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Lettres de voyages/Dix-septième lettre

La bibliothèque libre.
Presses de La Patrie (p. 168-175).


DIX-SEPTIÈME LETTRE


Naples, 21 déc. 1888.


Bien que ma lettre soit datée de Naples, c’est encore Rome qui va faire le sujet de ma correspondance, aujourd’hui. Je suis descendu, à Rome, à l’hôtel Continental pour deux raisons : d’abord parce que l’hôtel m’avait été recommandé, et ensuite parce qu’il est situé à proximité de la gare. J’ai pris pour habitude de descendre généralement aux hôtels situés près des gares, parce que lorsqu’on ne reste que peu de temps dans une ville, cela épargne du temps et des transports inutiles de bagages qui deviennent ennuyeux et coûteux. Il y a naturellement des villes où il est impossible de se loger près des gares, Milan, par exemple où la gare est située en dehors des murs, et Naples où il n’y a pas d’hôtel à proximité. Un détail en passant au sujet des bagages, en Italie, où les chemins de fer n’accordent aucune franchise. Il faut toujours s’efforcer de voyager avec des sacs que l’on peut porter à la main et prendre avec soi, en wagon, car on vous fait payer très cher, à tant le kilo, pour les malles et les valises qu’il faut enregistrer.

On trouve partout de fort bons hôtels, en Italie, et à des prix bien raisonnables. On y est parfaitement servi, mais les chambres, en hiver, y sont très froides et fort dangereuses pour ceux qui, comme moi, souffrent d’une maladie des voies respiratoires. On a beau brûler du bois, les feux de cheminées qui sont les seuls connus sont impuissants à réchauffer les appartements qui sont toujours très grands et à plafonds très élevés. Aussi, je ne conseillerai jamais à des malades de voyager en Italie, pendant l’hiver, pour leur santé. C’est une erreur que j’ai payée moi-même très cher, par des accès d’asthme et des quintes de toux répétées. Le nord de l’Italie est très froid, Venise est humide et Florence et Rome ont des climats fort variables. Ce n’est guère qu’à Naples que l’on trouve le soleil, ou bien à Nice, Cannes ou Menton qui sont abrités contre les vents froids. J’ai plus souffert du froid depuis trois semaines que je voyage en Italie que si j’étais resté tranquillement à Montréal, pendant la même période. La Sicile, Malte, la Tunisie et l’Algérie sont plus accommodables et je pourrai en parler, avant longtemps, par expérience.

J’ai annoncé dans ma dernière lettre que j’allais visiter le Collège Canadien que l’on vient d’inaugurer à Rome, par d’imposantes cérémonies. C’est ce que j’ai fait, accompagné par M. l’abbé Vacher, autrefois de St. Jacques, à Montréal, et qui habite Rome depuis trois ans. C’est lui qui a surveillé les affaires du nouveau collège et qui le gère actuellement comme économe, avec le révérend M. Palin, comme supérieur. Le nouvel édifice qui fait honneur au Canada est d’une grande élégance et d’une solidité parfaite.

Il se compose d’un corps de bâtiment flanqué de deux grandes ailes, le tout construit en pierre blanche et en briques de la même couleur. Il a quatre étages et l’architecte a su lui donner un cachet de beauté sévère qui s’adapte bien au caractère de l’instruction sacrée destinée aux jeunes ecclésiastiques qui viendront y étudier la théologie et le droit canon. Au premier étage se trouvent de grands corridors voûtés ; un superbe réfectoire également voûté en ogive et soutenu par quatre magnifiques colonnes de granit ; le grand salon, un petit salon, les salles d’exercices, d’argumentation et de recréation. Toutes ces salles sont peintes à fresque par des artistes en renom.

L’aile droite est consacrée à la chapelle qui est un bijou d’architecture et de décoration. Cette chapelle également voûtée forme trois nefs et possède sept autels en marbres précieux. Le parquet est aussi en marbre et les peintures sont superbement exécutées. Les autres étages sont occupés par la bibliothèque, les chambres du supérieur et des autres prêtres, des chambres spéciales pour les évêques et enfin par les chambres des élèves qui se trouveront admirablement logés. Le collège est situé rue des Quatre-Fontaines, dans une des plus belles parties de Rome et c’est un des plus beaux établissements du genre, dans la ville éternelle. C’est M. l’abbé Leclair, aussi de Montréal qui, avec M. Vacher, en a surveillé les travaux. L’idée première de cette construction revient à M. Colin et il a fallu obtenir l’autorisation des gouvernements de Québec et d’Ottawa, car il n’est pas permis au Séminaire de Montréal de transporter ou dépenser en pays étrangers, ses biens ou ses revenus. Ce somptueux établissement fait certainement honneur au Canada et sera une source fructueuse d’instruction pour ceux qui auront l’occasion d’y venir étudier, tout en se familiarisant aux habitudes du monde par l’expérience des longs voyages.

Je ne raconterai pas ici les détails de l’inauguration qui a eu lieu le 11 novembre dernier avec beaucoup d’éclat, car les journaux canadiens ont dû les publier. Qu’il me suffise de dire que le Chargé d’affaires d’Angleterre qui se trouvait au banquet de circonstance, a annoncé qu’il avait reçu ordre de son gouvernement de prendre l’établissement sous sa protection. M. Colin avec qui j’ai conversé longuement, va passer l’hiver à Rome. Il a été très malade et il ne fait que commencer à sortir. Il prend cependant du mieux tous les jours et tout fait espérer son prompt rétablissement.

Depuis que l’Italie s’est rangée du côté de l’Allemagne en se joignant à la triple alliance, tout ce qui touche son organisation militaire ne peut manquer d’intéresser les amis de la France. Je n’ai certes pas la prétention d’avoir étudié le mécanisme et l’organisation de l’armée italienne dans le peu de temps que j’ai passé en Italie, mais j’ai cependant observé autant qu’il m’a été possible de le faire. Il est généralement admis que les Piémontais font de bons soldats, mais il n’en est pas ainsi des Siciliens et des Italiens du Midi qui peuvent être très braves individuellement, mais qui sont parfaitement incapables d’être disciplinés. Les régiments que j’ai vu défiler n’avaient pas une apparence très formidable, il faut l’avouer ; mais dans la question de bravoure et de valeur personnelles, on sait que ce n’est ni l’uniforme ni la raideur automatique des mouvements qui font les bons soldats. Les officiers que l’on rencontre à chaque pas, dans la rue et dans les restaurants, sont un peu vêtus comme des brigands d’opéra-comique, enveloppés comme il le sont continuellement, dans d’immenses manteaux grisâtres, couleur de muraille, comme aurait dit Ponson du Terrail. Cette présence continuelle des officiers dans les rues, rappelle malheureusement un peu les officiers français avant la guerre de 1870, car il est élémentaire qu’un godelureau en uniforme qui se ballade sur l’asphalte pour lorgner les jolies femmes, ne peut pas en même temps étudier sérieusement tous les détails et toutes les difficultés techniques du métier du soldat d’aujourd’hui. Aussi en France, est-ce un peu par hasard que l’on aperçoit un képi d’officier dans les rues, car tout le monde travaille sans relâche depuis le général jusqu’au plus humble pioupiou. L’Italie n’en est pas encore évidemment arrivée là, et son armée, pour le moment, ne pourrait servir qu’à faire une bien faible diversion en cas d’une guerre européenne.

Chacun sait que l’Italie en général a la réputation de produire plus de mendiants que n’importe quel autre pays du monde. Si c’est vrai pour Naples et pour la Sicile, ce n’est certainement pas vrai pour Rome et pour les grandes villes du Nord de l’Italie. Je n’ai pas vu plus de mendiants à Rome, à Florence, à Venise, à Turin et à Gènes, qu’on en voit généralement à Montréal ou dans n’importe quelle ville du Canada. Et au point de vue de la propreté des rues, du système des voitures publiques et surtout de la perfection du service des tramways, Montréal pourrait avec le plus grand avantage prendre et suivre l’exemple de plus d’une grande ville italienne.

Le trajet de Rome à Naples est fort intéressant et doit toujours être fait de jour par le touriste qui veut se rendre compte du pays qu’il visite, sous tous ses aspects. Au sortir de Rome on laisse d’abord à gauche les montagnes de la Sabine et à droite un aqueduc antique et la campagne romaine parsemée de ruines. Le pays qui est d’abord désert change tout à coup, au-delà d’une tranchée rocheuse, et la végétation reparaît dans toute sa splendeur méridionale. On passe Vélètre, Ceprano, Capoue, Caserte, Maddoloni, et après cinq heures de chemin de fer on aperçoit enfin, au Sud, le Vésuve couronné de son panache de fumée, avant d’arriver dans la plus grande, la plus peuplée, la plus bruyante et la plus curieuse des villes d’Italie.