il est professeur de littérature française à l’Université de Gœttingue que ses relations avec le roi Jérôme a préservée d’une annexion à l’Université française. Mais cette même faveur amène sa révocation au retour de l’ancien gouvernement du Hanovre. On lui accorde, toutefois, une pension, et il demeure à Gœttingue, avec les de Rodde qui, ruinés par le blocus continental, s’étaient réfugiés auprès de lui. Charles de Villers mourut le 26 février 1816. M. Ernest Seillière en a publié une biographie très complète dans la Revue de Paris d’octobre 1898, et M. Paul Gautier, plus récemment, a ici même apprécié son rôle d’intermédiaire entre la philosophie allemande et la pensée française. Voyez dans la Revue du 1" mars 1906, Un idéologue sous le Consulat et le Premier Empire.
  11. Au mois d’octobre 1806, M. de Barante, ainsi que plusieurs de ses collègues au Conseil d’État, avait reçu l’ordre de se rendre à Berlin auprès de M. Daru, intendant général de l’année. M. de Barante, quelques jours après son arrivée dans cette ville, apprit qu’il était nommé intendant à Dantzig. Mais Dantzig n’était pas encore occupé, et du quartier général du 5e corps il dut se rendre à Posen, et de là à Varsovie pour y étudier les moyens de ravitaillement de l’année. Il fut enfin adjoint avec M. Mounier à M. Lespérut, chargé d’organiser, à Breslau, l’administration de la Silésie. M. de Barante ne revint d’Allemagne qu’en octobre 1807.
  12. D’Auxerre, Mme de Staël avait été à Blois, puis au château de Chaumont. Rentrée à Auxerre, elle en repartit le 14 septembre 1806, pour Rouen, d’où elle se rendit le 23 janvier 1807 chez le marquis de Castellane à Acosta près d’Aubergenville (Seine-et-Oise), à douze lieues de Paris. Elle allait s’installer dans la terre de Cernay qu’elle venait d’acheter dans les environs de Franconville, quand le Gouvernement le lui interdit, ne l’autorisant à prolonger son séjour à Acosta que jusqu’au 1er avril. Passé cette date, Genève seul lui était permis sur le territoire français L’intervention de nombreux amis en sa faveur n’avait pas abouti.
  13. Corinne.
  14. Anselme de Barante, officier de dragons, avait disparu après la bataille d’Eylau ; son frère le retrouva, quelques semaines plus tard, dans les environs de Thorn, blessé de deux coups de sabre et de sept coups de lance.
  15. Les deux premiers volumes de l’Histoire des républiques italiennes au moyen âge, par J. C.-L. Simonde de Sismondi ; les quatorze autres parurent de 1808 à 1818.
  16. Histoire de l’anarchie de Pologne et du démembrement de cette République, par C.-L. Rulhières, suivie des anecdotes sur la Révolution de Russie en 1762, par le même auteur. Cet ouvrage posthume était publié par M. Daunou qui le faisait précéder d’une notice, sur Claude Carloman de Rulhières.
  17. M. Hochet, compagnon de M. Benjamin Constant et de Barante dans plusieurs de leurs voyages en Suisse.
  18. Le Grand Juge Régnier était président de droit de la Commission du Contentieux.
  19. Madame Récamier.
  20. M. de Barante était sous-préfet de Bressuire depuis la fin de 1807. Quelques-unes de ses lettres adressées d’Allemagne, et ouvertes, semblaient lui avoir attiré cette disgrâce.
  21. Wallenstein.
  22. MM. Lemontey, Lacretelle jeune, Elzéar de Sabran et le docteur Koreff assistaient aussi à cette lecture.
  23. Pyrrhus ou les Æacides, tragédie en 5 actes, 1807.
    Louis-Grégoire Lehoc (1743-1810) avait été secrétaire de légation à Constantinople sous le comte de Choiseul-Gouffier, ministre plénipotentiaire de Louis XVI à Hambourg, ambassadeur extraordinaire du Directoire à Stockholm. Son Pyrrhus, commencé avant son entrée aux affaires, fut terminé à l’âge de la retraite ; aussi, écrivait M. Hochet : « tous les défauts d’un jeune homme sont dans les quatre premiers actes, tous ceux d’un vieillard dans le cinquième. » Talma s’y tailla néanmoins un grand succès.
  24. De Voltaire.
  25. Tableau de la littérature française au XVIIIe siècle. On sait avec quelle sévérité l’Académie accueillit ce travail destiné au concours de 1808. Elle ne pardonna pas au jeune auteur l’indépendance de ses jugemens sur un siècle dont les héritiers et les derniers représentans régnaient encore à l’Institut.
  26. François-Joseph Gall (1758-1828).
  27. Victorin Fabre (1785-1831), poêle et prosateur, s’est surtout fait connaître par une série d’éloges de Boileau, de Corneille, de La Bruyère, de Montaigne, etc. ; par ses poèmes : la Mort d’Henri IV, les Embellissemens de Paris, la Tour d’Eglantine ; par des fables, des opuscules et discours en vers. Il a publié, en 1810, un Tableau de la littérature du XVIIIe siècle.
  28. René Alissan de Chazet (1772-1844), auteur dramatique des plus féconds, écrivain dont les divers gouvernemens n’eurent qu’à se louer. Il a laissé aussi quelques ouvrages d’histoire, souvenirs et mélanges.
  29. M. Hochet s’était marié l’année précédente.
  30. Mme Suard, née Panckouke, avait un salon littéraire, fort recherché et très influent, qu’elle dirigeait avec esprit et grand charme. M. Suard, secrétaire perpétuel de l’Académie, exerçait alors une véritable magistrature intellectuelle. Il le devait moins à ses œuvres agréablement écrites et pensées qu’à ses qualités aimables, à la souplesse de sa diplomatie, et surtout au souvenir de ses relations avec les écrivains, les savans, les artistes les hommes d’État, les femmes célèbres de la fin du dernier siècle.
  31. Le prince Gagarine était alors fort assidu auprès de Mme Récamier.
  32. Le prince Auguste de Prusse, neveu du grand Frédéric, éperdument amoureux de Mme Récamier, lui avait offert de l’épouser, ce que permettait l’annulation possible de son mariage avec M. Récamier ; la lettre digne, paternelle et tendre par laquelle celui-ci déclara ne pas s’y opposer, décida Mme Récamier à rester fidèle à l’ancien compagnon de sa vie, maintenant vieilli et appauvri,
  33. Michel-Louis-Étienne Regnault de Saint-Jean-d’Angély. déjà conseiller d’État, et président de la section de l’Intérieur, procureur général de la Haute-Cour impériale, grand officier de la Légion d’honneur, venait d’être nommé, en 1807, secrétaire d’État de la famille impériale et, en 1808, comte de l’Empire.
  34. Propriété de Benjamin Constant, située en Seine-et-Oise, entre Maflier, et Franconville.
  35. « À propos de tragédie, écrivait, le 23 août 1808, M. Hochet à M. de Barante, je viens d’entendre celle du cordonnier dont on a tant parlé dans les journaux, et je vous assure qu’on n’a rien exagéré dans les éloges. Dans les mauvaises scènes, il est au niveau de Hardy et Garnier, mais ni Arnault, ni Legouvé ne concevront jamais des caractères et des sentimens comme il s’en trouve plus d’un dans la pièce. Il a des traits et même des tirades que Corneille n’eût pas désavoués ; et croyez-moi, je n’exagère rien. Le sujet est la chute de Zénobie et du royaume de Palmyre. C’est le maître du monde qui ne veut pas souffrir un seul État indépendant. Ce pauvre homme ne s’est pas douté qu’il avait fait une pièce tout applicable à ces temps-ci ; aussi, après avoir été entendu et loué chez les princesses qui lui ont fait même une pension, vient-il de recevoir l’ordre de ne plus lire son ouvrage. Il en est tout confondu. Le caractère de Zénobie est plein de noblesse ; elle dit en refusant des indemnités que lui propose Aurélien :
    Je vivrai ton égale ou mourrai ta victime.
    Elle lui dit à lui-même :
    Ne pouvez-vous régner sans régner on Syrie ?
    « Mais un caractère vraiment original est celui de Longus, c’est la première fois qu’un philosophe a été mis sur la scène d’une manière dramatique, car je ne doute pas qu’il ne fit beaucoup d’effet à la représentation. Ce qu’il y a de plus remarquable dans l’ouvrage, c’est un bon sens vigoureux, et une dialectique serrée, vraiment étonnante dans un homme sans lettres. Je ne sais s’il pourra renouveler cette bonne fortune ; malheureusement il a déjà quarante ans, et il a encore beaucoup à acquérir pour la correction et l’élégance. »
  36. Sans doute, Lacretelle jeune.
    Les deux frères, Pierre-Louis (1751-1824) et Jean-Charles-Dominique (1766-1855), jouissaient alors d’une situation importante dans les milieux littéraires et dans la société. L’ainé, ami et collaborateur des encyclopédistes, bon jurisconsulte, fort protégé de Malesherbes, siégeait à l’Assemblée législative parmi les Feuillans et son rôle n’y fut pas inaperçu. La politique, le droit, la philosophie, l’économie sociale inspirèrent surtout ses écrits où, cependant, la littérature a tenu une certaine place.
    L’œuvre littéraire de son frère a été plus considérable, mais il est surtout l’historien des événemens écoulés en France pendant le XVIIIe siècle, la Révolution, l’Empire et la Restauration. Un véritable talent oratoire signala, de 1809 à 1848, son cours d’histoire à la Faculté des lettres. Lacretelle jeune fut, pendant la Révolution, un des plus courageux écrivains de la presse constitutionnelle modérée et il en courut, sous la Terreur comme au 18 fructidor, les périlleuses conséquences. Membre du bureau de la Presse en 1800, censeur impérial en 1810, membre de l’Académie française en 1811, il ne se vit pas moins favorisé par le gouvernement de la Restauration ; mais, en 1827, il se rangea parmi les adversaires de sa politique. L’Institut, la Sorbonne, les hommages de la nouvelle élite littéraire occupèrent seuls ses dernières années.
  37. Just-Arnold de Constant de Rebecque avait été général au service de la Hollande. La famille de Constant de Rebecque était originaire d’Aire-en-Artois ; plusieurs de ses membres servirent successivement les ducs de Bourgogne, puis Charles-Quint. Antoine de Constant de Rebecque, de la religion réformée, quitta l’Artois espagnol et combattit sous les drapeaux huguenots d’Henri IV à la bataille de Coutras (1587). Les Constant s’expatrièrent vers 1605 en Suisse, où naquit, à Lausanne, en 1767, Henri-Benjamin.
  38. Benjamin Constant avait épousé, le 8 juin, Charlotte de Hardenberg. Ce mariage resta secret pendant quelque temps. Charlotte de Hardenberg appartenait à une des plus anciennes et des plus importantes familles de Hanovre. M. de Marenholz fut son premier mari. Le divorce rendit la liberté à l’un et à l’autre, fort malheureux de leur union. Le comte Dutertre, ancien émigré devenu général, lui succéda. Ce mariage d’un catholique avec une protestante divorcée n’existait pas aux yeux de l’Église, et cette situation ne contribua pas peu à engager M. Dutertre à laisser se rompre les liens qui l’unissaient à Charlotte. Une somme d’argent versée par Benjamin Constant pour obtenir sa renonciation écrite à tous les droits qu’il pouvait avoir sur Mlle de Hardenberg finit de le déterminer à accepter cette solution. Benjamin Constant avait eu déjà grand goût pour Mlle de Hardenberg, quand elle était encore Mme de Marenholz.
  39. Camille Jordan ne pouvait point ne pas être un ami de Mme de Staël. En politique, il en avait le vrai libéralisme et, comme elle, connaissait et savait apprécier les grandes littératures étrangères, et les contemporains qui en étaient la gloire. Tout jeune, il assistait à Vizille, chez son oncle Périer, aux débuts du mouvement en 1789, mais son premier écrit protestait contre la constitution civile du clergé, et il luttait à Lyon contre les armées de la Convention. Au Conseil des Cinq-Cents (1797) la religion persécutée trouvait en lui un éloquent défenseur, et il fut de ceux qui cherchèrent à faire du Directoire un gouvernement constitutionnel et non plus révolutionnaire. Proscrit au 18 fructidor, il rencontrait, à Weimar, Goethe, Wieland, Schiller, Herder et en devenait l’ami, comme en 1795, à Londres, de Fox, lord Erskine et autres illustres parlementaires anglais. Mme de Staël lui avait donné l’hospitalité à Saint-Ouen, lors de son retour en France, en 1800 ; puis les années de l’Empire s’écoulèrent sans qu’il songeât à quitter sa retraite de Lyon. En 1814, la monarchie constitutionnelle réalisait son idéal politique. Conseiller d’État et député, Camille Jordan prit rang parmi les doctrinaires, aux côtés de Royer-Collard, et en partagea la disgrâce en 1820. Il mourut quelques mois après en 1821.
  40. Le château de Barante aux environs de Thierd (Puy-de-Dôme).
  41. Libraire éditeur de Genève.
  42. Mme de Staël, fort séduite par l’universalité de connaissances, l’esprit abondant, ingénieux et clair de Guillaume de Schlegel, se l’était attaché, en 1804, sous le prétexte de lui confier la surveillance de l’éducation de ses enfans. Douze mille francs par an et la promesse d’une pension assuraient désormais l’avenir du célèbre critique. Leurs relations interrompues, sept ans plus tard, par ordre de Napoléon, se renouèrent en 1814 et durèrent jusqu’à la mort de Mme de Staël. Histoire, poésie, théâtre, langues anciennes, modernes et orientales, traductions, archéologie, littératures de toutes époques et de tout pays, trouvent place dans la volumineuse bibliographie d’Auguste-Guillaume de Schlegel, 1767-1845.
  43. M. Roux de Laborie, secrétaire en 1792 de M. Bigot de Sainte-Croix, ministre des Affaires étrangères, devint au 18 brumaire, après un séjour en Angleterre, chef du Secrétariat des Relations extérieures. Fondateur et co-propriétaire, avec M. Bertin, du Journal des Débats, il fut impliqué, comme celui-ci, dans une conspiration royaliste en 1800, puis exilé de 1801 à 1804. M. Roux de Laborie, secrétaire général adjoint du gouvernement provisoire en 1814, siégea en qualité de député de la Somme, à la Chambre introuvable. Spirituel et serviable, aussi souple qu’adroit, M. de Laborie avait des intelligences dans les camps les plus divers, se mêlait à tous et à tout, non sans un certain goût pour l’intrigue. Nombre de gens d’esprit fréquentaient le salon de Mme de Laborie doit le caractère répondait, assez à celui de son mari ; ils y trouvaient un centre agréable d’informations.
  44. M. de Barante avait été nommé, le 14 février, préfet de la Vendée.