Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre VII

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Garnier Frères (p. 16-20).

LETTRE VII

Lundi au soir, 21 juin 1773.

Je vous ai écrit hier, et je vous écris ce soir. Si j’attendais trois jours, c’est-à-dire jusqu’à mercredi, peut-être ne répondrais-je jamais à votre lettre du 10, que M. le chevalier d’Aguesseau m’a apportée aujourd’hui. D’abord (car il y a encore peut-être un avenir pour moi), il faut que je vous dise de m’adresser directement vos lettres ; me les faire passer par l’entremise de M. d’Aguesseau, c’est mettre un hasard de plus contre moi : le chevalier d’Aguesseau peut aller à la campagne, voyager, etc. ; enfin c’est bien assez d’être à mille lieues, n’y ajoutez rien. Oh ! je m’en vais vous paraître folle : je vais vous parler avec la franchise et l’abandon qu’on aurait, si l’on croyait mourir le lendemain ; écoutez-moi donc avec cette indulgence et cet intérêt qu’on a pour les mourants. Votre lettre m’a fait du bien : je l’attendais toujours ; mais j’avais cessé de la désirer, parce que mon âme ne pouvait plus avoir un mouvement qui ressemble au plaisir. Eh bien ! vous le dirai-je ? vous avez fait diversion pendant quelques moments à l’effroi qui absorbe toute mon existence. Ah ! mon Dieu, je crains pour ma vie, la mienne y est attachée, et j’ai besoin de vous parler. Concevez-vous ce qui peut m’animer et ce qui m’entraîne vers vous ? cependant je ne suis pas contente de votre amitié ; je trouve qu’il y a de la froideur et de la légèreté à ne me pas dire pourquoi vous ne m’avez pas écrit de Dresde, comme vous me l’aviez promis ; et puis, vous me faites sentir d’une manière trop prononcée, que le regret de n’avoir pas trouvé à Berlin ce que vous espériez, a détruit l’espèce de douceur et de plaisir que vous auriez pu éprouver par le témoignage et l’expression de mon amitié ; et puis, vous le dirai-je ? je suis blessée de ce que vous me remerciez de l’intérêt que je prends à vous. Pensez-vous que ce soit y répondre ? vous me trouvez bien injuste, bien difficile ; non, ce n’est rien de tout cela : je suis bien vraie, bien malade et bien malheureuse, oh ! oui bien malheureuse. Si je ne vous disais pas ce que je sens, ce que je pense, je ne vous parlerais pas. Croyez-vous que, dans le trouble où je suis, on ait le pouvoir de se contraindre ? par exemple, dois-je être touchée de cette manière de me dire sur le premier intérêt de ma vie : répondez-moi sur tout cela, ce que vous pourrez, ce que vous voudrez. Oh ! oui, ce que je voudrai ; vous me laissez en effet une grande liberté, mais vous voyez à quoi je l’emploie : ce n’est pas à vous critiquer, mais à vous prouver ce que vous savez encore bien mieux que moi c’est qu’on a le ton et l’expression de ce que l’on sent, et si je ne suis pas contente, ce n’est pas votre faute, et je le sais bien. Aussi, je ne prétends à rien, sinon à cette espèce de consolation qu’on s’accorde si rarement, de prononcer toute sa pensée. On est toujours retenu par la crainte du lendemain ; je me sens libre comme s’il ne devait plus y en avoir pour moi ; et si, par hasard, je devais vivre encore, je crois pressentir que je me pardonnerais de vous avoir dit la vérité, au risque même de vous avoir déplu ; n’est-il pas vrai ? il faut que notre amitié soit grande, forte et entière ; que notre liaison soit tendre, solide et intime, ou il faut qu’elle ne soit rien du tout. Ainsi, je ne puis donc jamais me repentir de vous laisser voir toute mon âme. Si ce n’est pas cela que vous vouliez, s’il y a de la méprise, eh bien ! soyons de bonne foi : ne soyons ni honteux ni embarrassés ; revenons d’où nous sommes partis ; nous croirons avoir rêvé. Nous ajouterons cet article au chapitre de l’expérience, et nous nous conduirons comme les personnes bien élevées qui savent qu’il n’est pas poli de parler de ses rêves. Nous nous tairons le silence est si doux, lorsqu’il peut consoler l’amour-propre ! Vous ne voulez pas me dire quel rang vous m’accordez : êtes-vous retenu par la crainte de faire trop ou trop peu ? cela peut être selon la justice ; mais cela n’est pas noble. Cependant la jeunesse est si magnifique, elle aime à donner jusqu’à la prodigalité, et vous voilà avare comme si vous étiez vieux ou riche. Mais, en vérité, vous me demandez l’impossible : vous voulez que je vous plaigne de ce que vous faites de votre volonté ; il vous faut livrer des combats pour vous rendre à votre caractère. Eh, mon Dieu ! encore un peu de temps, et je vous réponds qu’il vous gouvernera en despote : l’habitude de vaincre le fortifiera, et il en a si peu besoin ! vous vous êtes dit (j’en suis sûre et il y a déjà longtemps), qu’il n’importerait que vous fussiez heureux, pourvu que vous fussiez grand. Laissez faire, je vous réponds que vous serez très conséquent ; il n’y a de vague et de flottant en vous que votre sentiment : vos pensées, vos projets sont arrêtés d’une manière absolue. Je suis bien trompée, ou vous seriez propre à faire le bonheur d’une âme vaine, et le désespoir d’une âme sensible. Avouez-le-moi, ce que je vous dis là ne vous déplaît point : vous me pardonnerez de vous aimer moins lorsque je vous prouverai qu’on vous admirera davantage. Vraiment vous me faites une singulière question : a-t-il de meilleures raisons que moi pour cette absence ? Ah ! oui, il en a de meilleures : il en a une absolue, et telle, que s’il vient à la vaincre, le sacrifice de ma vie ne pourrait pas m’acquitter. Toutes les circonstances, tous les événements, toutes les raisons morales et physiques sont contre moi ; mais il est si fort pour moi, qu’il ne me permet pas d’avoir un doute sur son retour. Cependant, je frémis de ce que je peux apprendre mercredi : il a craché le sang ; il a été saigné deux fois ; au moment du départ du courrier, il était bien : mais l’hémorragie a pu recommencer ; le moyen de se calmer avec cette pensée ? lui-même en craignait la suite : quoiqu’il ait pensé à me rassurer, j’ai vu sa crainte. À présent, dites-moi si vous ne savez pas de qui je vous parle, et dites-moi mieux encore, c’est que vous l’avez su lorsque je vous ai écrit pour vous demander le Connétable ? Est-ce de la délicatesse ou de la finesse qui fait que vous avez paru ignorer un nom que je vous taisais ? Mais je ne vous parle pas de votre voyage : c’est que précisément je n’ai jamais rien à vous en dire, puisque vous-même vous n’êtes pas encore décidé. Si je pouvais croire que je vivrai, et que vous n’irez jamais en Russie, je désirerais vivement que vous fussiez retenu à Berlin ; mais, comme je crois que vous aurez toujours le besoin de faire des choses difficiles, je voudrais que, puisque vous voilà en train, vous fissiez le tour du monde, pour que cela fût fait ; et puis, peut-on se reposer un moment dans l’avenir ? à peine serez-vous de retour que vous partirez pour Montauban, et après, ce seront d’autres projets : car vous ne souffrez le repos que lorsque vous formez le dessein de faire mille lieues. Oui, en honneur, je pense que c’est un malheur dans ma vie que cette journée que j’ai passée, il y a un an, au Moulin-Joli. J’étais bien éloignée d’avoir besoin de former une nouvelle liaison ; ma vie et mon âme étaient tellement remplies, que j’étais bien loin aussi de désirer un nouvel intérêt ; et vous, vous n’aviez que faire de cette preuve de plus de tout ce que vous pouvez inspirer à une personne honnête et sensible ; mais cela est pitoyable ; est-ce que nous sommes libres ? est-ce que tout ce qui est, peut être autrement ? vous n’avez donc pas été libre de me dire si vous m’écririez souvent. Pour moi, je n’ai pas la liberté de ne pas le désirer vivement. Après vous avoir bien grondé, je dois pourtant vous dire que vous êtes bien aimable de m’avoir écrit en arrivant ; je le méritais, oui, en vérité.