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Lettres de voyages/Vingt-cinquième lettre

La bibliothèque libre.
Presses de La Patrie (p. 246-254).


VINGT-CINQUIÈME LETTRE


Alger, 22 janvier 1889.


Par un temps favorable et par une brise de terre qui n’agite pas trop la Méditerranée, je ne connais pas de plus beau voyage que celui de Philippeville à Alger, par un paquebot de la compagnie transatlantique. On suit les échancrures de la côte algérienne en touchant, comme je l’ai déjà dit à Collo, à Djidjelly, à Bougie et à Dellys.

Philippeville est une ville de 28,000 habitants, située à l’embouchure du Safsaf sur deux mamelons. C’est Rusicade des Romains. La notice des villes d’Afrique la mentionne au nombre des villes épiscopales.

« Après la prise de Constantine, dit M. Piesse, le maréchal Valée voulut faire aboutir le commerce de l’intérieur à un point du littoral, plus rapproché que celui de Bône. Les Arabes indiquèrent le port de Stora et Skikda, où Constantine entretenait depuis longtemps le peu de relations qu’elle avait avec l’extérieur. Au printemps de 1838, le général Négrier fut chargé d’une reconnaissance sur Stora ; il atteignit Rusicade sans combat sérieux ; la plus courte voie entre Constantine et la mer fut ainsi retrouvée, et le maréchal Valée, étant venu s’établir avec une colonne de 4,000 hommes, sur les ruines de la ville romaine, en achetait le terrain pour 150 francs aux Kabyles qui l’occupaient, et y jetait, le 7 octobre 1838, les fondations du Fort de France, près duquel devait bientôt s’élever et grandir Philippeville, aujourd’hui tête du chemin de fer de la province de Constantine. »

Collo est une petite ville de 3,000 habitants, datant aussi des Carthaginois et occupée par les Romains. On y exploite des mines de plomb argentifère et de mercure. Le port est très bon, mais son peu d’étendue ne lui permet pas de recevoir un grand nombre de bâtiments.

Djidjelly est une petite ville de 6000 habitants, qui occupe une presqu’île rocailleuse réunie à la terre ferme par un isthme, fort bas, que domine de près les hauteurs fortifiées. C’est l’ancienne Igilgili des Romains.

Djidjelly, éprouvée par les tremblements de terre de 1836, s’est relevée de ses ruines, et présente aujourd’hui, deux villes d’aspects bien tranchés : l’ancienne ville arabe, sur la presqu’île, devenue exclusivement quartier militaire ; la ville française si remarquable par ses larges rues qui, bordées de magnifiques platanes dominés par le clocher et le minaret, s’étendent entre sa devancière et le pied des collines. Les édifices civiles et militaires n’offrent absolument rien de remarquable. Le port dans lequel on peut mouiller pendant la belle saison, est abrité au sud et à l’est par les terres, et est en partie défendu des vents du nord par une ligne de rochers qui s’étend est-ouest à plus de 800 mètres, et se termine par plusieurs rochers plus élevés, sur l’un desquels a été placé le phare.

Bougie est une ville de 12,000 habitants, bâtie immédiatement au bord de la mer sur le flanc du Mont Gouraïa. C’est l’ancienne Bedjaïa des Carthaginois et les Romains lui avaient donné le nom de Saldæ.

Saldæ était, au Ve siècle, une des villes épiscopales, si nombreuses, de la Mauritanie Sitifienne. Un de ses évêques, Paschase, assistait, en 484, au concile de Carthage, convoqué par Hunérik. Bougie, tomba au pouvoir des Vandales, resta, dit-on, leur capitale jusqu’à la prise de Carthage, et ils l’appelèrent Gouraïa, mot qui signifie montagne dans leur langue.

C’est aujourd’hui une ville fort importante qui tend à prendre de plus en plus un grand développement dans la Kabylie. On y voit encore les débris de grandes citernes romaines, d’un amphithéâtre et de nombreuses inscriptions antiques.

Enfin, avant d’arriver à Alger, Dellys qui est une ville de 14,000 habitants, dans la province d’Alger, l’ancienne Rusucurrus des Romains. Tout ce voyage de Philippeville à Alger se fait en quarante-huit heures et l’on s’arrête de sept à huit heures dans chaque port, ce qui donne amplement le temps de visiter les monuments et les curiosités archéologiques, s’il y en a, et de faire au moins le tour de chaque ville.

Nous doublons enfin le cap Matifou et comme le temps est clair, nous jouissons du ravissant coup d’œil qu’offre Alger vue de la mer et éclairée par un soleil tropical.

Toutes ces maisons blanches, échelonnées sur le versant d’une montagne, donnent à la Kasbah, vue de la rade, l’aspect d’une carrière de gros blocs de pierre qui, se détachant sur l’azur du ciel, produit un effet admirable.

De même, le panorama de la chaîne de collines couverte de verdure qui entoure la baie et sur le versant de laquelle on aperçoit de nombreuses villas d’architecture mauresque disséminées çà et là, offre au voyageur le coup d’œil le plus gai et le plus pittoresque.

À peine le paquebot a-t-il mouillé dans le port, dont la construction a coûté plusieurs millions, que les yeux s’arrêtent tout naturellement sur la colossale et admirable construction des boulevards de la Marine et de la République, magnifique promenade qui commence à l’Amirauté pour se terminer au fort Bab-Azoun, longeant ainsi tout le port qu’elle domine de deux étages. De cette promenade, une des plus belles du monde, on domine toute la rade d’Alger.

J’ai déjà raconté dans une correspondance précédente les détails de la prise d’Alger en 1830, et je ne reviendrai par sur ce sujet. Je n’ai pas non plus l’intention de faire une description de la ville qui ressemble, au point de vue du caractère arabe, à ce que j’ai déjà vu à Tunis et à Constantine.

Le livre de M. Piesse nous apprend que la population d’Alger, recensement de 1886, est de 74,792 habitants. Les Français figurent pour 23,891, les Musulmans pour 16,759, les Israélites pour 8,486, les nationalités diverses pour 21,382 habitants. C’est la capitale de l’Algérie, la résidence du gouverneur-général, de l’archevêque, et de tous les chefs supérieurs des services civils et militaires. Elle est située, par 36° 47 de latitude Nord, de 0° 44 de longitude Est, sur la côte nord de l’Afrique. Les maisons, enveloppées par des fortifications qui n’ont aucune utilité, s’étagent les unes au-dessus des autres ; elles sont presque toutes terminées en terrasses et blanchies à la chaux.

Alger se compose de deux parties bien distinctes : la ville haute, conservant encore son cachet arabe, qui disparaît cependant de jour en jour, et la ville basse, bâtie à la française, poudreuse, animée. Tout a été dit sur Alger, sa position et son climat privilégié. Abou-Mohammed el-Abdery, le Maure de Valence, le savant voyageur, écrivait un des premiers, au XIIIe siècle, à propos d’Alger :

« C’est une ville qu’on ne peut se lasser d’admirer et dont l’aspect enchante l’imagination. Assise au bord de la mer, sur le penchant d’une montagne, elle jouit de tous les avantages qui résultent de cette position exceptionnelle ; elle a pour elle les ressources du golfe et de la plaine. Rien n’approche de l’agrément de sa perspective. »

Au point de vue des monuments qu’Alger possède, j’ai déjà dit un mot des arcades qui bordent le port pour en faire une superbe ligne de boulevards. Si nos édiles de Montréal pouvaient voir et admirer cela avec moi, il leur viendrait peut-être l’idée d’essayer d’en faire autant dans notre beau port qui est vingt fois plus important et plus fréquenté que la capitale de l’Algérie. Nous nous vantons parfois, au Canada, de notre esprit d’initiative et de notre énergie, mais on pourrait prendre — et donner probablement — de bonnes et sérieuses leçons, sur les côtes nord de l’Afrique, et sous la protection de ce superbe drapeau tricolore qu’il est de mode de dénigrer et d’injurier, dans tant de parties du monde, aujourd’hui.

Alger possède plusieurs mosquées fort intéressantes, de nombreuses églises catholiques, de beaux édifices civils et militaires, une bibliothèque et un musée, plusieurs théâtres, de beaux jardins publics, un immense champ de manœuvres et des environs ravissants. L’état de ma santé ne m’a pas malheureusement permis de tout visiter en détail, mais j’ai pu parcourir en voiture et admirer en passant les sites les plus pittoresques qu’il soit possible d’imaginer dans les environs d’une ville ; et cela grâce à la bienveillante courtoisie du préfet d’Alger, M. Henri Paul et du procureur général de la République en Algérie, M. Jules Maillet, pour qui on avait bien voulu me donner des lettres, à Paris. M. le gouverneur-général de l’Algérie, M. Louis Tirman, auprès de qui on m’avait aussi recommandé, s’est aussi montré pour nous d’une bienveillance extrême, et en dehors des invitations officielles, chacun s’est efforcé de rendre notre séjour en Algérie aussi agréable que possible, dans le très mauvais état de santé où je me suis presque continuellement trouvé.

Cela va mieux maintenant, mais le temps reste pluvieux et ce n’est pas précisément ce qu’il me faudrait pour hâter ma convalescence. Le climat d’Alger, tout en étant, paraît-il, superbe, à certaines saisons de l’année, reste toujours très humide et ne convient pas à ceux qui, comme moi, souffrent presque continuellement des organes respiratoires. Le docteur m’engageait à rentrer en France sans délai pour aller passer quelques temps à Pau ou à Tarbes, mais cela me ferait perdre mon voyage d’Espagne. Nous avons fait un compromis. Il me permet de passer par l’Espagne à condition de n’y séjourner que pendant dix jours, dont deux seulement à Madrid. Il paraît que le climat de Madrid, en hiver, est tout ce qu’il y a de plus dangereux pour ceux qui souffrent de la poitrine et je n’aimerais pas à renouveler l’expérience que je viens de faire d’une bronchite aiguë compliquée d’asthme.

Une fois ne saurait devenir coutume.