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Lettres de Fadette/Première série/30

La bibliothèque libre.
Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 68-70).

XXIX

Rien à dire


J’ai toujours eu l’appréhension du jour, où, devant mes feuilles blanches, je ne trouverais rien à vous dire, et il est venu ! J’y suis à cette heure même. J’ai fait à mon crayon une pointe très fine ; avec un caillou pointillé d’or ramassé sur la grève, j’ai retenu les coins du papier qu’un vent léger effeuille : mais ni le crayon aiguisé, ni les feuilles frémissantes n’ont la moindre pensée à me suggérer et j’en veux presque à mon directeur, — de journal — à qui j’avais déjà fait part de cette prévision lamentable : — Et quand je n’aurai rien à dire ? — Oh ! une femme parle sans avoir quelque chose à dire… n’en serait-il pas ainsi pour écrire ? — L’impertinent ! il a osé ? vous écriez-vous. — Parfaitement, et sa punition sera de lire la petite ineptie qui va se dessiner sous les coups du crayon vert… car il est vert, mon crayon !

La chaleur a fait le vide dans ma tête : je me la représente désolée et nue comme l’intérieur de la maison abandonnée, là-bas, où les oiseaux bâtissent leurs nids sous les corniches.

Qui sait, dans le silence accablé de ces journées brûlantes, si, dans les coins vides de la cervelle de Fadette, des oiseaux ne construisent pas, brin à brin, des nids, d’où sortiront plus tard des nichées nouvelles de pensées ailées qui voleront vers vous pour vous dédommager de mes paresses estivales.

C’est étrange cette élaboration de la pensée en nous : les images entrent sans cesse, se fixant, celles-ci, dans notre esprit, celles-là dans notre cœur… nous sommes plus ou moins attentifs, mais elles ne cessent de s’imprimer en nous, et les nuages qui passent, les voix qui émeuvent, les mots qui restent, les notes qui vous font vibrer sont comme l’air que nous respirons : tout cela se joint, se mêle, se coordonne, se nuance à notre imagination, prend racine dans notre cœur, et petit à petit, devient nous-mêmes : les opinions que nous émettons si nettement, les sentiments que nous découvrons avec stupéfaction, les idées toutes puissantes qui à un moment décisif orientent notre vie.

Ne médisons pas de nos inactions forcées, c’est peut-être le temps où, silencieux, nous observons et méditons davantage.

C’est peut-être de la lourdeur de l’été, de la tristesse vague des choses qui font monter les larmes aux yeux, des vies humbles qui se déroulent naïvement au grand soleil du bon Dieu, que naîtront les lettres d’automne de votre amie Fadette qui vous demande pardon de n’avoir rien à vous dire, mais qui vous aime bien, tous mes amis lointains.