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Lettres de voyages/Trente-et-unième lettre

La bibliothèque libre.
Presses de La Patrie (p. 302-311).


TRENTE-ET-UNIÈME LETTRE


Burgos, 12 février 1889.


J’écris ma dernière lettre d’Espagne, et sans vouloir entrer dans de longues considérations sur ce qui m’a le plus frappé, durant mon court voyage, je désire cependant dire un mot de deux ou trois traits bien saillants de la civilisation espagnole.

Une des premières recommandations que l’on m’a faites, en débarquant à Carthagène, ça été de me défier de la fausse monnaie. Il paraît qu’elle circule partout en Espagne et que l’on vous en donne aussi bien dans les administrations publiques que chez le plus humble épicier du coin. Il s’en fabrique évidemment sur une vaste échelle et s’il faut en croire la rumeur publique, le gouvernement ferme les yeux sur ce que l’on considère ici comme une peccadille. Tant pis pour celui qui s’y fait prendre, il repasse la fausse pièce à son voisin. On m’a même assuré que la fabrication des pièces fausses était considérée comme une industrie assez respectable et l’on m’a désigné, à Séville, des banquiers bien connus qui passent pour posséder des actions dans certaines sociétés anonymes qui s’occuperaient spécialement de l’alliage des métaux et de la frappe de médailles commémoratives. Je sais que j’ai moi-même reçu de la menue monnaie qui me paraissait bien suspecte, mais que les garçons d’hôtel et de restaurant acceptaient volontiers comme pourboires, avec un sourire obséquieux.

On fume toujours et partout, en Espagne ! On fume en chemin de fer, dans tous les wagons, sans exception ; au théâtre dans tous les entr’actes ; à table, entre chaque mets, qu’il y ait des femmes à la même table, ou qu’il n’y en ait pas, cela ne fait rien à la chose ; et un caballero perdrait son appétit s’il n’allumait pas une cigarette après sa soupe, après le poisson, après le rôti, après le gibier et après la salade. Au dessert, pour accentuer la chose il embouche un long cigare qu’il termine en prenant son café. Et la coutume est universelle. Je dois avouer que cela est bien un peu gênant, dans les hôtels, pour les dames du nord ; mais l’Espagnol avec son flegme imperturbable, que l’on pourrait assez facilement qualifier plus sévèrement, se dit probablement que les étrangers n’ont qu’à le laisser tranquille chez lui, en restant, de leur côté, tranquillement chez eux. D’ailleurs il faut dire que les hôtels sont généralement très mal tenus en Espagne, et que si, comme l’affirme avec soin le proverbe anglais, la propreté est une vertu divine, l’Espagnol n’a absolument rien de divin dans sa manière de tenir un hôtel pour la réception du public voyageur.

Les chemins de fer espagnols sont organisés comme les chemins de fer français, avec cette différence qu’ils circulent généralement avec une lenteur désespérante. Je ne désire pas, d’ailleurs, traiter cette question maintenant, car j’ai l’intention, à la fin de mon voyage, d’établir une comparaison entre les systèmes européen et américain, au triple point de vue des facilités, de la commodité et du coût relatif des voyages en Europe et en Amérique.

Je reprends la relation de mon voyage :

Le palais de l’Escurial situé à 51 kilomètres de Madrid dans une campagne aride et accidentée, est célèbre par la résidence royale de ce nom, majestueux édifice, aux vastes proportions, construit par Philippe II, en mémoire de la bataille de St. Quentin. L’ensemble du monument affecte la forme d’un gril, instrument de torture de St. Laurent (la victoire de St. Quentin ayant été remportée par les troupes de Philippe II, le jour de la St. Laurent : 10 août 1557). Commencé par Jean-Baptiste de Tolède, en 1563, l’Escurial fut terminé par Jean de Herrera, en 1584. Outre le palais, il renferme un monastère, une église et le caveau des rois d’Espagne ou Panthéon. Un grand parc et plusieurs beaux jardins y sont attenants.

Nous avons visité particulièrement, dans le palais, l’appartement de Philippe II, où ce monarque est mort, et la galerie des batailles, décorée de fresques qui représentent des victoires espagnoles, notamment celle de St. Quentin.

L’église, en forme de croix grecque, est précédée d’une façade de cinq arcades soutenues par des colonnes d’ordre dorique : les beaux marbres y sont prodigués. On admire surtout le sanctuaire, qui renferme un magnifique autel et les statues en bronze doré de Charles-Quint, de Philippe II et de plusieurs reines et infantes ; — la sacristie, où l’on voit l’autel de la Santa-Forma (Sainte Hostie), orné de marbre, de jaspe, de bronze doré, ainsi qu’un riche trésor ; — les stalles du chœur en bois d’ébène et de cèdre ; — de remarquables tableaux ; — un Christ en marbre blanc de Benvenuto Cellini.

Le grand escalier, qui conduit de l’église au cloître intérieur, mérite une attention particulière. — Le Panthéon, ou caveau royal, est une église souterraine, ornée de marbre précieux.

L’Escurial a une bibliothèque très renommée, riche en manuscrits hébreux, grecs, arabes, latins et en dessins d’artistes célèbres.

Nous avons aussi visité, tout à côté de l’Escurial, le pavillon de Charles IV (la casa del principe) qui forme un petit musée de peintures, de sculptures et de mosaïques.

La construction de l’Escurial a duré 21 ans, a coûté plus de 20,000,000 de francs à Philippe II, et cette entreprise considérable n’a été terminée que sous les règnes suivants.

Nous reprenons le rapide à trois heures et demie de l’après-midi, et nous couchons à Valladolid, ville célèbre de la vieille Castille, qui s’élève dans une grande plaine, riche en blés, sur les bords du Pisuerga et de l’Esgueva. Elle est animée par de nombreuses fabriques et par un actif commerce : blés, farines, vins, cuirs, gants, tissus, etc. Comme Burgos, Valladolid « la Noble » est renommée par ses monuments et ses souvenirs historiques. Le mariage de Ferdinand-le-Catholique et d’Isabelle y fut célébré, et les rois d’Espagne y séjournèrent souvent. On y montre la maison où mourut Colomb ; celle où vécut Cervantès ; celle où est né Philippe II et le couvent San-Pablo, où résida l’inquisiteur Thomas de Torquemada, né à Valladolid.

Valladolid a de remarquables places publiques : la plaza Mayor, la plus fréquentée, est ornée de portiques que soutiennent plusieurs centaines de piliers de granit, et au-dessus desquels s’élèvent de luxueuses maisons à trois rangs de balcons. Sur la plaza Campo Grande, on ne compte pas moins de treize églises et de nombreux édifices.

La cathédrale, construite sur l’ordre de Philippe II, et sur un plan magnifique est inachevée. On est frappé du caractère majestueux de l’architecture intérieure et on admire particulièrement les sièges du chœur sculptés par Herrera ; le tombeau de don Pedro Ansurez, seigneur et bienfaiteur de Valladolid ; le cloître ; le trésor. Les autres monuments religieux les plus dignes d’attention sont : l’église St. Paul, construite par le cardinal de Torquemada ; la Magdalena ; les églises de Santa-Maria-de-las-Augustias, de la Cruz, de San-Lorenzo, de San-Miguel, de San-Martin, de las Huelgas, etc.

Les autres édifices et monuments les plus remarquables sont : le palais royal ; l’ancien couvent de San-Gregorio, aujourd’hui résidence du gouverneur civil ; l’Audiancia, ancien palais de l’Inquisition ; les théâtres et la porte del Carmen.

Le musée de Valladolid, qui possède notamment quelques toiles de Rubens, est, après ceux de Madrid et de Séville, le plus célèbre de l’Espagne. Les bibliothèques méritent également d’être mentionnées.

Valladolid qui compte 55,000 habitants, se distingue aussi par son université, ses sociétés savantes et philanthropiques et ses institutions charitables.

Quatre heures de chemin de fer nous conduisent à Burgos, qui est notre dernière étape en Espagne, et j’ai excédé de quatre jours la limite qu’avait fixée mon médecin, à Alger pour mon séjour dans la patrie du Cid. Heureusement que je ne m’en porte pas plus mal et que les traces de ma maladie disparaissent tous les jours.

Burgos, ville de 32,000 habitants, est au point de vue historique, une des cités les plus célèbres de l’Espagne. Elle a vu naître le Cid et fut la capitale de la monarchie castillane avant Tolède et Madrid. Déchue de son ancienne splendeur, cette ville est toujours remarquable par ses monuments.

La cathédrale de Burgos, fondée en 1221, par le roi Ferdinand-III-le-Saint, est un chef d’œuvre de l’art gothique merveilleusement sculpté. On admire surtout sa façade, véritable dentelle de pierre ; ses clochers hauts de 84 mètres et dominant majestueusement la ville de ses flèches et clochetons d’une légèreté extrême ; sa rose ; les richesses artistiques de l’intérieur ; de magnifiques vitraux, statues, mausolées, bas reliefs, tableaux de maître, etc. Parmi les autres monuments de Burgos, on doit citer : l’hôtel de ville, qui renferme les restes du Cid ; les églises San-Gil, San-Esteban, San-Nicolas, Santa-Agenda ; un arc de triomphe ; la porte Santa-Maria, etc.

Burgos, bâtie sur une colline et baignée par l’Arlanzon, ne jouit pas d’un climat fort agréable ; elle a néanmoins de jolies promenades, dont les plus fréquentées sont celles de l’Espolon et de l’Isla. On y voit aussi de fort beaux établissements charitables, quelques hôpitaux et un hospice d’enfants trouvés.

On peut faire d’intéressantes promenades à la Chartreuse de Miraflorès, au monastère de Santa-Maria-de-las-Huelgas, au couvent de San-Pedro-de-Cardena. Ce sont là, à peu de distance de la ville, des monuments remarquables au double point de vue artistique et historique.

Nous montons en wagon à onze heures du soir, et après avoir passé de nuit les villes importantes de Vittoria et de St. Sébastien, nous serons demain matin, à six heures, à Hendaye, première ville de la frontière française. Nous avons l’intention de nous arrêter à Biarritz et à Bayonne et de filer ensuite sur Bordeaux ; mais la température pèsera pour beaucoup dans la décision que nous prendrons alors.