Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXII

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Garnier Frères (p. 63-64).

LETTRE XXII

Quatre heures, 1774.

Vous n’êtes pas parti ; du moins je l’espère ; voici ce que vous aurez dit : Il fait un temps affreux, j’irai demain à la campagne, j’y serai mené ; je la verrai après-dîner. J’irai passer la soirée chez madame de V… Mon ami, si vous avez raisonné ainsi, M. d’Alembert vous permettra de raisonner à l’avenir, et vous n’en serez pas réduit à faire et à ne faire que des Connétables. Racine n’aurait pas voulu qu’on l’empêchât de faire des Lettres sur les Visionnaires, ni même son histoire de Port-Royal. Voilà les deux volumes ; si vous les perdez, je vous préviens que vous serez perdu dans l’opinion de M. d’Alembert. Voilà aussi Plutarque ; il est à moi : mais si cela vous est égal, j’aimerais autant qu’il ne fût ni déchiré ni perdu… J’ai vu à la messe madame de M… ; j’ai voulu lui parler ; sa figure, sa taille justifieraient le goût le plus difficile et le plus délicat ; mais son ton, sa manière, ah ! qu’ils sont repoussants ! Ai-je tort ? mais son ami ne lui ressemble point ; oh ! je le crois, et même je le désire ; ce mouvement est-il généreux ! dites. Non, vous ne saurez jamais tout ce que me mande l’ambassadeur ; mais écoutez seulement ceci : Il dit qu’à en juger sur les apparences, M. de G… a obtenu ce que M. de M… et lui désireraient obtenir ; et puis il ajoute : « Je ne crains pas que ces yeux si perçants voient ces mots ; je consens que ceux de M..... lisent cette lettre, comme il lit dans votre âme », etc. ; et puis il ajoute encore cent plaisanteries qui sont pleines de finesse et de gaîté ; il est assurément bien aimable, mais il mérite bien peu d’être aimé. Mon ami, vous me conseilliez hier de ne vous point aimer : est-ce moi ou vous que vous voudriez délivrer de ce malheur ? dites. J’ai un remède infaillible : combien il me sera doux, si je puis penser que je fais quelque chose pour vous !

Mon ami, cette âme qui ressemble au thermomètre qui est d’abord à la glace, et puis au tempéré, et peu de temps après au climat brûlant de l’équateur, cette âme, ainsi entraînée par une force irrésistible, a bien de la peine à se modérer et à se calmer : elle vous désire, elle vous craint, elle vous aime, elle s’égare, et toujours elle est à vous et à ses regrets.