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Lettres de Platon (trad. Souilhé)/Lettre VI

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Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 1re partiep. 25-26).




LETTRE VI




Platon à Hermias, Érastos et Coriscos : Bon succès

322 c 4Je crois qu’une divinité vous prépare aimablement et largement un sort heureux, si vous savez en profiter. Vous habitez dans le voisinage les uns des autres et vous avez toute facilité pour d vous rendre mutuellement de très grands services. Car la puissance d’Hermias, sous tous rapports, s’agrandira moins par la multitude des chevaux et de tout autre attirail de guerre ou par l’accroissement de ses richesses, que par la possession d’amis sûrs et à l’âme saine. — Érastos et Coriscos (je le dis malgré ma vieillesse)[1], en plus de la science des Idées, cette belle science, ont encore besoin de celle qui enseigne à se garder des méchants et des injustes, ainsi que d’une certaine force de défense : ils sont inexpérimentés, e parce qu’ils ont passé une grande partie de leur vie avec nous, gens tranquilles et sans malice. C’est pourquoi, je prétends qu’ils ont besoin de ces appuis pour n’être pas contraints de négliger la vraie science et de s’adonner plus qu’il ne convient aux sciences humaines et pratiques[2]. — Or, cette capacité, Hermias la possède, et par nature — je le crois du moins, car je ne le connais pas personnellement — 323 et par l’habileté, fruit de son expérience.

Où veux-je donc en venir ? Je t’affirme, Hermias, moi qui ai d’Érastos et de Coriscos une connaissance plus éprouvée que la tienne, je te déclare et je garantis que tu ne trouveras pas facilement des caractères plus dignes de confiance que ceux de tes voisins. En conséquence, je te conseille de t’attacher à ces hommes autant qu’il est permis. Ne crois pas que cela soit sans importance. Et de même, à Coriscos et à Érastos, je conseille à leur tour de s’attacher à Hermias et d’essayer de former par des liens mutuels b une intime union d’amitié. Et si jamais l’un de vous songeait à la rompre (car ce qui est humain n’est pas d’une absolue fermeté), envoyez-nous ici, à moi et à mes amis, une lettre exposant le grief. J’espère que les paroles de justice et d’honneur que vous portera d’ici notre réponse, sauront, si la rupture n’est pas trop profonde, mieux que toute incantation, vous rapprocher et rétablir votre ancienne amitié et votre communauté de sentiments. Si nous nous appliquons tous à cette vie de sagesse, c vous et moi, autant que nous le pouvons et que nos forces à chacun le permettent, mes prédictions se réaliseront. Au cas contraire…, mais je me tais, car je ne veux prophétiser que du bonheur et j’affirme que nous conduirons tout cela à bonne fin, s’il plaît à Dieu.

Cette lettre, il faut la lire tous les trois ensemble autant que possible, sinon deux à la fois et le plus souvent que vous pourrez. Regardez-la comme une formule de serment et une convention ayant force de loi, sur laquelle il est légitime de d jurer avec un sérieux mêlé de grâce et le badinage frère du sérieux[3]. Prenez à témoin le dieu chef de toutes choses présentes et futures, et le père tout-puissant du chef et de la cause, que nous connaîtrons tous, si nous philosophons vraiment, avec toute la clarté possible à des hommes jouissant de la béatitude.


  1. Le sens de cette parenthèse me paraît être le suivant : ma vieillesse devrait m’engager à regarder surtout du côté de la vie future et du côté de la pure science des Idées. Aussi je m’excuse d’avoir à vous rappeler l’expérience de la vie présente, dont pourtant vous devez tenir compte.
  2. Cette opposition entre la vraie science et les sciences pratiques, nécessaires, rappelle les développements d’Épinomis, 974 b c d e mais on la trouve aussi dans les dialogues authentiques, comme la République ou Philèbe.
  3. Cf. des expressions analogues dans Lois VI, 761 d ; Épinomis, 980 a, 992 b.