Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXVI

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Garnier Frères (p. 66-68).

LETTRE XXVI

1774.

Mon ami, vous me faites éprouver qu’on aime mieux donner, que payer ses dettes. J’ai là plusieurs lettres à répondre ; et pour venir à elles, il faut que je commence à causer avec vous. Mon ami, m’avez-vous accordé, depuis hier au soir, une minute, deux minutes ? avez-vous dit, elle souffre, elle m’aime, et j’ai à me reprocher une partie de ses maux ? ce n’est pas pour vous affliger, ni pour avoir des remords qu’il faut vous dire cela ; mais c’est pour être bon, pour être indulgent, pour n’être pas furieux lorsqu’il échappe quelques cris à la douleur. Pour moi, j’ai pensé à vous, et même beaucoup ; j’en ai été occupée. Bon Dieu ! y eut-il jamais tant d’orgueil, tant de dédains, tant de mépris, tant d’injustice, en un mot, l’assemblage et l’assortiment de tout ce qui peuple l’enfer et les petites maisons depuis mille siècles ? tout cela était hier au soir dans ma chambre, et les murs et les planchers n’en sont pas écroulés ! cela tient du prodige. Au milieu de tous les grimauds et de tous les cuistres, des sots, des pédants, avec lesquels j’ai passé ma journée, je n’ai pensé qu’à vous et à vos folies, je vous ai regretté ; je vous ai désiré avec autant de passion que si vous étiez la créature la plus aimable et la plus raisonnable qui existât. Je ne peux pas m’expliquer le charme qui me lie à vous. Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir : je n’ai aucune sorte de confiance en vous ; vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête : vous me privez, peut-être pour jamais, dans ce moment-ci, de la seule consolation que le ciel accordait aux jours qui me restent à vivre ; enfin, que vous dirai-je ! vous avez tout rempli : le passé, le présent et l’avenir ne me présentent que douleurs, regrets et remords ; eh bien ! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité. Vous faites bien de ne pas m’en tenir compte : je n’ai pas le droit de rien exiger de vous : car mon souhait le plus ardent est que vous ne fussiez rien pour moi. Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse créature qui se montrerait à vous pour la première fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et si contraires ? vous la plaindriez ; votre bon cœur s’animerait ; vous voudriez secourir, soulager cette infortunée. Eh bien ! mon ami, c’est moi ; et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de douleur est de votre création. Ah ! je vous crois encore comme Dieu : vous devez bien vous repentir de votre ouvrage. En vérité, lorsque j’ai pris la plume, je ne savais pas un mot de ce que je vous dirais : je voulais seulement vous dire de venir dîner demain mercredi, chez madame Geoffrin. Je voulais vous faire observer que vous seul, de tous mes amis, aviez la constance de me refuser et de me faire attendre ce que je désire vivement, le Connétable ; il est à moi, je pouvais vous le refuser, et c’est moi qui vous persécute pour me le rendre. Oh ! mon Dieu ! ni soins, ni intérêt, ni attention, ni envie de plaire, quelquefois de la bonté qui ressemble à la pitié, et avec tout cela, et sans tout cela, je vous aime à la folie. Plaignez-moi et ne me le dites pas. Rapportez-moi mes lettres ; oui.