Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXVIII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 69-72).

LETTRE XXVIII

1774.

Moi, défiante, et à votre égard ! songez donc avec quel abandon je me suis livrée à vous : non seulement je n’ai mis ni défiance, ni prudence dans ma conduite ; mais je n’aurais pas même connu les regrets ni les remords, si je n’avais compromis que mon bonheur. Oh ! mon ami, je ne sais si j’ai mieux aimé ; mais celui qui a pu me rendre infidèle et coupable, celui pour qui je vis après avoir perdu l’objet et l’intérêt de tous mes moments, à coup sûr, c’est celui qui a eu le plus d’empire sur mon âme : c’est celui qui m’a ôté la liberté de vivre pour un autre, et de mourir lorsqu’il ne me restait ni espérance, ni désir. Sans doute, j’ai été retenue par le même charme qui m’avait entraînée vers vous, par ce charme tout-puissant attaché à votre présence, qui enivre mon âme, qui l’égare à un tel excès, qu’il en efface jusqu’au souvenir de mes maux. Mon ami ! avec trois mots vous me créez une âme nouvelle, vous la remplissez d’un intérêt si vif, d’un sentiment si tendre et si profond, que j’en perds la faculté de me rappeler le passé, et de prévoir l’avenir. Oui, mon ami, je vis tout en vous ; j’existe, parce que je vous aime, et cela est si vrai, qu’il me paraît impossible de ne pas mourir quand j’aurai perdu l’espoir de vous voir. Le bonheur de vous avoir vu, le désir, l’attente de vous revoir m’aident et me soutiennent contre ma douleur. Hélas ! que devenir, lorsqu’au lieu de l’espérance, je n’aurai que le regret si douloureux de ne pas vous voir ! mon ami, avec vous je n’ai pas pu mourir, sans vous je ne peux, ni ne veux vivre. Ah ! si vous saviez ce que je souffre, quel déchirement affreux mon cœur éprouve lorsque je suis abandonnée à moi-même ; lorsque votre présence ou votre pensée ne me soutient plus ! Ah ! c’est alors que le souvenir de M. de M…[1] devient un sentiment si actif, si pénétrant, que ma vie et mon sentiment me font horreur. J’abhorre l’égarement et la passion qui m’ont rendue si coupable, qui m’ont fait répandre du trouble et de la crainte dans cette âme sensible et qui était toute à moi. Mon ami, concevez-vous à quel point je vous aime ? Vous faites diversion aux regrets et aux remords qui déchirent mon cœur : hélas ! ils suffisaient pour me délivrer d’une vie que je déteste ; vous seul et ma douleur êtes tout ce qui me reste dans la nature entière ; je n’y ai plus d’intérêt, plus de liens, plus d’amis, je n’en ai pas besoin : vous aimer, vous voir, ou cesser d’exister, voilà le dernier et l’unique vœu de mon âme. La vôtre ne me répond pas, je le sais, et je ne m’en plains point. Par une bizarrerie que je sens, mais que je ne saurais vous expliquer, je suis loin de désirer de retrouver en vous tout ce que j’ai perdu : c’en serait trop ; quelle créature a jamais mieux senti que moi le prix de la vie ? N’est-ce pas assez que d’avoir béni et chéri la nature une fois ? combien de milliers d’hommes ont passé sur la terre sans avoir à lui rendre grâce ! Oh ! combien j’ai été aimée ! une âme de feu, pleine d’énergie, qui avait tout jugé, tout apprécié et qui, revenue et dégoûtée de tout, s’était abandonnée au besoin et au plaisir d’aimer : mon ami, voilà comme j’étais aimée. Plusieurs années s’étaient écoulées remplies du charme et de la douleur inséparables d’une passion aussi forte que profonde, lorsque vous êtes venu verser un poison dans mon cœur, ravager mon âme par le trouble et le remords. Mon Dieu ! que ne m’avez-vous point fait souffrir ! Vous m’arrachiez mon sentiment, et je voyais que vous n’étiez pas à moi : comprenez-vous toute l’horreur de cette situation ? comment trouve-t-on encore de la douceur à dire : mon ami, je vous aime, mais avec tant de vérité et de tendresse qu’il n’est pas possible que votre âme soit froide en m’écoutant ? Adieu.


Vendredi, après la poste.

Vous êtes mécontent ; voyez si vous devez l’être : quelle âme avez-vous jamais animée d’un sentiment plus tendre et plus fort ? Mon ami, dans quel sens que vous regardiez et que vous jugiez mon âme, je vous défie d’y rien trouver qui puisse vous mécontenter ; oh ! j’en suis sûre : jamais vous n’avez été autant aimé. Mais, mon Dieu ! ne me faites pas prononcer pourquoi je ne peux pas vous écrire où vous êtes ; je n’ose m’en avouer à moi-même la raison : c’est une pensée, un mouvement auxquels je ne veux pas m’arrêter : c’est un genre de supplice qui me fait horreur, qui m’humilie, et que je n’avais jamais connu. Vous me demandez comment je me trouvais de vous voir tous les jours ; oh ! non, ce n’est point une habitude : ce n’en pouvait jamais devenir une. Que ces couleurs sont froides, qu’elles sont monotones ! comment les comparer au mouvement rapide et violent que nous font éprouver le nom et la présence de ce qu’on aime ? Non, non, je n’ai point été assez heureuse pour me surprendre dans l’illusion d’espérer que vous viendriez me voir, et de vous attendre ; aussi n’ai-je point entendu ouvrir, ni fermer ma porte. En effet, sans intérêt, sans désir, qu’importe ce qu’on voit, ce qu’on entend ? tout entière à mes regrets, je ne sens plus qu’un besoin, et je n’implore plus que vous et la mort. Vous soulagez mon cœur : vous le pénétrez d’un sentiment si tendre, qu’il m’est doux de vivre tout le temps que je vous vois ; mais il n’y a que la mort qui puisse me délivrer du malheur de votre absence.


  1. M. de Mora.