Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XVII

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Garnier Frères (p. 56-59).

LETTRE XVII

Lundi, 6 septembre 1773.

Votre silence me fait mal. Je ne vous accuse point ; mais je souffre, et j’ai peine à me persuader qu’avec un intérêt égal à celui qui m’anime, je fusse un mois sans entendre parler de vous ; mais, mon Dieu ! dites-moi, quel prix mettez-vous donc à l’amitié, si le mouvement vous en sépare tout à fait ? Ah ! que vous êtes heureux ! Un roi, un empereur, des troupes, des camps, vous font oublier ce qui vous aime, et (ce qui est peut-être plus près encore d’une âme sensible) les personnes que votre amitié soutient et console. Non, je ne vous cherche point de tort, et je voudrais même que votre oubli ne m’en parût pas un ; je voudrais trouver en moi la disposition qui fait tout approuver ou tout souffrir sans se plaindre. Voilà ma cinquième lettre sans réponse ; je vous demande combien il y a de personnes avec qui vous feriez de pareilles avances. Je ne sais pourquoi je m’étais persuadée que je recevrais de vos nouvelles de Breslau, soit que vous reçussiez la lettre que je vous y ai adressée, soit qu’elle fût perdue ; mais mon espérance a été trompée. Oh ! je vous hais de me faire connaître l’espérance, la crainte, la peine, le plaisir : je n’avais pas besoin de tous ces mouvements, que ne me laissiez-vous en repos ? mon âme n’avait pas besoin d’aimer ; elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé, répondu, mais douloureux cependant ; et c’est ce mouvement qui m’a approchée de vous : vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée ; en me consolant, vous m’avez attachée à vous, et, ce qu’il y a de bien singulier, c’est que le bien que vous m’avez fait, que j’ai reçu sans y donner mon consentement, loin de me rendre facile et souple, comme le sont les gens qui reçoivent grâce, semble, au contraire, m’avoir acquis le droit d’être exigeante sur votre amitié. Vous qui voyez de haut et qui voyez profondément, dites-moi si c’est là le mouvement d’une âme ingrate, ou peut-être trop sensible : ce que vous me direz, je le croirai. Si je voulais, ou plutôt si je n’étais pas inquiète et mécontente de votre silence, je vous ferais une querelle, que vous entendriez à merveille, à laquelle vous répondriez avec plaisir, et votre justification serait sans doute un nouveau crime ; mais vous êtes si loin, vous êtes si pressé, si occupé, et pire que cela, si enivré ! ce mot me venge ; mais il ne me contente pas. Revenez donc : je vois le temps s’écouler avec un plaisir que je ne puis exprimer. On dit que le passé n’est rien ; pour moi, j’en suis accablée, c’est justement parce que j’ai beaucoup souffert, qu’il m’est affreux de souffrir encore. Mais, mon Dieu ! il y a de la folie à me promettre quelque douceur, quelque consolation de votre amitié : vous avez acquis tant d’idées nouvelles ; votre âme a été agitée de tant de sentiments divers, qu’il ne restera pas trace de l’impression que vous aviez reçue par mon malheur et ma confiance. Eh bien ! venez toujours ; j’en jugerai et je verrai clair : car l’illusion n’est point à l’usage des malheureux : d’ailleurs vous avez autant de franchise que j’ai de vérité ; nous ne nous tromperons pas un moment ; venez donc, et ne rapportez pas de votre voyage l’impression de tristesse que le chevalier a apportée d’Italie. Il parle de tout ce qu’il a vu sans plaisir, et tout ce qu’il voit ne lui en fait pas davantage ; en un mot, je ne changerais pas ma disposition contre la sienne, et cependant je passe ma vie dans les convulsions de la crainte et de la douleur ; mais aussi, ce que j’attends, ce que je désire, ce que j’obtiens, ce qu’on me donne, a un tel prix pour mon âme ! Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. Voyez si, en effet, je n’y dois pas tenir, s’il ne doit pas m’être cher : il est cause que je vous connais, que je vous aime, que peut-être j’en aurai un ami de plus ; car vous me le dites : si j’avais été calme, raisonnable, froide, rien de tout cela ne serait arrivé. Je végéterais avec toutes les femmes qui jouent de l’éventail, en causant du jugement de M. de Morangiez, et de l’entrée de Mme la comtesse de Provence à Paris. Oui, je le répète : je préfère mon malheur à tout ce que les gens du monde appellent bonheur ou plaisir ; j’en mourrai peut-être, mais cela vaut mieux que de n’avoir jamais vécu. M’entendez-vous ? êtes-vous à mon ton ? auriez-vous oublié que vous avez été aussi malade et plus heureux que moi ? Adieu ; je ne sais comment cela se fait : je ne voulais vous écrire que quatre lignes, et mon plaisir m’a entraînée. Combien y a-t-il de personnes que vous aurez plus de plaisir à revoir que moi ? Je m’en vais vous en donner la liste. — Mme de ***, le chevalier d’Aguesseau, le comte de Broglie, le prince de Beauveau, M. de Rochambeau, etc., etc., etc. ; Mmes de Beauveau, de Boufflers, de Rochambeau, de Martinville, etc., etc., et puis le chevalier de Chatelux, et puis moi enfin, et à la fin. Eh bien ! voyez la différence ; je n’en nommerai qu’un contre vous dix, mais le cœur ne se conduit pas d’après la justice : il est despote et absolu. Je vous le pardonne ; mais revenez.